Derrière le voile : $b roman
DEUXIÈME PARTIE
FATALITÉS
I
Raymonde, d’un grand geste de triomphe, éleva en l’air deux enveloppes, pour les montrer de plus loin à Évelyne qu’elle rejoignait dans la cour gazonnée de la pension.
— Deux bonheurs aujourd’hui, cria-t-elle, emphatique. Vois un peu ! Un rayon qui vient de Suisse, un autre du Chili, et qui tombent ici pour illuminer mon cœur !
— Alors, bonnes nouvelles, Rara !
La fillette baisa les deux missives.
— Oh ! si bonnes ! Maman va de mieux en mieux ! Elle apprend l’anglais, un petit peu, en causant avec sa voisine de chambre et de véranda, une « miss » charmante. L’espagnol lui serait plus utile. Papa sait déjà très bien se faire comprendre ! Il commence à se plaire à Talca. Il dit que j’aimerai ce peuple où la fierté des hidalgos se corse de l’orgueil des Indiens Araucaniens ! Penses-tu, Lynette ! Je vais voir des Peaux-Rouges, comme dans le « Dernier des Mohicans ! » Et les Andes, si hautes, et le Pacifique ! Un rêve ! Mais papa m’engage — pour me taquiner — à devenir moins bavarde, parce que je ferais scandale ! Tout le monde, au Chili, est étonnamment réservé. Le silence des rues, écrit papa, étonne nos oreilles européennes. Mais comme c’est drôle, poursuivait Raymonde, levant le nez vers le ciel où les nuages bas de décembre s’effrangeaient, çà et là, pour laisser deviner une traîne de pâle azur. Ici, nous sommes en plein hiver ; tout est triste ! A peine quelques petites graines rouges aux fusains ; plus de feuilles aux arbres de la forêt ! Et là-bas, ils jouissent de l’été ! Des roses partout, magnifiques ! Et des grandes lianes roses et blanches, et des fruits en abondance, des cerises délicieuses ! Que nous serons heureux tous trois dans ce paradis !
Évelyne, brusquement, fondit en larmes. Raymonde, déconcertée, arrêta net son dithyrambe.
— Que te prend-il, Lynette ?
Insensiblement, les deux amies s’étaient écartées des écolières qui, dans l’espace découvert, couraient et sautaient pour se réchauffer. L’œil vigilant de Mlle Duluc découvrit, entre les massifs, la fillette en larmes. Promptement, la maîtresse inquiète accourut :
— Évelyne, ma petite enfant ! vous êtes-vous fait mal ? Qu’est-ce qui vous chagrine ?
Elle rapprochait tout contre elle la jeune affligée, et considérant Raymonde avec une certaine sévérité :
— Est-ce Airvault qui vous a peinée ?
Mlle Duluc sentit contre sa poitrine le grelottement du petit cœur éperdu. Incapable encore de répondre, Évelyne dégagea son bras et saisit à l’aveuglette la main de son amie.
— Non ! Non ! Airvault ne saurait me faire de peine volontairement. Mais elle m’en fera beaucoup, néanmoins… quand elle s’en ira. Tout à coup, l’idée de ce jour… joyeux pour elle, triste pour moi, s’est présentée. Et cela m’a été cruel.
Ton son corps trembla dans un long frémissement. Mlle Duluc resserra son étreinte.
— Sensitive ! Nous n’en sommes pas là ! Ne souffrons jamais d’avance. A chaque jour suffit sa peine.
Préoccupée, en considérant Raymonde dont les yeux s’humectaient, la sage éducatrice se demanda si elle ne devait pas s’efforcer de distendre cette amitié trop chaleureuse. Évelyne, comme avertie intuitivement de la pensée de sa maîtresse, leva son regard noyé et confessa avec une loyauté humble :
— C’est très bête de ma part. Raymonde me parlait seulement des fleurs et des fruits du Chili, et de son papa, et de sa maman. Je me suis imaginé alors le bonheur qu’ils auront à se retrouver. Et j’ai pleuré : voilà tout…
Un monde de regrets, d’aspirations, tout ce que contenait un cœur d’enfant vibrant et tendre, se décelait dans ces simples mots. Mlle Duluc en fut remuée.
En se représentant la figure fine et douce du père, l’orgueilleuse beauté de la seconde épouse, l’institutrice comprenait sans peine le malaise intérieur qui motivait le bannissement de l’orpheline. Ce qu’Évelyne, sans le définir, enviait à son amie, plus déshéritée de la fortune, c’était cette richesse que rien ne remplace dans le lot des trésors humains : le nid tiède et quiet où l’enfant se blottit avec délices entre ses parents affectueusement rapprochés.
Raymonde, démontée, attristée, cherchait de naïves consolations.
— Mais notre séparation ne sera pas éternelle, ma Lynette. Le Chili n’est pas le pôle ! Tu viendras nous voir. Et puis, je viendrai me marier en France, parce que les enfants qui naissent là-bas sont Chiliens, et je veux que mes enfants soient Français.
A cette déclaration, pour le moins prématurée, Mlle Duluc fut prise de fou rire.
— Et ta ta ta… Votre fougueuse imagination prend le mors aux dents, Airvault ! Tout en approuvant vos sentiments chauvins, je vous préviens qu’il est un peu trop tôt pour parler mariage ! Avant d’aborder ces problèmes d’avenir, il vous reste à résoudre beaucoup de problèmes d’arithmétique ! Et votre premier devoir comme Française, c’est de savoir à fond votre syntaxe afin de bien connaître votre langue. Ce qui ne m’empêchera pas, pour vous amuser, de vous passer une grammaire espagnole. J’eus l’ambition à votre âge, d’apprendre le sonore langage de Cervantès, avec un vieil ami. Mais s’il avait passé son enfance en Espagne, il avait dû perdre beaucoup de mots sur la route, et il étouffait le reste dans sa barbe chenue. Cependant je garde encore souvenir d’une bien belle chanson.
Et Mlle Duluc gaiement fredonna, en ajoutant immédiatement la traduction :
— Oh ! que c’est gentil ! s’écria Raymonde électrisée. Mademoiselle, apprenez-moi cette drôle de petite chose ! Je la chanterai à papa !
— Et puis, observa Évelyne, j’aime ce pauvre homme qui offrait aux saints ce qu’il pouvait faire !
— La même idée que le « Jongleur de Notre-Dame » ! dit Mlle Duluc. Il n’est point d’effort, humble et sincère, qui ne soit bien accueilli là-haut, même quand il paraît absurde aux yeux des hommes. Rappelez-vous-le toujours, mes petites !
Les jeunes yeux rayonnaient maintenant. Le sourire avait refleuri sur les lèvres fraîches. Ainsi, habile et prudente, Mlle Duluc gagnait la confiance de ses élèves et parvenait à régler les mouvements des âmes adolescentes, si vivement impressionnables.
Elle ne chercha pas à éloigner l’une de l’autre les deux fillettes, jugeant après étude attentive, que leurs natures se complétaient. Également droites et aimantes, mais Raymonde, plus énergique, plus ardente, d’esprit plus prompt, entraînait à l’action la rêveuse et passive Évelyne. Le docteur Davier, en disposant l’institutrice à la sympathie envers la famille Airvault, lui avait dit les mérites de l’enfant dont il connaissait le courage, le dévouement et la fierté.
Le premier trimestre se passa donc sans secousses, rempli par le travail et l’apprentissage d’habitudes nouvelles, les nostalgies apaisées par les douceurs de l’amitié et de l’espérance.
Mme Davier, ainsi qu’elle en avait annoncé l’intention, vint assez souvent visiter sa belle-fille à ce début d’hiver. Les jours de sortie, elle emmenait Évelyne à Paris et lui offrait des divertissements agréablement variés : matinées au Cirque ou au Français, réunions dansantes, visites des grands magasins, haltes dans les pâtisseries réputées.
Évelyne lui savait gré de ses efforts, et le témoignait avec le plus d’expansion possible. Mais souvent, ces programmes trop copieux dépassaient les forces de la fillette ; elle revenait exténuée, le cerveau débordant d’images trépidantes, les nerfs secoués, et des nuits de fièvre, des cauchemars, des lendemains migraineux, succédaient à ces courses agitées.
Évelyne, si on l’eût consultée sur le choix des distractions, eût opté avec transport pour deux heures de tranquille promenade aux côtés du père dont elle restait privée — dans le parc de Versailles ou les jardins de Trianon, si poétiques en leur tristesse hivernale.
— Quelle est cette brunette aux yeux noirs, avec laquelle je vous ai vue plusieurs fois dans la cour ? demanda, un jour, Mme Davier à sa belle-fille. Quand elle ira à un bal costumé, qu’elle se travestisse en gitane ! elle sera merveilleuse ! Dites-le-lui de ma part. Comment l’appelez-vous ?
— Raymonde… Raymonde Airvault ! prononça Évelyne avec une instinctive répugnance.
— Airvault ? chercha Mme Davier. Où donc ai-je entendu ce nom ?
Une lueur se fit. Elle reprit, dévidant ses réminiscences, sans les admettre comme conjectures :
— Airvault ? Je sais maintenant. C’était le nom de cet homme, accusé de vol chez M. de Terroy… et dont votre père soigna si assidûment la femme. Rien de commun, naturellement, avec votre petite compagne ?
Évelyne baissa les yeux, changea de couleur et se tut.
— Comment, ce serait leur fille !… Oh !…
Un étonnement immense arqua les beaux sourcils au-dessus des yeux sombres, allumés d’indignation.
— J’étais loin de supposer que Mlle Duluc consentît à recevoir des enfants issus de pareilles gens ! articula Mme Davier, la lèvre gonflée de mépris. Je vous croyais placée dans un milieu irréprochable et distingué.
Tout à fait malheureuse, Évelyne osa poser la main sur le manchon de loutre et supplia de toute sa ferveur :
— Oh ! petite mère ! Il y a ici des filles de fonctionnaires supérieurs — même des nièces de ministres — que leurs parents n’osent pas placer dans des couvents, à cause du gouvernement, vous savez ! et qui ont reçu la meilleure éducation. Toutes aiment Raymonde ! Elle est si originale, si complaisante ! Ne dites pas ! je vous en conjure !… ce qui… le malheur… car ce n’était pas vrai… Ce n’était pas vrai ! non ! papa l’a toujours dit ! Et si cela se connaissait ici… ce serait terrible pour elle… Elle doit partir au printemps, d’ailleurs !
— Ne vous agitez pas ainsi ! répliqua la belle-mère, de plus en plus froide. Je me respecte trop pour m’abaisser aux délations, sachez-le bien ! Mais je suis surprise et déçue. J’espérais — dans votre propre intérêt — qu’on se montrait ici d’un accueil… plus restreint ! Il est vrai, acheva-t-elle avec ironie, que votre père, entiché de cette famille, a dû se porter caution de son honorabilité !… Ne pleurnichez pas, petite ! C’est un moyen sûr de m’indisposer ! Et abordons un sujet beaucoup plus passionnant ! Je vous ai commandé, pour les prochains congés un joli fourreau de velours bleu. On tirera chez nous la galette des Rois, après deux heures de danse. Vous pourrez inviter tous vos jeunes amis de Paris et de Versailles !
L’enfant dut passer de la tristesse à la joie, et exagérer la gratitude sans satisfaire encore tout à fait l’orgueil exigeant de Fulvie.
Le jour où elle vint chercher sa belle-fille pour les vacances de fin d’année, Mme Davier découvrit, à travers le fourmillement de visiteurs qui remplissait le parloir de l’institution, une capote de velours noir, ornée d’une cocarde verte. La porteuse de cette coiffure vieillotte, en rencontrant l’œil noir de Fulvie, se tassa sur elle-même comme pour offrir moins de prise au regard fulgurant. Mais Raymonde Airvault, se glissant entre les groupes, parvenait au bonnet panaché de vert, et en compromettait l’équilibre par une accolade impétueuse.
— Oh ! Philo ! que c’est aimable à vous de venir me voir ! Je l’écrirai à maman ! Comment allez-vous ?
— Bien mieux ! Et Très-Petit aussi ! Il est remis des misères de la mue, et il chante à réjouir tout le quartier.
Raymonde, à ce moment, reconnaissait Mme Davier et ébauchait une révérence incertaine. Fulvie tourna le dos et entraîna Évelyne, dès que celle-ci apparut. Aussitôt qu’elles furent en tête-à-tête dans le train, la jeune femme donna libre cours à sa colère.
— Décidément, la présence de votre Airvault attire, à la pension, des personnes bien vulgaires ! Je n’en fais pas compliment à Mlle Duluc !
Évelyne avait à peine eu le loisir d’entrevoir la « personne vulgaire » qui causait avec Raymonde. Cependant, toujours dominée par le désir d’une entière sincérité, la fillette ne voulut pas feindre l’ignorance.
— J’ai cru apercevoir Philomène, fit-elle craintivement. Est-ce d’elle que vous parlez ?
— De qui serait-ce ? répliqua presque brutalement Mme Davier. Pensez-vous que j’aie lieu d’être contente ? Cette maudite vieille a trouvé un prétexte pour se rapprocher de vous et vous empoisonner de son venin !
Évelyne éleva la main pour un serment solennel.
— Je vous jure, maman, que je ne lui ai jamais parlé depuis que je suis ici. Comment cela pourrait-il se faire ? Elle n’est pas inscrite sur ma liste.
— Objection sans valeur ! Elle peut vous faire communiquer tout ce qui lui plaira par cette petite bohémienne !
Devant la nécessité de mettre exactement les choses au point, la fillette trouva le courage de s’expliquer avec un calme relatif :
— Je ne crois pas que Philo écrive à Raymonde. Je sais seulement que celle-ci lui a confié la garde d’un oiseau très aimé. Philo ne doit pas même être venue encore à Saint-Germain. Elle aura pensé consoler un peu par sa visite Airvault, qui doit rester presque seule à la pension, en l’absence de son père et de sa mère, alors que tout le monde part en congé.
— Jolie consolation que la visite de cette commère ! ricana Mme Davier.
Et, d’un haussement d’épaules, elle laissa comprendre que le piètre incident était clos.
Elle n’en gardait pas moins un ressentiment qu’elle ne s’abaissa pas à confesser. D’un naturel altier et impérieux, Fulvie considérait la moindre infraction à ses ordres, même à ses désirs, comme une offense inoubliable. Sans déclarer ses rancœurs, elle en voulut à tous ceux qui ramenaient devant elle la figure détestée qu’elle entendait balayer de son chemin.
Les congés terminés, elle prit de moins en moins souvent le train de Saint-Germain. A ses confidents, elle déclara, avec grand découragement, renoncer à une entreprise qu’elle devait reconnaître impossible, — la conquête d’une malheureuse enfant dont la mentalité était faussée… On la plaignit, on la cajola ; ses amis s’ingénièrent à la dédommager de ce mécompte.
— Cette pauvre charmante Fulvie ! Un mari déjà âgé, d’une profession austère. Et trouver tout de suite la charge d’une grande niaise, ingrate par-dessus le marché !
La naissance de Loys survenant peu après la mort de M. de Lancreau, Mme Davier avait passé dans une quasi retraite les deux premières années de son mariage. Maintenant, Évelyne écartée, — cette longue fillette qui, en l’appelant Petite Mère, lui causait tant d’agacements intimes — la brillante jeune femme put s’abandonner à ses vrais penchants, réprimés jusqu’ici par la force des choses.
Pourvue actuellement de larges ressources, elle sut mettre en valeur sa beauté par une élégance raffinée. Tout de suite, elle fut cotée étoile dans la Foire aux Vanités. Sa présence contribuait à l’ornement d’un salon. Les invitations se multiplièrent.
Stany, lancé par ses relations de journal et de théâtre, l’intéressa à une vie soi-disant artistique, artificielle et fascinante. Fulvie devint une assidue des petits vernissages, des répétitions générales, des premières et des avant-premières dans les théâtres boulevardiers ou les boîtes à musique montmartroises.
Ah ! qu’il était de son goût ce tourbillon d’éternel galop ! Avec délices, la jeune femme bondit au plein milieu de ce gai tumulte. Il fallait être dans le train : elle prit le rapide-éclair !
En trois mois elle gagna ses grades. Désignée par son frère à l’attention des petits soiristes, elle se vit attribuer un cliché particulier dans la classification de la galerie vivante : « La belle Mme D… au galbe impérial ! »
Et, dans la chronique mondaine d’un grand journal, Fulvie eut un jour l’enivrante gloire de voir mentionner « ses épaules sculpturales, au grain marmoréen », et la toilette « inspirée qui révélait sa vénusté ! »