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Derrière le voile : $b roman

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IX

La funèbre vision de la couche mortuaire s’ajouta au cortège d’idées noires qui pressaient Davier.

Au devant de ces multiples tristesses, planait une crainte, menace harcelante, qui reléguait dans la pénombre toutes les autres appréhensions, si poignantes qu’elles fussent.

Depuis les confidences de M. Clozel, confirmant les suppositions de Fulvie sur l’amour qui portait Valentin vers Raymonde, Davier ne cessait de creuser cette énigme : sa femme aurait-elle deviné aussi juste en ce qui concernait Évelyne ? L’enfant, au cœur si tendre, avait-elle conçu une espérance condamnée à se flétrir ?

Ah ! s’il n’en était rien ? Si ces conjectures tombaient à faux ? De quel soulagement serait pour le père cette certitude qui lui donnerait plus de liberté d’action !

Aussitôt revenu à sa maison, le docteur monta à la chambre de la petite malade. Évelyne, couchée, paraissait idéalement enfantine avec le serpent doré de sa longue natte, ondulant sur la chemise finement brodée d’où se dégageait le col mince et laiteux.

La jeune fille, souriante, présenta son front poli au baiser paternel.

— Mon méchant docteur va-t-il enfin me permettre de me lever aujourd’hui ? fit-elle, espiègle. J’en ai assez d’être clouée au lit ! Et je ne veux pas d’infirmière ! Je ne me sens plus du tout malade !

— Non ! mademoiselle, charitablement, a passé son rhume à son petit frère ! Le voilà en observation !

— Oh ! que je regrette ! Pauvre chéri ! Mais tu le guériras vite, papa !

— On y tâchera ! En attendant, vous resterez recluse, pour ne pas semer çà et là vos microbes ! Ne te crois pas encore hors de cause, fanfaronne ! Au lit ! Au lit !… Et la tête au repos !… Que vois-je ? Encore un bouquin !… Et d’importance ! Un in-octavo pour le moins !

Et le docteur attirait une brochure, glissée sous l’édredon. Évelyne agrippa vivement le volume.

— Oh ! papa ! Il te paraît lourd ! Et c’est une lecture si savoureuse, si réchauffante qu’elle vous enlève, vous ravit ! L’histoire de la chère petite sœur Thérèse ! Elle me transporte au troisième ciel !

— Reste sur la terre, mignonne, car je ne saurais te suivre si haut ! repartit Davier, s’asseyant sur le fauteuil, placé au pied de l’élégante couchette laquée.

Et jetant un coup d’œil circulaire autour de la chambrette, décorée d’aquarelles et de gracieuses futilités :

— Tiens ! j’avise là, près de la fenêtre, une encoignure tout indiquée pour un petit bureau de marqueterie que j’ai déniché quelque part, et qui, surmonté d’un vieux miroir, fera ici le plus bel effet du monde !

— Papa ! tu me gâtes trop ! Sans cesse, tu inventes de nouvelles gentillesses !

— Pour te retenir… ou pour me faire regretter… Car, je ne m’abuse pas !… Un jour, il faudra te céder ! Que peut un pauvre vieux papa quand l’amour se met de la partie ? Et puis, je serai enchanté — nonobstant — de faire sauter des petits-enfants sur mes genoux !

Sous le voltigement des paroles badines, l’âpre arrière-pensée continuait sa marche. L’œil du causeur contredisait le ton plaisant. Acéré, attentif, il épiait les moindres fluctuations de la physionomie transparente.

La peau nacrée du jeune visage se rosait légèrement. Les prunelles bleues, où dansait d’abord une lueur gaie, s’embuèrent de rêve. Puis Évelyne, les paupières lentement abaissées, s’immobilisa dans le silence. Mais sa pensée ne demeurait pas inerte. Une flamme monta à son front, ses lèvres s’agitèrent sans qu’aucun murmure en sortît. La jeune fille, enfin, dirigea vers son père un regard paisible.

— Tu parles de petits-enfants, papa ! Je crains que tu ne puisses faire sauter sur tes genoux tous ceux que je veux te donner !

— Comment ? As-tu l’intention de devenir une mère Gigogne ?

Elle rit, puis, mutine, affirma avec un mouvement de tête volontaire :

— Oui ! Oui ! Mère Gigogne ! Mère Gigogne d’une certaine façon !

Et aussitôt, étendant la main pour saisir celle de son père :

— Peux-tu m’écouter cinq minutes ? Je vais te raconter une historiette.

— Va, Schéhérazade ! acquiesça-t-il, le cœur étreint d’une frayeur mystérieuse.

— Cela date de mon dernier été à la pension. Il y a donc deux ans. Nous nous promenions toutes en forêt, un peu à la débandade. Nous venions de quitter la route des Loges pour prendre une avenue transversale, où nous nous amusions à chercher les derniers muguets. Au débouché d’un carrefour, nous fîmes la plus charmante, la plus amusante rencontre ; une très jeune religieuse franciscaine, — ah ! je la vois encore avec son bandeau blanc appliqué sur le front, et son ruban rouge et son crucifix, et cette expression de sérénité céleste ! — une jeune religieuse donc nous apparut, poussant devant elle une grappe de marmots. Ils étaient tout petits, de l’âge où, trébuchant encore, l’enfant cherche la jupe de sa mère. Mais leurs menottes maladroites eussent déchiré l’étoffe légère du voile, si elles s’y étaient suspendues. Alors, pour les réunir et leur fournir un appui, la petite sœur tenait le milieu d’une énorme corde à puits, nouée de place en place, et les petites pattes se cramponnaient aux nœuds. Rien n’était plus touchant que ce vivant chapelet, si ce n’est la béatitude dont rayonnait l’angélique figure du guide… De ce jour, papa, mon rêve d’avenir se fixa !

— Évelyne !

Davier retirait brusquement sa main pour la porter devant ses yeux. L’enfant se souleva sur sa couche et, d’un souple glissement, parvint près de son père.

— Papa, cela devait se dire un jour ou l’autre. Pardonne-moi de te faire un peu de chagrin. Mais tu m’aimes trop, dis, pour m’empêcher… pour t’opposer !… Tu me ferais tant de peine !

De ses deux bras, elle attirait la tête qui résistait, et en baisait la tempe avec une tendresse ardente.

— Papa, mon bonheur est là ! Comment t’en étonnerais-tu ? Ne m’as-tu pas donné l’exemple en consacrant ton savoir, tes soins, tes forces au service des affligés ? Me reprocheras-tu de me vouer au bien ? Non… Dès que ta surprise sera passée, tu te diras : Dieu me bénit en indiquant à ma petite fille la voie où elle trouvera la sécurité !

Il eut un rire amer.

— Étrange bénédiction ! Oh ! malheureux que je suis !…

— Non ! non ! se récria-t-elle avec énergie. Pas malheureux ! Je t’en conjure, ne dis pas ce mot injuste ! Réjouis-toi avec moi ! Je ne suis pas faite pour la lutte ! Je me trouverai abritée dans une vie de retraite et de prière qui convient à ma nature, et qui, seule, peut satisfaire les besoins de mon cœur ! Réjouis-toi, ô mon père que j’aime tant ! Laisse-moi suivre l’appel ! Ne regrette rien, rien, puisque j’irai vers mon bonheur ! Je remercie Dieu de t’avoir eu pour père ! Je veux que tu le remercies de venir vers ta fille !

Elle se pressait contre lui, roulant sa tête blonde câline sur l’épaule courbée. Hors de lui, Davier saisit le corps fluet aux aisselles, recoucha l’enfant, rabattit les couvertures et l’édredon d’un coup de main.

— Tu vas prendre froid ! murmura-t-il d’une voix entrecoupée. Fais attention !

Et se dérobant aux supplications muettes du regard éploré et des mains jointes, le père sortit précipitamment de la chambrette pour descendre d’un trait à son cabinet.

Là, il s’écroula dans son fauteuil, les coudes sur la table, la poitrine soulevée de tumultueux sanglots.

— Évelyne ! Mon ange ! Se peut-il !…

La logique des choses lui apparaissait frappante, évidente, implacable !

L’enfant sans mère, étendant les bras pour y enfermer les orphelins et souhaitant une maternité innombrable ! La jeune fille, effleurée peut-être d’un chaste espoir que le destin démentait, cherchant un idéal plus haut, l’Amour Éternel ! Quel rigoureux enchaînement de causes, de faits et de conséquences !

Cher lis, trop suave et trop délicat pour de vulgaires contacts ! Sans doute, Évelyne serait-elle prémunie des heurts grossiers et des déceptions communes, dans l’existence, fleurie de joies mystiques, qu’enviait son âme innocente ! Mais pour le père, quel holocauste sanglant que le renoncement imposé !

Dans la consécration d’amour, que la vierge prononcerait avec allégresse, l’homme voyait le sacrifice de l’agneau immaculé, victime propitiatoire. Et il se courbait en tremblant, sentant, réel et tangible, l’enserrement de la Main Toute-Puissante. Tôt ou tard, l’heure arrive, l’heure de l’Immanente Justice que nul ne peut méconnaître, et qui se manifeste aux yeux mêmes de l’incrédule.

Au fond de sa conscience, le voile, trop longtemps maintenu, se déchirait en lambeaux, laissant visible la Vérité, le fantôme de la Faute initiale.

Jadis, il l’avait aperçue d’un éclair, cette Vérité haïssable, rigoureuse ! Il refusa de l’examiner de près, car il se serait vu contraint de la manifester au dehors. Tout dérivait de là !

Maintenant, elle venait, irrésistible et barbare, elle s’abattait sur lui, elle remplissait son horizon !

Un choc interrompit la lutte morne où il s’épuisait : la perception d’une présence.

Sa femme, debout de l’autre côté de la table, se penchait vers lui. Il n’avait pas entendu le frôlement des pas sur le tapis, et sa figure, couverte de larmes, démasquée à l’improviste, montrait un tel égarement que Fulvie s’alarma.

— Grand Dieu ! en quel état je vous retrouve ! Qu’avez-vous ? Évelyne serait-elle plus mal ?

Une sincère inquiétude se lisait dans les yeux élargis de la femme. Le médecin secoua la tête.

— Non ! rassurez-vous ! Heureusement l’enfant va mieux. La fièvre a disparu.

— Alors ?… Alors ?… répéta-t-elle, intriguée.

Il la pénétra de ce regard triste, empreint de douceur, de pitié et de tendresse qui l’avait remuée, un jour, et faiblement, la voix si altérée que le timbre ne s’en reconnaissait plus :

— Ne m’en veuillez point si je ne vous réponds pas… immédiatement. Bientôt vous saurez tout ce qui doit se savoir…

Le mystère accrut l’angoisse de la jeune femme. Malgré sa bravoure naturelle, le courage lui manqua pour récidiver ses questions.

Elle dit, après une pause, avec embarras :

— Je regrette, étant donné vos préoccupations, d’avoir consenti à recevoir Stany à dîner, ce soir.

Elle ajouta, de plus en plus gênée, et baissant son front humilié :

— Il doit partir demain pour le Midi… ayant encore changé de situation. Je me propose de le gronder à ce propos. Il n’est plus d’âge à se montrer ainsi versatile ! Mais je vais lui téléphoner de venir plus tôt. Je le renverrai les adieux échangés.

Davier demeurait silencieux, les yeux détournés. Fulvie se dirigea vers la porte. Elle s’entendit rappeler d’une voix affermie et nette. Son mari se levait et disait :

— Ne changez rien ! Laissez venir votre frère. Je vous prierai même d’accepter un convive de plus. M. Clozel devait me visiter aujourd’hui. Je vais l’inviter à se joindre à nous.

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