Derrière le voile : $b roman
VII
Elle se retrouva bientôt devant la grille franchie par son père, sept ans auparavant, un soir de juin.
Comme en ce temps-là, le portail restait béant, laissant libre l’accès de l’allée pavée qui menait au perron du petit hôtel.
Sans oser jeter un regard de ce côté, Raymonde frappa à la porte de la première maisonnette basse, à la haute toiture percée de lucarnes en saillie.
Des savates traînèrent sur le carrelage. Et dans l’entre-bâillement parut une figure, usée plus que vieille, paupières sans cils, teint cireux, cheveux jaunâtres roulés en un minuscule chignon.
— Ah ! Mademoiselle Airvault, que vous êtes gentille d’être venue ! Elle ne cesse de vous demander. C’est son idée fixe.
— Si j’avais su, je serais venue plus tôt.
— Cela a été subit. Et tout de suite le cœur a flanché… Elle est très bas, très bas…
Tout en susurrant, la vieille femme traversait la cuisine pour ouvrir la porte d’une seconde pièce où deux lits, bout à bout, se rangeaient au long de la muraille. Sur la couche la plus éloignée, Raymonde aperçut Philomène, soutenue par une pile d’oreillers, les mains errantes sur les draps. Des mèches grises, échappées au bonnet, retombaient sur le visage cachectique, où luisaient des yeux de fièvre.
C’était la première fois que la jeune fille entrevoyait les transes des ultimes combats. Maîtrisant son effroi et sa pitié, elle s’approcha de la moribonde et posa un baiser sur la tempe flétrie.
— Rara ! ma jolie petite Rara si bonne ! Enfin !
— Je ne vous savais pas malade, chère Philo ! Vous m’auriez vue déjà. Où souffrez-vous ?
— Partout ! Mais bientôt je ne souffrirai plus… Te parler va me soulager. Après je m’en irai sans crainte vers le bon Dieu… Adèle, laisse-nous.
La voix saccadée avait pris une force soudaine. Adèle sortit, obéissante.
— Je me tiendrai à côté, mademoiselle. Si vous aviez besoin de moi…
Philo surveilla la porte, qui se referma strictement. Alors les prunelles de braise plongèrent un âpre regard dans les beaux yeux, jeunes et brillants.
— Tu es jolie, Rara, de plus en plus !… Et voici l’âge du mariage ! Je m’en tourmente !
— Pauvre bonne amie !
— Non… pas si bonne ! J’aurais dû parler déjà depuis deux ans… J’ai retenu cela, par affection pour Évelyne, pour son père… C’est Ernest, mon neveu, le fils d’Adèle, mort durant la guerre dans un hôpital de Paris, qui s’en inquiétait aussi, dans sa conscience. Adèle ne sait rien. La tête pas assez solide et puis trop de chagrin !… Mais, en repassant ses fautes, Ernest retrouvait celle-là. Il m’a révélé à moi seule, et à son confesseur, comme il se reprochait de n’avoir pas dit à propos… ce qu’il savait. Il faut toujours dire la vérité. A l’âge d’homme, il voyait combien il avait été coupable. Mais alors c’était un gamin, et il avait une peur affreuse des magistrats… Ah ! j’étouffe ! Pourvu que j’aille jusqu’au bout ! Ouvre la croisée.
Raymonde, épeurée, entr’ouvrit le battant. La malade aspira l’air froid qui parut la ranimer, et reprit en rassemblant toute son énergie :
— C’était par cette fenêtre que le pauvre petit devait guetter… ce soir-là, pour fermer la grille. Il vit entrer et sortir tout le monde. Mais quelqu’un vint sur le tard, juste avant que ton père ne s’en retournât. Ernest attendit longtemps sans voir repasser l’homme, si longtemps que l’enfant s’endormit. Voilà ce qu’il n’osa avouer à sa mère, qui était dure et sévère, et de peur d’être traduit en justice et accusé, lui aussi. Il se faisait des chimères… qui se calmèrent quand ton papa fut relâché.
— Oh ! mon Dieu ! pourquoi tout cela n’a-t-il pas été élucidé à temps ! s’écria désespérément la jeune fille.
— Oui ! c’est la grande faute… la mienne comme la sienne !… car moi, Philo, oui, Philomène Pradin ! répéta la mourante, passant ses doigts décharnés dans ses cheveux, j’ai su la négligence d’Ernest. Il était plus libre avec moi. C’est à cause du père d’Évelyne que j’ai retenu ce que je pensais. J’ai essayé de lui insinuer mon soupçon. Il n’a pas compris… Et voilà pourquoi j’avais tant pitié de vous tous ! Je cherchais à vous obliger… pour réparer un peu… Mais, maintenant, il y a un autre tribunal à craindre… et je te dis ces choses, parce qu’il faut que ton père soit mieux innocenté…
La voix, sortie en violent éclat, sombra subitement. Il sembla aussi que la raison, surexcitée par l’effort, déviât et faiblît au bout de la tâche. Philomène, retombée sur ses oreillers, ne murmurait plus que des lambeaux de prières, coupés de mots sans suite, où passait sans cesse le nom du docteur Davier.
Raymonde, prostrée au chevet sur une chaise de paille, les mains à ses tempes douloureuses, essayait de démêler les aveux confus qui venaient de l’étourdir. Mais quelque chose échappait à son examen. L’énigme restait sans solution. Une poignante impatience l’envahit et la remit debout, près de la mourante.
— Philo, complétez, je vous en adjure, vos révélations. Votre neveu connaissait-il l’homme entré le dernier ?… Écoutez-moi ! Entendez-moi ! Il faut que je sache tout !… Quel était cet homme ?
La lueur vacillante des yeux troubles se raviva quelques secondes.
— Oui… tu dois savoir… Il ressemblait… nous avons cru… Un vaurien… le frère de Mme Davier…
Raymonde se rejeta en arrière, accablée et déçue. Elle regretta d’avoir prêté l’oreille à des divagations de délire, où subsistait une aversion tenace.
Elle avait ouï dire que l’âme, dans la détresse des derniers débats, exhale souvent le secret de ses sentiments dominants. Ernest avait pu se reprocher, lui, sa déposition incomplète, devant les magistrats. Mais la tante, dans sa rancune contre la seconde épouse du docteur, sous prétexte d’une vague ressemblance, ne trouvait rien de mieux que d’identifier le coupable supposé avec le frère de celle qui l’avait expulsée !
Quelle créance apporter à ces dangereuses imaginations de monomane ? La jeune fille s’interdit d’en écouter davantage.
— Vous devez être fatiguée, dit-elle. Je vais appeler votre sœur.
Avec la divination suraiguë que donne l’approche de l’heure, Philo sembla percevoir les réflexions de la jeune fille. La main squelettique saisit le poignet mince.
— Adieu ! Va-t’en ! Pardonne comme dans le Pater Noster ! Mais va, oh ! va prévenir le docteur Davier, sans faute ! Je veux le voir ! Promets d’y aller.
Une seconde d’hésitation, puis Raymonde balbutia :
— J’irai… Et je vous pardonne, au nom de mon père comme au mien !
… Une terreur superstitieuse la précipita hors de la maison maudite. Elle s’enfuit par la vaste avenue et le dédale des rues voisines, guidée par l’instinct qui oriente l’oiseau sur le chemin du retour.
Dans l’obscurité naissante, Notre-Dame érigea son vaste vaisseau. La jeune fille se jeta dans l’église et, agenouillée, enveloppée de la douce pénombre de la nef, essaya de se recueillir, de se ressaisir, de coordonner ses idées emmêlées.
Elle pria, de toute sa ferveur, pour celui qui avait été persécuté au delà de la tombe, et sa pitié s’étendit à la malheureuse dont la conscience s’agitait au bord de la mort.
« Requiescat in pace ! Pauvre femme ignorante !… Pourtant ? »
De nouveau, le doute obsédant, implacable, s’implantait, envahissait la pensée. Pourtant ?… Oui, pourtant, il y avait un coupable ! Quelqu’un avait commis l’acte répréhensible.
« Quelqu’un autre que mon père ! Quelqu’un qui pouvait entrer, à front découvert, dans ce salon hospitalier ! Quelqu’un qui ne sortit pas par la voie habituelle et se déroba ! Si le petit Ernest avait dit vrai ! »
Elle se courba sur le prie-Dieu et, en dehors de sa volonté, les déductions continuaient de s’enchaîner d’elles-mêmes, avec logique et vraisemblance. Stanislas de Lancreau était un vaniteux, un médiocre, un incapable ! Tout le monde le savait, et l’on supposait bien que le docteur Davier ne pouvait estimer ce déplorable beau-frère… Mais le docteur adorait sa femme, choisie par amour.
Raymonde se débattit avec angoisse contre la suggestion.
— Qu’il ait soupçonné la vérité sans la dévoiler ! Non, non, je ne consentirai jamais à l’admettre !… Et si c’était là, néanmoins, le secret de sa générosité inlassable envers nous ? Ce serait à n’avoir plus foi en personne !
Elle se revit, enfant enthousiaste, élevant son protecteur au niveau des plus grands, l’assimilant aux nobles modèles des vertus civiques ou guerrières, épris d’idéal, de désintéressement, de dévouement ! Militaire, à son sens, il eût été l’émule de Hoche, ce Hoche à qui elle eût voulu offrir une fleur, chaque fois qu’elle passait devant sa statue. Dans la vie politique, il se fût montré l’égal de ce ferme et austère Bailly, dont elle étudiait avec amour les effigies sculptées et peintes, dans la salle du Jeu de Paume et au Musée, en leur attribuant une ressemblance avec la physionomie mélancolique et fine du médecin.
Devait-elle renier cette longue admiration et ce respect ? Ah ! ce serait le pire des supplices ! Un écroulement intérieur !
— Mon Dieu ! cria-t-elle en son cœur, délivrez-moi de ces insinuations perverses, de ces présomptions, irrévérencieuses et iniques ! Surtout, que cette torture je la subisse seule ! Et que ces perplexités déchirantes soient épargnées à ma pauvre mère !
Brisée, mais un peu apaisée, Raymonde quitta l’église et se dirigea vers la rue de Satory, afin de remplir la promesse faite à la mourante.
Mais le docteur, parti pour Paris où il dînerait, ne devait rentrer que tard. La jeune fille ne put songer à confier verbalement au domestique ni à expliquer sur une carte à découvert, la requête d’une femme détestée de Mme Davier. Elle reprit le chemin de la gare où l’appelait l’heure.
Là elle acheta une carte-lettre, et sous la lampe de la salle d’attente, griffonna ces lignes, qu’elle jeta ensuite dans la boîte de la station.
« Philo vous réclame instamment pour vous dire… les mêmes choses qui m’ont bouleversée ! Mon père serait innocent du délit dont il fut accusé à la légère !
« Je n’en ai jamais douté. Mais eût-on pu fournir la preuve, en temps voulu, pour le décharger de ce poids honteux ? Voilà la question qui m’affole !
« A vous, à Évelyne, mes constantes pensées.
« Raymonde. »