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Derrière le voile : $b roman

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III

— Alors, chère enfant, c’est bien décidé : vous ne m’accompagnez pas à Paris, ce tantôt ?

— Mais, petite mère, mon après-midi est engagée. Je ne voudrais pas manquer ce cours de puériculture qui, vous le savez, m’intéresse tellement !

— Je le sais ! C’est pourquoi je n’insiste pas davantage ! Ah ! si Antoinette de Gatrey ne m’avait téléphoné, ce matin ! Mais elle désire mon avis pour l’agencement de son nouvel appartement. Elle est si peu pratique, la pauvre ! Et puis, il y a le bottier, le fourreur et mille corvées !

Mme Davier inscrivait des indications sur son agenda, qu’elle renfermait dans un sac de broderie de perles au fermoir d’or.

— Peut-être dînerai-je avec Antoinette. Ne vous inquiétez donc pas si je rentre un peu tard.

— Bien, petite mère. Restez tranquillement à vos affaires. C’est si fatigant de courir Paris ! Je surveillerai les devoirs de Loys quand il rentrera du lycée.

— Merci, Évelyne !

Et Mme Davier ajouta, avec l’envie irraisonnée d’être agréable en quelque chose à la jeune fille :

— Si j’en trouve le temps, j’irai jusqu’à la rue de Tournon, pour le mardi de cette bonne Mme Clozel.

— Elle sera certainement heureuse de vous voir ! répondit Évelyne avec simplicité.

C’était jour de consultation. La sonnette ne cessait de retentir. Sans revoir son mari, Mme Davier monta dans l’auto qui la transporta à la gare.

Tandis que le train l’emmenait vers la capitale, un sourd malaise tourmentait ses esprits. Tous les motifs allégués pour ce déplacement n’étaient que mensonges. Et les yeux purs et sincères d’Évelyne émouvaient en elle un sentiment d’humiliation, presque un regret.

En définitive, qu’allait-elle faire à Paris ? Tout bonnement, retrouver son frère, qui l’introduirait dans un dancing réputé. Son manteau de fourrure cachait la tunique constellée d’acier qui la moulait.

Le proposition chuchotée par Stany avait réveillé chez la jeune femme un avide désir de s’échapper du logis trop bourgeois, de replonger dans l’atmosphère capiteuse, de goûter au plaisir violent qui anesthésie à force d’ivresse, comme un soporifique.

Depuis quelque temps, Fulvie était obligée de constater un phénomène effarant. Entre l’époux qui se dépensait à des tâches austères et la jeune fille, gracieuse et bonne, qui montrait dans les moindres choses, sans y prétendre, la passion du dévouement, la conscience déprimante d’une infériorité morale s’imposait trop souvent à l’orgueilleuse femme. Une lente transformation s’opérait en elle, atténuant ses virulences, sapant l’égoïsme impérieux et exigeant de son caractère. Mais elle regimbait, résistait à l’évolution, accusait l’assoupissement de la vie familiale, qui rouillait ses ressorts, diminuait en elle l’énergie, peut-être la jeunesse.

Et elle voulait retenir son véritable soi, cette personnalité mentale à laquelle on est habitué comme à l’image physique reflétée par la psyché. Elle cherchait à retrouver la Fulvie audacieuse et impériale, cueillant à la ronde l’admiration et le désir des regards, la Fulvie devant laquelle tombaient en moissons les hommages, comme les fleurs venues de la foule pleuvent devant la ballerine ou le torero.

Quelques heures d’amusement, de vertige, la rendraient à elle-même, retrempée, revivifiée, ayant rejeté toutes impressions maussades et grises.

A la sortie du train, Fulvie s’engouffra dans le métro. Devant elle s’assit un officier bleu horizon. Elle vit le chiffre brodé sur le képi. Ses mains gantées se tordirent nerveusement dans le large manchon. Son cœur s’enveloppa de deuil.

Ce chiffre, c’était le numéro de son régiment ! Cet homme avait peut-être connu celui qui gisait dans un coin ignoré de la Champagne, celui qui, jadis, marivaudait avec tant d’esprit et de hardiesse dans le cercle du Parterre de Latone ! Jours enfuis, joies évaporées, préférence secrète dont les preuves n’étaient plus que cendres !

Elle sortit du souterrain, vibrante encore de ces réminiscences. Comme il semblait l’aimer ! Et comme elle l’eût aimé !

Devant la glace d’un étalage, Fulvie s’arrêta pour rectifier sa coiffure. Elle s’étudia d’un regard clairvoyant. Trente-cinq ans ! Oui, la limite dangereuse de la maturité. Et l’âge se dénonçait à de sournois indices : plissement des paupières, empâtement du menton, un je ne sais quoi de plus massif et de plus lourd dans l’ensemble.

— La lutte finale ! pensa-t-elle avec amertume. En avant, tout l’arsenal défensif préconisé par Lina Cavalieri dans Femina, autrefois ! Aurai-je la patience de me vouer à ce travail de bagne ?

Ses emplettes effectuées, Mme Davier se trouva, boulevard Haussmann, tout près du siège administratif de l’importante maison d’automobiles dans laquelle son frère était employé depuis peu. Elle avait projeté d’y entrer pour obtenir de Stany un lieu et une heure de rendez-vous plus précis — la friture du téléphone, le matin, ayant empêché la communication.

— Je suis la sœur de M. de Lancreau, attaché à l’usine de Levallois-Perret, dit Fulvie à l’huissier superbement galonné d’or. Pouvez-vous lui demander à quel endroit je dois l’attendre ?

Pendant que l’homme, obligeamment, opérait, Mme Davier examinait la pièce, meublée avec une savante sobriété, et décorée de dessins et de photographies des dernières créations sorties des ateliers. Une impression de confiance la réconforta. Ce Stany, à travers ses innombrables avatars, possédait le talent acrobatique de retomber toujours d’aplomb. C’était une chance qu’il eût trouvé, dans cet établissement puissant et prospère, une « situation d’avenir ».

Ah ! mon Dieu ! ces situations dites d’avenir, le pauvre garçon, en avait-il essayé ! Et d’ordinaire ce fameux avenir n’allait pas plus loin que cinq ou six mois ! Tantôt la mirifique entreprise quittait Stany, en s’écroulant ; tantôt c’était Stany qui laissait l’entreprise, pour des causes insaisissables et indéfinissables.

Il était temps, pour cet éternel gamin, d’arriver à la stabilité permettant un mariage sérieux, qui achèverait de l’assagir.

L’huissier, le récepteur à l’oreille, écoutait les explications qui lui étaient données. Puis, se tournant, placide, vers Mme Davier, il prononça :

— M. de Lancreau, madame, depuis ce matin n’appartient plus à la maison.

Mille bluettes dansèrent devant les yeux de Fulvie. Elle sortit, sans rien demander de plus, possédée par une rage froide.

Tous ses griefs légitimes contre son frère lui remontaient en mémoire. Que de choses, cachées à son mari, et dont elle avait fait violemment reproche à cet incorrigible fou ! La conduite de Stany, durant la guerre, avait blessé sa fierté. Homme, elle eût autrement soutenu le vieux nom patronymique et ne se fût pas contentée d’un office de gratte-papier dans un bureau de l’arrière.

Fulvie s’étonnait que le docteur n’eût émis aucune observation à ce propos. Elle interprétait cette abstention comme une preuve de complet dédain. Davier, évidemment, voyait en son beau-frère une parfaite non-valeur.

— Je ne suis pas loin de cette opinion aujourd’hui ! s’avoua-t-elle en serrant les dents. Que s’est-il encore passé ? Quel mobile à ce renvoi ?

Elle se rendit rue Lafayette, à l’hôtel meublé où habitait Stany. Là, nouvel échec : la gérante, avec un sourire pincé, l’avertit que M. de Lancreau n’était plus son locataire. Et elle ignorait son adresse actuelle.

Mme Davier, sidérée, courba la tête sous une honte. Sans aucun doute, Stany était parti de là, congédié, endetté. La sœur s’en alla précipitamment, à la fois démontée, inquiète et exaspérée.

— Encore et toujours des fugues ! Ah ! c’en est trop ! Il abuse de mon indulgence !… J’en ai assez de ses jérémiades, de ses repentirs, aboutissant toujours à des demandes d’argent ! Il faut qu’il se range ! Ma patience est à bout.

La jeune femme marchait frénétiquement, pour soulager la surexcitation de ses nerfs. Soudain elle sentit la fatigue. Le jour de novembre pâlissait. Elle distingua, près de Notre-Dame-de-Lorette, un autobus qui desservait la rive gauche et passait devant la rue de Tournon. Eh bien ! puisque tout le plan d’escapade craquait, par la faute de cet idiot de Stany, du moins acquitterait-elle une partie du programme annoncé, en faisant visite à Mme Clozel.

Mme Davier monta donc dans l’autobus. Quelques instants plus tard, elle gravissait le large escalier de l’aristocratique logis dont la famille d’éditeurs occupait le vaste premier étage depuis plus d’un demi-siècle.

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