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Derrière le voile : $b roman

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II

Cependant Raymonde, en présence réelle à Saint-Germain-en-Laye, vivait déjà virtuellement au Chili. Son imagination turbulente s’emparait de l’avenir pour le transporter dans le présent.

Quelles félicités elle cueillerait dans le fabuleux Eldorado, peuplé de si belles légendes, qui roule des cailloux d’or dans ses torrents, et en face duquel s’élève l’île de Robinson Crusoé ! Et cette seconde île encore, dont parlait papa, et où habitèrent, il y a très longtemps, des amazones gouvernées par une reine nommée Ciel-d’Or !

Raymonde se répétait à elle-même ces choses merveilleuses, comme autrefois elle redisait Cendrillon ou Peau d’Ane, mais elle se gardait d’en importuner Évelyne. Ses lettres à son père et à sa mère se terminaient toujours par un joyeux : Hasta luego ! (A bientôt !)

La date de la réunion restait incertaine, dépendant du rétablissement de Mme Airvault. Vers février, le directeur du sanatorium prévint que la cure était en bonne voie, mais qu’une prolongation de quelques mois en assurerait le complet succès. Airvault répondit que le sacrifice devait être efficace : il se résoudrait donc, ainsi que sa femme elle-même l’y engageait, au délai nécessaire. D’ailleurs ses travaux personnels allaient l’obliger prochainement à divers déplacements, et son patron, M. Vielh, devant revenir au Chili en août, les deux passagères novices profiteraient de cette occasion pour leur traversée.

Raymonde ne put s’empêcher de pleurer un peu en apprenant cet ajournement. Mais sa mère l’engageait à la patience. L’enfant tut ses regrets.

Lorsque la volée d’oisillons s’éparpilla au départ de Pâques, une sensation de nostalgie et d’isolement glaça l’adolescente. Mlle Duluc, apitoyée, chercha des diversions. Elle présenta la petite pensionnaire à sa voisine, Mme Forestier, femme exceptionnellement bonne et intelligente, qui, ayant perdu ses propres enfants, retrouvait l’illusion des joies écoulées en s’entourant de jeunesse.

Déjà Raymonde avait été reçue à une petite fête d’arbre de Noël. Mais cette fois, seule à la pension et mieux connue, elle vint presque journellement près de l’aimable vieille. Elle y rencontrait nombreuse et amusante compagnie.

Dès que les enfants entraient chez Mme Forestier, ils se sentaient chez eux, dans une république vraiment régie par la devise : Liberté, égalité, fraternité.

Croquet, trapèze, tennis, tonneau, etc. pour les récréations extérieures. Au dedans, un vaste salon, un piano, des livres illustrés, des jeux de toutes sortes, un Guignol, des placards remplis de hardes et de chiffons pour les déguisements de charades. Ah ! les bonnes heures de rires, de danses, de facétieuses inventions, de folâtre allégresse dont les éclats secouaient la vieille demeure, de la base aux greniers où grimpaient souvent les audacieux envahisseurs !

Et, sereine au milieu du vacarme, Mme Forestier, à ceux qui appréhendaient pour elle la fatigue, répondait avec douceur, en regardant les portraits souriants de ses disparus :

— Fatiguée ? oh ! du tout ! Je remercie les chers enfants de ramener de la vie dans ma vieille maison. Il me semble ainsi entendre les miens.

M. le docteur Forestier, de l’Académie de Médecine, avait été le professeur du docteur Louis Davier, qui entretenait avec la vénérable veuve des relations déférentes. La présence d’Évelyne à la pension Duluc resserra ces rapports.

Maintenant le médecin était en possession d’une auto, qui lui permettait de se déplacer plus aisément. A diverses reprises, il amena Évelyne aux réunions enfantines, durant les congés, et il enleva Raymonde, pour des excursions charmantes à travers la forêt où verdoyait le printemps.

Les deux promeneuses jasaient comme des pinsons. Quel plaisir de rouler par les avenues, et de courir à pied, dans d’étroits sentiers, pour cueillir des brassées d’épines blanches ou de primevères ! Et les intéressantes et vivantes leçons d’histoire devant l’espace nu où s’érigeaient jadis les pavillons royaux de Marly, — évanouis comme des palais de nuages — ou bien près de la vasque en ruine où fut baptisé Louis IX, dans la très révérée église de Poissy !

— On devrait amener ici tous les Louis de France, déclarait gravement Évelyne, afin qu’ils deviennent bons et justes comme Saint Louis.

Parfois, du faîte d’un coteau, entre les hêtres et les chênes, apparaissait la fumeuse perspective de la ville énorme, se confondant avec les brumes du ciel.

— Comme c’est petit, Paris, vu d’ici ! s’étonnaient les petites.

Et le docteur, rêveusement, contemplait cet angle de l’horizon, où se concentraient les attractions magiques, pour lesquelles sa femme abandonnait le foyer.

Ainsi les vacances s’écoulèrent, plus légères et plus rapides que ne l’avait espéré l’enfant solitaire. Et Raymonde commença, pleine d’ardeur, le trimestre qui la conduirait enfin au jour du départ.

Déjà la seconde quinzaine de juin commençait.

Une température d’orage, cette après-midi-là, appesantissait les têtes sur les pupitres, pendant que se poursuivait la dictée monotone. La porte de la classe s’ouvrit. Une femme de chambre avança la tête.

— Mademoiselle Airvault. Tout de suite, chez Mademoiselle !

Interloquée, Raymonde se leva. En quelques secondes, son cerveau tourna et retourna des hypothèses fantastiques. Pourquoi la mandait-on de cette façon inusitée et inopinée ? Quelle faute avait-elle commise à son insu ? Puis des espoirs extravagants l’emportèrent.

— Y a-t-il quelqu’un chez Mlle Duluc ?

— Oui.

— Un monsieur ?

Un signe affirmatif. La fillette réprima ce cri : — Papa ! ce doit être papa ! Elle n’osa interroger de peur d’une déconvenue, et précipita sa course vers le bureau de Mme la Directrice.

Un monsieur, en effet, était assis vis-à-vis de Mlle Duluc. Non pas celui qu’elle supposait ; quand même une figure familière et aimée : le docteur Davier.

Mais pourquoi ce silence quand elle approcha ? Pourquoi ces yeux de pitié ? Pourquoi les lèvres de Mlle Duluc tremblaient-elles ? Avec une prompte intuition, la fillette sentit une tristesse flottant en l’air, et qui l’imprégnait avant qu’une parole eût été prononcée. Sa pensée vola du côté où elle savait un péril.

— Maman ? balbutia-t-elle d’une voix éteinte, à peine perceptible.

— Ta maman va bien et sera ici dans deux jours au plus ! répondit le docteur.

— Alors ? fit-elle, très bas, voyant qu’il hésitait. Et elle devinait que cette suspension serait suivie d’un choc effroyable.

Le médecin se détourna. L’institutrice prit les poignets de l’adolescente, l’attira, et la regardant au fond des yeux :

— Raymonde, oui, votre maman se met en route pour venir ici ! Il faut que sa petite fille la soutienne, vous m’entendez bien ! dans une épreuve qui est cruelle pour vous deux ! Rappelez-vous que Dieu afflige souvent ceux qu’il aime !

L’enfant, effarée, fixait sur sa maîtresse des prunelles immenses, vides de pensées. Mlle Duluc joignit les petites mains entre les siennes, et dit gravement :

— Prions Dieu, Raymonde ! Prions pour qu’une âme qui vous est bien chère trouve la félicité et le repos éternels. Dites après moi : Notre Père qui êtes dans les cieux, bénissez le père que vous m’aviez donné et que vous rappelez près de vous !

— Papa ! Oh !

Un cri rauque de bête blessée. Le corps mince plia en arc, la tête pendant en arrière.

Le docteur enleva l’enfant dans ses bras, l’étendit sur le divan. Mlle Duluc courut chercher du vinaigre, des sels, de l’eau de Cologne. Mais la syncope évitée, des sanglots déchirants se firent jour, si violents, si pressés, qu’ils semblaient devoir briser la poitrine haletante.

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