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Derrière le voile : $b roman

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IV

Mme Davier regarda tranquillement approcher son mari, sans changer d’attitude, et répondit au bonjour du docteur en lui présentant rapidement son élégant entourage : « Mme de X., Mlle Z., et Mmes O. et Y. » Puis, la conversation entre dames reprit, capricante et caquetante, effleurant les derniers scandales parisiens, la pièce la plus macabre du Grand-Guignol, le livre osé, interdit aux honnêtes femmes, mais que toutes, naturellement, brûlaient de feuilleter.

Le médecin, lui, s’écartait vite du cénacle pour retrouver le baby dont la nurse guidait les pas trébuchants.

— Papapa ! criait impétueusement Loys, montrant, dans un rire d’aise, les quatre petites perles dont s’enorgueillissait son bec rose.

— Est-il joli ! admirait naïvement Évelyne, agenouillée sur le sable. Lâchez-le, Mary, pour montrer à papa comme il se tient droit. Mais monsieur est un paresseux, un petit poltron ! Il n’ose pas se risquer à marcher longtemps seul. Fi ! que c’est laid d’avoir peur, pour un garçon ! Attrape-moi vite, Loys ! Vite ! Vite !

Elle se mit à tournoyer comme une jolie poupée-toupie, faisant voltiger sa jupe à portée du bébé qui étendait inutilement ses menottes, et riait aux éclats.

Mme Davier, au bruit des roucoulements qui s’entrechoquaient dans le petit gosier, posa sur son fils le froid regard de son bel œil noir.

— Arrêtez ! fit-elle, d’une voix impérieuse. Vous lui donnez le hoquet ! Il est très mauvais de l’énerver ainsi, alors qu’on le couche de bonne heure. Toute la nuit, cet enfant en sera agité. Je pense d’ailleurs qu’il est temps de le rentrer.

Davier n’osa s’interposer. Comme tout vrai savant, il demeurait timide devant une mère, et professait volontiers que les théories des médecins sont déjouées par l’intuition de la femme. Il laissa donc, sans protester, Mary saisir Loys, qui regimbait, pour l’asseoir, de gré ou de force, parmi les dentelles de la riche petite voiture.

Le père et la fille, instinctivement, évitèrent de se rapprocher. Évelyne, déconcertée et attristée, recula dans l’ombre de la charmille comme pour se faire oublier. Le docteur Davier, au contraire, s’avança vers le groupe de dames et prit une chaise, avec l’intention de se mêler à l’entretien.

La présence du médecin fit relever d’un ton la causerie. Mme O. raconta un drame qu’elle avait vu représenter en Allemagne : un magistrat, chargé d’une enquête, découvrait que l’auteur de l’assassinat était son propre fils, et après un combat entre son cœur et sa conscience se décidait enfin à taire l’horrible secret et à laisser le crime impuni.

— Les Catons sont rares à notre époque ! opina la jolie Mlle Z., pour faire preuve d’érudition.

— Oh ! à toute époque, je suppose ! jeta Mme Davier.

— Et puis, vraiment, quelle vertu… surhumaine et inhumaine ! s’exclama une vieille dame, un peu trop plâtrée, mais agréable quand même avec ses yeux noirs, pétillants sous des bouclettes blanches. Livrer son propre fils ! Brr ! Si personne n’en devait pâtir, j’estime que le pauvre magistrat père fit bien ! Pour moi, j’eusse agi de même !… Et vous, docteur ?

— Sait-on quelles lâchetés et quels héroïsmes sont en puissance au fond de notre être ? observa le médecin.

— Ce qui revient à dire, compléta Mme Z., que l’occasion fait les larrons… et les Catons ! Étrange filiation d’idées ! Cet homme antique, maussade et chauve, m’amène à songer à Béatrice Lenda, qui prétend ressusciter les danses ninivites. Il paraît que les représentations données aux intimes, dans son petit hôtel de la rue Vélasquez, sont absolument ahurissantes.

— Mais, fit la vieille Mme Y., les yeux étincelants de malice plus que jamais, si j’en crois les racontars, votre cher mauvais sujet de frère, Fulvie, serait des familiers de la maison. Vous devez avoir des renseignements par Stany !

A ce nom, la physionomie altière de Mme Davier s’adoucit. Stany, unique frère de Fulvie de Lancreau, gai compagnon des années de misère, — alors que le père et les deux enfants subissaient les tiraillements de la gêne, l’instabilité du jour et l’insécurité du lendemain — demeurait, pour la jeune femme, une affection qui primait peut-être les autres.

Stany, inconstant, paresseux, mais d’une grâce câline de grand lévrier, trouvait toujours son aînée indulgente. Jamais le garçon n’avait pu franchir le pont-aux-ânes du bachot. Peu importait à son insouciance ! Vaguement journaliste, vaguement dessinateur, vaguement musicien, bredouillant l’anglais et l’espagnol, il occupait un très obscur emploi dans une agence de voyages. A vingt-quatre ans, Stany n’entrevoyait aucune possibilité d’améliorer sa situation — sinon par un mariage avantageux.

— Plus tard, très tard ! répétait-il quand on lui parlait avenir.

Avec un cynisme ingénu, il laissait entendre qu’il possédait, avec le nom de Lancreau, une valeur monnayable.

Cette lignée turbulente des Lancreau, tout en gardant la particule à travers mille avatars et de nombreuses mésalliances qui en brouillaient le vieux sang, résumait aujourd’hui ses défauts dans Stany, et ses charmes patriciens dans la belle Fulvie.

Le père, plaideur enragé, avait vu fondre l’héritage de sa femme dans des procès sans fin. Échoué en dernier lieu dans une pauvre maison du Chesnay, aux portes de Versailles, M. de Lancreau, frappé d’apoplexie sur la route, recevait, par pur hasard, les soins du docteur Davier, dont la voiture passait, au moment de l’accident. Le docteur accompagna le malade au logis de ce dernier ; la médiocrité banale du lieu s’effaça devant l’apparition d’une jeune fille éplorée, d’une grâce royale.

La frayeur, le chagrin de Fulvie animèrent, ce jour-là, ses traits glacés d’ordinaire, et leur donnèrent la beauté pathétique d’une Iphigénie. Le médecin emporta, dans son âme, cette image saisissante.

Au cours des semaines suivantes, il revit toujours Mlle de Lancreau à travers ce prisme de la première heure, parée des mêmes attraits touchants. Les crêpes funèbres accrurent encore ce charme mélancolique. M. Davier, bouleversé, envoûté, se décida à solliciter la faveur de guider les destins de l’orpheline.

Fille si dévouée, elle serait certainement pour Évelyne la tutrice vigilante et aimante qui tiendrait la place de la mère disparue.

Fulvie avait alors vingt-cinq ans. Aucun parti convenable ne s’était présenté jusqu’ici. Dénuée de ressources, ne possédant ni les talents ni l’énergie morale qui suppléent à la fortune, elle se voyait bloquée dans une impasse lugubre.

Le mariage qui se proposait lui assurait l’évasion dans une existence confortable et un cadre élégant. Ce mari roturier, d’âge mûr, assoté d’amour, serait un serviteur plein de gratitude et de soumission.

Ces réflexions secrètes, les suggestions de quelques sibylles telles que Mme Y. déterminèrent donc Mlle de Lancreau à devenir Mme Davier. Encore drapée d’un deuil sévère, elle vint prendre possession du charmant hôtel, préparé avec sollicitude pour la recevoir.

Naturellement, l’amoureux médecin ne déchiffra point l’arrière-fond mental de la déesse. Elle se laissait aimer avec une condescendance qu’il voulut appeler délicate et ombrageuse fierté.

La joie, l’orgueil de posséder un fils, achevèrent d’asservir l’époux. L’heureuse mère du délicieux Loys prit sans peine l’autorité souveraine, et gouverna tout autour d’elle avec une froide et indolente dignité.

Parfois seulement un malaise indéfinissable assombrissait Davier. Il évitait de le préciser, ce malaise. Car alors, il eût dû constater tout ce qui manquait à ses vœux ! Abandon des cœurs, fusion des âmes, vie familiale plus étroite et plus chaleureuse.

Et c’était surtout en considérant sa douce Évelyne — timide et contrainte devant une Petite-Mère, pourtant impeccable — que le père sentait, au côté gauche, une piqûre intense et profonde.

… Cinq petits doigts, tendrement, effleurèrent son cou. Évelyne se tenait derrière sa chaise. Sans doute, la partie de grâces était finie et l’enfant, en tapinois, revenait se blottir près du père adoré, qui, sans se retourner, d’un frôlement de la nuque, répondait à la caresse.

Mme Y. tout à coup jeta un cri coquet de naïade effarouchée.

— Qu’est-ce que je vois ? Quand on parle du soleil… on n’évoque pas toujours Louis XIV… mais Stany de Lancreau apparaît… Bonjour, jeune prince ! Bonjour !

Elle clamait sa satisfaction, bruyamment, agitant son ombrelle pour activer la marche du jeune homme qui s’avançait, d’un pas nonchalant et glissé, la tête inclinée sur l’épaule gauche, onduleux comme un roseau que balance le zéphir.

En approchant, il enleva son feutre gris, artistement cabossé, et découvrit de longues mèches, d’une dorure artificielle.

— Nous parlions de vous justement. Vous arrivez à point ! s’écriait Mme Z.

— Mais toujours Stany arrive à point… pour réjouir les yeux de sa sœur ! appuya Mme Davier, étreignant la main molle, onctueuse comme celle d’un prélat, aux ongles travaillés par une manucure experte. Eh ! mais, dis-moi un peu, Lauzun, pourquoi tu t’es versé un flacon de teinture sur le crâne, afin d’accentuer ta blondeur naturelle ?

— Oxygène ? Henné ? Camomille ! piailla le cercle hilarant, autour duquel le beau jeune homme distribuait sourires et gentillesses.

Très sérieux, avec une charmante conviction et des yeux candides, il répliquait :

— Mais oui ! je me suis laissé teindre ! C’était de toute nécessité ! Dans la saynète que je viens de jouer chez Lenda, on me dit : Blond comme le perfide Eros aux cheveux couleur de paille !

— Bravo ! bravo ! voici de la conscience professionnelle, se récria Mme O., pâmée de rire. Parlez-nous de Lenda ?

— Blond comme le perfide Eros ! ah ! que cela lui convient bien ! approuva Mme Y., frappant Stany de son éventail d’ivoire. Allons, joli dameret, venez un peu ici me raconter vos prouesses ! Où en est votre projet de journal artistique ?

Stany tira un gémissement du plus profond de sa cage thoracique.

— Il est encore aux limbes, madame ! A moins que Pluton ne veuille le délivrer en lui apportant un gros sac d’or !

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