Derrière le voile : $b roman
IV
Malgré les deuils de ces dernières années, Mme Clozel gardait sa porte ouverte à ses amies, chaque mardi, de quatre à sept. A ces réceptions très simples se retrouvaient à peu près régulièrement les mêmes personnes, imprégnées de l’esprit de charité et dévouées, pour la plupart, à des œuvres d’aide sociale.
La mère de Valentin s’avança, avec une urbanité empressée, vers la rarissime visiteuse. La haute dignité de cette femme, dont le chagrin avait givré la chevelure châtain et creusé les tempes, mais qui conservait tant de lumière dans son large regard et dans son beau sourire, intimida l’altière Fulvie. Son ton s’adoucit, prenant le diapason de la voix accueillante.
Cependant Mme Clozel, laissant ses intimes poursuivre à leur guise l’entretien en cours, installait Mme Davier à un guéridon, lui versait elle-même une tasse de thé, l’entourait de petits soins hospitaliers, et s’asseyait à ses côtés pour déguster une infusion de camomille.
— Le docteur est toujours extrêmement occupé ?
— Il se surmène ! A peine aborde-t-il la maison ! Sans cesse on l’accable de missions nouvelles ! Je lui reproche d’excéder ses forces !
— Je le conçois ! Mais ce sont de nobles excès ! fit Mme Clozel. Et vous devez manquer de conviction en les lui reprochant !
Tout en buvant à petits coups le breuvage aromatique, la mère de Valentin demandait d’un air très calme, mais avec une imperceptible hésitation :
— Votre mari n’a-t-il pas été le tuteur d’une jeune fille, Mlle Airvault ?
Les oreilles de Fulvie tintèrent à l’assourdir. Les nerfs ratatinés, la jeune femme parvint à garder une apparente indifférence :
— Ah ! mon Dieu, oui ! Mlle Airvault représente encore une de ces corvées… scabreuses… que mon pauvre docteur n’a pas la force morale de refuser… Une situation… particulièrement délicate… des circonstances… difficiles… Il se laissa toucher… Enfin !…
En achevant ces petites phrases rompues et sournoisement ambiguës, Fulvie jeta un coup d’œil vers Mme Clozel qui, les yeux baissés, surveillait la fusion du sucre dans sa tasse. Et affectant l’intérêt, très naturellement, Mme Davier demanda :
— Vous avez entendu parler de cette jeune fille ? Désire-t-on des renseignements sur elle ?
Mme Clozel fit un effort qui, visiblement, lui coûtait.
— Oui,… je… on… quelqu’un désire s’enquérir près du docteur Davier… Et puisque je vous voyais… je supposais…
— Il s’agit peut-être d’un changement de position… pour cette personne… Un poste plus avantageux, probablement ?
— Probablement, oui… Je crois que oui ! acquiesça précipitamment la bonne mère de Valentin.
— Ah ! tant mieux ! laissa tomber Fulvie, car cette pauvre enfant ne possède aucune fortune !… Mais, toutefois, si cette petite enquête était déterminée par… une intention… de mariage, engagez vos amis à se renseigner… s’il se peut… au Parquet de Versailles… sur le père.
Les lèvres de Mme Clozel blanchirent, et ses yeux gris foncé, si semblables aux yeux de son fils, se dilatèrent.
— Le père ?…
— Oui, le père fut mis en prison pour une accusation de vol, qui ne fut jamais bien tirée au clair ! acheva Mme Davier, se levant et fermant son écharpe de zibeline. Quand je vous disais que le docteur avait accepté là un rôle scabreux !
Ayant déposé cet obus, elle ne songea plus qu’à précipiter sa sortie. Décidément, cette après-midi à Paris ne lui réservait, jusqu’au bout, que déboires et mécomptes ! Elle ne s’étonnerait pas d’un déraillement pour couronner le tout !
Au fond d’elle-même, Fulvie, en s’analysant, eût trouvé une honte de sa rosserie. Maintenant elle se rendait compte de la perfidie de ses insinuations. Mais une fureur de déchirer quelqu’un à coups d’ongles l’avait saisie en entendant nommer Raymonde par cette moutonnière Mme Clozel. Plus un doute à garder : ce bêta de Valentin s’était féru de la gitane !
Quelque chose de plus qu’une antipathie fouettait le courroux de Mme Davier. Le caprice de ce jeune homme allait faire avorter un projet matrimonial, arrangé dans la cervelle de Fulvie, et qui, pensait-elle, eût satisfait tout le monde.
Évelyne, à force de tact, de mesure, de bonté, était parvenue à se faire estimer de sa belle-mère. Si personnelle que fût la jeune femme, elle rendait justice à la sœur de Loys et souhaitait pour celle-ci un établissement heureux.
La combinaison Valentin Clozel représentait exactement le genre de mariage s’harmonisant aux goûts et au caractère de la fille du docteur Davier. Fortunes solides, familles considérées, toutes les conditions extérieures s’assortissaient merveilleusement. Et — Fulvie croyait le deviner — le chaste cœur d’Évelyne inclinerait sans contrainte vers cette union.
Et voici que l’irruption de la bohémienne aux yeux dévorants, dans ce champ réservé, bouleversait les plans, rompait les calculs les mieux établis ! Mme Davier vouait de grand cœur la funeste créature aux gémonies, et croyait s’animer de colère généreuse alors qu’elle concentrait, sur la seule tête de Raymonde, les mécontentements accumulés dans ce néfaste jour.