Derrière le voile : $b roman
XII
— Cela ne saurait durer ! Je ne puis en supporter davantage !
Les doigts enfoncés dans sa chevelure crépue, Airvault redisait sa lamentation, avec une insistance de monomane.
Quand les portes de la geôle s’étaient ouvertes, il avait cru être quitte du cauchemar : les péripéties seules changeaient. Mais l’oppression s’appesantissait encore plus lourdement. Blessé par toutes les contingences, il se comparait au captif qui se meurtrit aux parois d’une cage de fer. L’idée de sujétion, d’humiliation le suivait partout. Dans l’inconnu qui le croisait, il appréhendait un ennemi, dont le mépris secret le salissait au passage.
— Cela ne peut durer ! Je n’en puis plus de cette lutte ! Nous partirons !
Il parlait haut, sans s’en rendre compte. Un faible écho venait de la couche où Madeleine était étendue :
— Partons ! oui, partons !
A cette voix navrée, le malheureux frémissait, ramené au sentiment désolant de son impuissance. L’émigration était impossible tant que la jeune femme demeurait en cet état d’épuisement, sur la pente dangereuse qui conduit de la menace imminente au mal avéré.
Le docteur multipliait les recommandations de prudence, d’isolement…
Que faire ? Raymond se le demandait avec rage. Aucun secours, humain ou divin, ne descendrait-il vers les affligés ?
Cet appel désespéré, mêlé de blasphèmes, fut-il entendu d’un ange pitoyable ?
Un jour, M. Menou, le patron d’Airvault — fort embarrassé lui-même par les difficultés que rencontrait désormais cet auxiliaire intelligent dont il connaissait la valeur — retint son employé pour un entretien confidentiel.
— Airvault, je dois vous faire part d’un projet qui peut vous intéresser, pour des raisons diverses. Un de mes plus notoires confrères parisiens — qui fut mon camarade à l’École des Beaux-Arts — a été chargé de la construction d’un musée, dans une ville du Chili. Il cherche présentement un homme actif, capable, qui s’engage à demeurer là-bas trois années de suite afin de surveiller les travaux. Vingt mille francs par année — voyage aller et retour payé, naturellement. Le premier semestre sera versé à la signature du contrat, pour permettre au suppléant de mettre ordre à ses affaires, avant de partir. J’ai songé que cet arrangement vous conviendrait peut-être.
Ahuri par l’inattendu de la proposition, ébloui par les chiffres, Raymond ne sut que balbutier :
— J’ai femme et enfant. Puis-je les exposer à un tel déplacement ?
— Pas tout de suite ! Je ne vous le conseille pas. A votre place, j’irais en avant, en fourrier. Je m’assurerais du climat, des conditions de la vie, etc. J’ajoute qu’il vous sera loisible d’accroître vos appointements, en acceptant là-bas des travaux pour votre compte personnel.
— En effet ! cela serait tentant ! murmura Airvault. Et je vous remercie d’avoir songé à moi ! Mais il me faut réfléchir à tête reposée, et surtout aviser aux moyens d’organiser l’existence des miens, au cas où ma femme se soumettrait à cette séparation temporaire.
— Évidemment ! Tout cela est juste ! Mais les compétiteurs ne manqueront pas, si la chose s’ébruite. J’ai obtenu de mon ami la promesse de ne rien décider avant que je ne vous eusse pressenti. Maintenant, méditez et décidez… sans retard.
Airvault s’en alla, perplexe. Tous les avantages de l’expectative imprévue chatoyaient déjà dans sa vive imagination : curiosité du long voyage, du pays exotique, mœurs nouvelles, attrait de la tâche considérable, fierté de servir l’art français. Avec quel entrain, il eût clamé un oui ! enthousiaste, quatorze ans plus tôt !
Mais d’autres destinées étaient liées à la sienne.
En cette occurrence, il éprouva le besoin d’un avis judicieux et désintéressé. M. Bénary — dont l’expérience eût pu l’éclairer — passait ses vacances en Hollande. Restait le docteur Davier. Au lieu de rentrer à la maison, Raymond dirigea sa bicyclette vers la rue de Satory.
Il eut la chance de trouver celui dont il souhaitait le conseil.
Le docteur le reçut dans son cabinet de consultation. Le jeune architecte s’excusa de son importunité. M. Davier s’était montré — non seulement le médecin — mais l’ami bienveillant, le soutien moral de la famille éprouvée. Il serait apte plus que tout autre à juger les complications présentes — qui d’ailleurs mettaient en jeu l’intérêt de la malade.
Encouragé, Raymond exposa alors l’offre transmise par M. Menou et ne cacha pas la séduction qu’elle exerçait sur son esprit. Ah ! quel soulagement, s’il pouvait mettre de la distance et du temps entre lui et l’ambiance actuelle ! Respirer à l’aise ! Lever enfin la tête comme son honneur intact lui en donnait le droit !
Ses souffrances, ses aspirations, ses anxiétés, se déversaient en tumulte devant l’auditeur sympathique. Le médecin, pensif, écoutait avec une visible émotion. Quand Raymond se tut, Davier murmura :
— Il est toujours délicat et difficile de se substituer à autrui pour examiner ce qui lui convient ou non. Cependant, j’ai beau tourner et retourner la question, je crois, de bonne foi, qu’en tout temps elle eût mérité sérieux examen. Dans un pays plus neuf que le nôtre, vous serez moins étouffé qu’ici. Vous y trouverez des chances plus nombreuses d’élargir votre carrière — et, en premier lieu, l’apaisement qui vous est si nécessaire, à cette heure.
— Ah ! puissiez-vous dire vrai ! s’écria Raymond, acceptant avec ardeur l’approbation qui encourageait ses espérances. Mais Madeleine ? Madeleine, que dira-t-elle ? Se résignera-t-elle, sans trop de déchirement, à mon éloignement momentané ?
— Votre femme est sensée autant que sensible ! déclara posément le docteur. Et là, j’interviendrai pour la persuader — en lui dévoilant la vérité sur son état. Ne craignez rien ! L’argent qui vous sera versé bientôt permettra enfin de réaliser ce qui s’impose : un séjour de quelques mois dans un sanatorium de montagnes. Alors le mal sera enrayé. Et elle rejoindra son mari et reprendra la vie familiale, sans craindre de contaminer son enfant.
— Oh ! docteur ! C’est à ce point ? balbutia Raymond, interdit. Madeleine se désespérera. Cette révélation va la tuer !
— Non, parce que je lui démontrerai que son cas est guérissable. C’est ma conviction. Mme Airvault comprendra que son premier devoir est d’affermir sa santé pour redevenir elle-même, et ramener la joie dans votre intérieur qui se reconstituera plus heureux, plus fortuné, sous un ciel favorable.
— Ah ! docteur, dites-lui tout cela ! Vous serez, une fois de plus, notre sauveur. Seulement, objecta le pauvre homme, tourmenté d’une nouvelle inquiétude, voici ce qui entravera tout et bouleversera Madeleine : que faire de notre fille pendant ces quelques mois d’attente ?
— N’avez-vous point de parents à qui la confier ?
— Il ne nous reste, à l’un et à l’autre, que des cousins éloignés, indifférents, avec lesquels nous avons peu de relations.
— Une pension ? Un couvent ?
— Raymonde y souffrira à la fois et d’être privée de nous et de s’y sentir isolée. C’est beaucoup pour un cœur comme le sien !
Le docteur pensa, par analogie, à la tendre petite tourterelle qu’il devait écarter du nid. En ce rapprochement d’idées, une inspiration jaillit.
— Airvault, de ce côté encore, nous allons découvrir une solution. Votre fillette et la mienne ressentent l’une pour l’autre une de ces irrésistibles affections d’enfant qui restent inoubliables et deviennent parfois une force. Dès que je suis seul avec Évelyne, elle me parle de Raymonde. Elles se voient très souvent au parc. Maintenant, je vais vous confesser une décision prise dans l’intérêt de ma fille. Au début d’octobre, je la place dans un petit pensionnat de Saint-Germain, dont la directrice m’est parfaitement connue. Nos enfants éprouveraient une joie immense à se retrouver, et ainsi ce ne serait plus un exil ni pour la mienne, ni pour la vôtre. Vous allez en juger ! J’entends Évelyne dans le jardin.
Le médecin ouvrit la porte vitrée.
— Viens ici, mon amour !
La fillette entra, éclairant la pièce de sa robe rose et de sa chevelure d’or.
— Voici le papa de ton amie Raymonde.
Évelyne salua, d’un joli sourire, pendant que le docteur poursuivait :
— Nous sommes en train, M. Airvault et moi, d’élaborer un dessein où tu peux nous aider. Que dirais-tu si ta petite camarade passait l’hiver avec toi, chez Mlle Duluc ?
Évelyne laissa tomber son livre et frappa des mains.
— Ce que je dirais ? Mais que ce serait une chance sans pareille !… Pas d’attrape, au moins ? Ça va se faire ?
— Oui, mais il faut toi-même entrer dans le complot et disposer Raymonde à ce parti !
— Comment ? s’écria la fillette exultante. Mais c’est déjà fait. L’autre jour, nous causions pension, toutes deux ! Et nous avons conclu que ça deviendrait presque un paradis… si nous y étions ensemble !
Les deux hommes échangèrent furtivement un regard attendri et amusé :
— Voilà comment les enfants devancent les combinaisons des parents ! soupira le docteur. Éternellement Rosine déconcertera Bartolo ! Ah ! petites têtes de poupées ! Ainsi, Airvault, rassurez-vous ! Les choses s’arrangeront comme la raison nous engage à le souhaiter ! Avant une heure — puisque vous devez rendre promptement réponse — j’irai chez vous afin de préparer ma malade !
Le soir même, en effet, le médecin, avec une fermeté calme, instruisait Madeleine de la nature de son mal, d’une façon catégorique. Mais après avoir démontré la gravité des symptômes constatés, le péril qu’offrait la cohabitation pour l’enfant, M. Davier, paternellement, réconfortait la jeune femme éperdue en lui infusant la certitude de la guérison, si elle se plaçait dans les conditions désirées.
Et alors Raymond expliqua quelle proposition lui était faite, quels avantages immédiats et palpables permettraient aux éprouvés de recouvrer le calme d’abord, puis, au delà de cette passe troublée, l’espérance, la félicité de la réunion, la marche en avant vers un avenir plus beau.
— Ta santé surtout et avant tout, Madeleine ! Point de vrai bonheur pour personne de nous trois si tu ne redeviens solide, alerte, enjouée ! Ne pleure pas ! Que te demande-t-on ? Quelques mois de sagesse, de philosophie, pendant lesquels tu te diras : Tous les jours, je travaille pour ceux que j’aime en me guérissant, en me fortifiant ; tous les jours, j’avance vers le but que nous désirons ! Alors, tu t’endormiras chaque soir et tu te réveilleras chaque matin plus contente.
Madeleine étendit ses mains diaphanes.
— Tu as raison ! Je ne veux pas pleurnicher sottement. Nous avons tous besoin de courage. Et je penserai que la séparation eût pu être sans terme !
Longuement, avec un tendre respect, Raymond baisa la joue pâle.
— Tu l’as dit un jour : la vie recommencera ! Et voilà que la Providence nous en offre le moyen. Vivons pour notre fille ! Pour elle, je lutterai ! Pour elle, tu vas t’appliquer à guérir !
— Et soyez bien tranquille à son sujet ! observa le docteur presque gaiement. Évelyne, tout à l’heure, m’a recommandé, avec beaucoup d’importance : « Papa, dis bien à Mme Airvault qu’elle ne se tourmente pas de laisser Raymonde à Saint-Germain ! Je veillerai sur elle ! »