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Derrière le voile : $b roman

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V

L’année scolaire s’acheva, dispersant les élèves de l’institution Duluc.

Évelyne retournait à Versailles, sans voir se résoudre les perplexités aiguës de Raymonde et de Mme Airvault. Mme Forestier, compatissant à cette détresse excessive, chercha le moyen d’assurer, durant les vacances, un peu de tranquillité aux deux éprouvées. Elle les envoya passer août et septembre dans une maison champêtre qu’elle possédait aux confins des bois de Marly, la femme du jardinier étant chargée d’apprêter leurs repas.

C’était une vieille demeure, digne d’être peinte par Le Sidaner. Les fenêtres des deux chambres mitoyennes ouvraient sur un petit parc planté d’arbres résineux, de chênes et de tilleuls ; entre les massifs s’entrevoyait, par claires échappées, la calme et charmante campagne. Des petits villages élevaient leurs toits au-dessus de l’étendue des champs et des prés. Des fleurs, des fruits dans le verger ! Des aliments simples et sains, des œufs dénichés dans le poulailler, du lait frais. Outre ces agréments journaliers, de temps à autre, la surprise d’une visite d’Évelyne et de son père ! Et par-dessus tout, primant tout, cette fortune de vivre là, ensemble, cœur à cœur !

Quels avantages — qui eussent été de la félicité — si l’angoisse latente n’eût retenu toute jouissance et assombri la clarté des jours !

Vers le début de septembre, une lettre de M. Vielh apporta les premiers résultats de son enquête.

Raymond Airvault était parti de Talca au début de mai, en prévenant son entourage qu’il s’absentait quelques jours. Il allait vers le Sud, à Constitucion, pour y étudier l’agrandissement d’une chapelle, dans un couvent de sœurs françaises, et il devait bifurquer vers Chillan afin de discuter sur place un projet de Palace, adapté aux besoins de la station thermale, de plus en plus fréquentée.

Airvault annonçait qu’il profiterait de ce petit voyage pour s’offrir les émotions de la descente des fameux rapides du Maule.

Depuis ce départ, nulles nouvelles.

Or, deux catastrophes s’étaient produites à cette époque, presque simultanément, dans la région visitée par Airvault : un pont de chemin de fer, dont les assises avaient été ébranlées par une récente secousse sismique, s’était effondré, dans un fleuve, au passage du train. Quatre wagons se trouvaient complètement immergés. Nombreux furent les cadavres, fracassés, défigurés, qui, roulés par le courant entre les roches, ne purent être identifiés.

Et à Chillan, une vaste posada, construite en bois, avait pris feu en pleine nuit. Plusieurs voyageurs n’eurent pas le temps de se sauver et périrent dans les flammes. Airvault se trouvait-il parmi eux ? Aucun indice ne permettait de le certifier.

L’architecte pouvait aussi avoir été victime d’un accident ignoré, pendant sa navigation — assez hasardeuse — sur le Maule.

Aussitôt ces renseignements obtenus, M. Vielh fit insérer, dans les principaux journaux du Chili, une annonce promettant récompense à qui pourrait fournir des indications sur le Français Airvault, dont les traces étaient perdues depuis le 10 mai.

Personne ne répondit à cet appel.

Dès son retour, à la fin de septembre, M. Vielh fit mander la femme de son employé et ne lui cacha pas son découragement.

— Ne comptons plus que sur le hasard pour nous apporter la lumière. Mais toutes les probabilités, hélas ! concordent ! Et pour moi je ne garde pas d’illusions.

Le patron de Raymond rapportait les papiers, livres et effets, demeurés en désarroi dans l’appartement du défunt, à Talca. En palpant ces pauvres dépouilles, les souvenirs des temps heureux, l’amour désespéré se ravivèrent chez Madeleine. Touché de cette poignante douleur sans plaintes et sans phrases, M. Vielh s’évertua aux exhortations.

— Patience. J’ai donné ordre de poursuivre les investigations commencées, et à chacune de mes tournées, je réchaufferai le zèle des enquêteurs. Tôt ou tard, nous saurons les circonstances, et la preuve nécessaire sera obtenue.

En homme d’affaires, il songeait surtout aux conséquences funestes de ce mystère environnant la mort d’Airvault. Pendant une période indéterminée, peut-être longue, la famille du disparu resterait privée des bénéfices de l’assurance. Et cette femme, encore charmante, serait dans l’impossibilité de refaire sa vie, d’accepter un nouvel époux.

Madeleine, elle, bien loin de ces idées, considérait surtout les différentes hypothèses émises sur la fin de celui qu’elle aimait. En l’une ou l’autre de ces conjectures, le mari adoré avait subi les tortures d’une mort tragique, dans des circonstances effroyables.

M. Vielh, cependant, déroulait des papiers et les montrait à la veuve.

— En ouvrant les cartons de votre mari, j’y ai trouvé ces plans. Ce sont des projets, extrêmement intelligents et ingénieux, dressés pour des travaux secondaires, dont il avait déjà préparé les bases, et qui se continueront à mon compte. Il est de toute justice que je vous en verse une rétribution approximative.

Il avançait cinq billets de mille francs vers Madeleine. Il surprit chez la jeune femme un léger sursaut, comme l’esquisse d’un recul, et expliqua nettement :

— Ce n’est pas une aumône, madame Airvault, mais une rémunération légitime, due au talent et au labeur de votre mari. Il serait malhonnête à moi de profiter de ces esquisses, sans vous les acheter.

Ainsi convaincue, elle prit possession des papiers bleus — avec un respect et un attendrissement recueillis — ainsi qu’un legs inattendu, venant de l’être cher entre tous.

A cette faible somme se bornerait sans doute l’héritage du défunt.

En effet, la compagnie d’assurances allégua l’équivoque pour se refuser au paiement immédiat de la prime.

Un représentant de cette compagnie, quinteux, bilieux et rechigné, ne se contenta pas d’exposer les stricts règlements, mais jeta, sans ménagement, à la veuve des suppositions insultant la mémoire d’Airvault.

— Un homme ne donne plus signe de vie… Il peut quand même être vivant.

— Quoi ! Mais…

— Mais ?… Est-ce qu’un scandale, récent et retentissant, n’avait pas montré l’exemple d’une disparition simulée. Tout le monde s’y était laissé prendre, quelque temps, grâce à une mise en scène habilement réglée. Le fait se passait en France. Le subterfuge avait été bientôt éventé. Mais que de facilités pour pratiquer pareil stratagème entre les Andes et le Pacifique !

— Monsieur ! Un tel outrage !…

— Madame, je parle affaires. Inutile de se fâcher ! Il fallait seulement établir qu’une chose, jugée extravagante a priori, appartient néanmoins au domaine du possible !

Madeleine, atterrée, n’en voulut pas écouter davantage et se retira, un poignard en plein cœur.

Cette angoisse nouvelle était cent fois pire que l’affliction du sacrifice. L’abominable doute allait-il désormais obscurcir de noires vapeurs l’image bien-aimée ?

Le docteur Davier, auquel elle se confia, s’éleva avec énergie contre la cruelle suggestion.

— N’admettez pas cela un seul instant ! Vous avez eu affaire à une brute ! Tenez-vous-en aux appréciations si justes de M. Vielh. Ne laissez pas ternir le souvenir d’un brave et charmant mari, qui vous aima d’un amour profond. Il suffisait de l’entendre prononcer votre nom pour être édifié sur l’affection qu’il vous vouait.

Médecin de la compagnie d’assurances, Davier essaya d’intervenir auprès d’autorités plus hautes que le grincheux employé. Mais le chef — avec une courtoisie aussi impeccable que la raie partageant ses cheveux plaqués — répéta les objections de son subordonné : les statuts étaient formels.

— La mort dudit Airvault peut sembler évidente à ses amis. Mais nous, hommes positifs, nous devons examiner soigneusement les circonstances. Un individu conclut avec nous un contrat. Il est jeune, robuste, mais il part au loin ; il désire prémunir la famille qu’il laisse en Europe. Rien que de judicieux dans cette prévoyance. Quelques mois après son arrivée au Chili, plus personne ! On veut croire qu’il a succombé dans une catastrophe ! Peut-être est-ce vrai. Mais aussi n’a-t-il pu profiter des événements opportuns pour laisser supposer sa mort, et, tout en assurant un petit patrimoine à sa femme et à sa fille, se libérer des liens anciens pour commencer une vie nouvelle sur un autre continent ?

— Mon cher monsieur, tout positif que vous vous vantiez d’être, je vous reconnais une imagination de romancier.

— Du tout ! La vie réelle fourmille de pareilles histoires ! Mon raisonnement s’appuie sur la connaissance de la faiblesse humaine. Votre protégé était empêtré d’antécédents fâcheux.

— Oh !…

— Fut-il, oui ou non, inculpé de vol ?

— A tort ! Ce fut démontré ! Une ordonnance de non-lieu a été rendue.

— Une ordonnance de non-lieu n’a pas la valeur justificatrice d’un acquittement, rendu après débats publics. Votre homme restait donc sous la main de la justice. Il a pu trouver une occasion inespérée d’échapper à cette emprise et de refaire son existence. Qui sait si une belle signora ? Hé ! hé !…

— Rien ne nous donne lieu de supposer une fugue ! repartit assez froidement le médecin, crispé par la voix huileuse et les petits ricanements satisfaits. Airvault, de l’aveu de son patron, travailla comme quatre pendant son court séjour au Chili, et il s’était fait hautement estimer dans la société française, là-bas.

— Mon cher et honoré docteur, je ne vous empêche nullement de continuer, vous aussi, votre estime au supposé défunt. Mais, dans l’état de choses actuel, les quarante mille francs de prime resteront consignés jusqu’à ce que lumière soit faite. Croyez bien que si j’en avais le pouvoir, j’essayerais de fléchir la rigueur du règlement — ne fût-ce que pour vous être agréable.

Le docteur Davier sortit de cet entretien étrangement déprimé.

Il se laissa emporter par l’auto, sans accorder un regard aux grâces de la route. Pourtant les sites de l’Ile de France, dans la tonalité lilas et fauve de cette fin d’octobre, déployaient leur harmonie puissamment séductrice.

Mais l’âme, facilement pénétrée d’ordinaire par la poésie de la nature, demeurait insensible et fermée, comme retirée en elle-même. Et, dans ce refuge intérieur, elle se repliait, encore frémissante, devant le voile jadis abaissé et maintenu rigide.

La pensée osait-elle un mouvement, aussitôt elle se trouvait entraînée dans un cycle resserré, monotone, aux aboutissements immuables : « Si l’innocence d’Airvault, en temps utile, avait été pleinement et clairement démontrée, moins de préventions et de suspicions se dresseraient maintenant, incitant à la défiance. La veuve et l’orpheline ne se trouveraient pas en butte à ces difficultés misérables. »

Appuyé aux coussins de sa voiture, ainsi rêvait le docteur Davier, tandis que défilaient, rapidement, les faubourgs, les villages de la banlieue. Sans répit, une voix triste et basse, soufflant on ne sait d’où, se mêlait au bruit du moteur, répétant cette injonction pressante : « A toi de réparer l’injustice ! A toi ! A toi ! C’est ta tâche ! »

En arrivant chez lui, le médecin s’enferma dans son cabinet, rédigea une longue lettre destinée à la Suisse, et eut soin de la porter lui-même à la poste.

Quand il rentra, à l’heure du dîner, Stany, installé dans le boudoir de sa sœur, grillait des cigarettes avec béatitude.

Le jeune homme, depuis quelques semaines, rectifiait ses allures excentriques pour se transformer en gentleman d’aspect sérieux. Une société financière de récente création utilisait sa preste jactance — et surtout le nom à particule gravé sur sa carte — pour l’envoyer comme « rabatteur » chez les petites gens, toujours en peine de placements sûrs.

Stany se félicitait de cette situation qui lui permettait d’agréables déplacements. Sa mission l’amusait infiniment. Il jonglait maintenant avec les chiffres, de façon à étourdir la raison des auditeurs. Sa faconde atteignait l’éloquence pour dépeindre les entreprises grandioses qui assureraient aux avisés, sachant saisir l’occasion, monts d’or et merveilles de terre promise.

Allongé dans un fauteuil, il décrivait son procédé, au grand divertissement de sa sœur :

— Tu comprends ! Il faut infiniment de doigté ! Pas d’emphase d’abord : un préambule simple, engageant, à la fois cordial et retenu. Un exposé net comme une leçon de géographie, mais bourré de citations scientifiques et de termes de bourse. Le gogo boit cela comme une limonade. Puis le discours s’élève vers les hauteurs sublimes. Nous grimpons de roc en roc ! J’arrive à la caverne où se cache la Fortune, hissée sur sa roue, prête à déverser sa corne d’abondance. A cette apparition magique, fasciné, subjugué, le bonhomme que je travaille ne saurait plus me refuser sa signature. Autant d’empoché !

Fulvie riait aux éclats.

— Mon cher, tu me sembles avoir trouvé le filon ! Stanislas Bouche-d’Or ! Crois-tu un peu à ce que tu racontes ?

— Oh ! cela, c’est autre chose ! répliqua Stany avec flegme. Il m’est recommandé de « prêcher ». Mais on n’exige pas que j’aie la foi !

— Alors, permettez-moi de vous dire mon opinion, bien qu’elle n’importe guère ! interrompit le docteur Davier. Vous faites là métier d’attrapeur !

— Non ! de trappeur ! corrigea très gentiment Stany, rallumant une cinquième cigarette. Que voulez-vous ! J’ai un tempérament de chasseur. Atavisme ! Ne pouvant courir le loup et la grosse bête, je chasse pauvrement, piètrement, au miroir ! Il faut être de son époque ! Il y eut la période du renne et du mammouth, maintenant…

— Nous en sommes au règne du muflisme ! définit le médecin, ouvrant un journal.

Mais Loys entrait, râclant le tapis de Savonnerie des roulettes mal dégrossies d’un cheval de bois.

— Regardez-moi ce futur cavalier et son impétueux palefroi ! s’écria Fulvie, tendant les bras à son fils.

Sans se laisser distraire par ces agaceries, le garçon, en ligne droite, se dirigeait vers son père.

— Mon petit amour ! murmura Davier, s’inclinant vers la tête brune aux frisons légers.

Appuyé à son genou, l’enfant le buvait du regard avec une adoration muette. Et, sous la caresse de ces yeux frais, de suaves effluves s’épandaient dans le cœur paternel.

— Décidément, quand vous êtes là, personne n’existe plus pour lui ! constata la mère, piquée.

L’annonce du dîner fit heureusement diversion. Davier, la pensée absente, laissa le frère et la sœur causer à leur guise sans se mêler à l’entretien.

— Des obsessions professionnelles qui me poursuivent ! s’excusa-t-il, comme sa femme lui reprochait aigrement son mutisme.

Et il continua de s’abstraire. En esprit, il suivait la lettre qui cheminait vers les Alpes.

La réponse lui parvint dans le plus bref délai, ainsi qu’il l’avait demandé. Le jour même, le docteur se rendait à Saint-Germain-en-Laye, dans la petite maison où Madeleine était revenue, lorsque la rentrée des classes avait rappelé Raymonde.

— Mme Airvault, vous vous êtes engagée à m’obéir — ou plutôt à suivre mes avis de confiance. Voici l’heure de vous exécuter. Rassemblez, sans un instant de retard, ce qui vous appartient, et dès demain vous reprendrez la route de Lézins.

Effarée, elle se récria.

— Docteur, y songez-vous ! Je ne suis plus en mesure de payer l’hospitalité du sanatorium. Les cinq mille francs donnés par M. Vielh doivent être consacrés à l’éducation de Raymonde.

— Tranquillisez-vous à cet égard. Je…

— Docteur, je crois comprendre… Non, non !… Je ne veux pas que votre générosité aille plus loin que le don de votre temps et de vos soins ! C’est déjà trop.

— Ne vous agitez pas ainsi, et ne me coupez pas la parole avant que je me sois expliqué entièrement, s’il vous plaît ! Voici l’hiver qui s’annonce. Cette maisonnette, très gentille, j’en conviens, est située en contre-bas dans un fond humide. J’appréhende pour vous les brumes perfides de la mauvaise saison. J’ai donc correspondu, à votre sujet, avec mon collègue de Lézins. Mis au courant de la situation, il a trouvé une solution ingénieuse : je viens vous la proposer. Vous vous êtes fait apprécier là-bas. On vous y verrait revenir avec plaisir. Vous êtes en état maintenant de surveiller la lingerie, la bibliothèque, l’ordonnance des salons, de causer un peu avec les pensionnaires anglais. Le docteur Aubert estime que quatre heures, chaque jour, de ces occupations, compenseraient, au delà même, les frais de votre nourriture. Le reste du temps, vous le passeriez au soleil, sur la bienheureuse chaise-longue. J’ajoute que Mlle Duluc, pressentie, consent volontiers à diminuer d’un tiers la pension d’une élève, sujet d’avenir, qui fera honneur à son institution.

— Je comprends à peine… Ou plutôt je comprends que tout le monde s’entend pour nous obliger ! murmura Madeleine, le cœur gonflé. Si j’étais fière comme autrefois, je souffrirais de me savoir… l’objet de la pitié générale. Aujourd’hui tant de bonté m’étonne… et me fait du bien… Mais je vais encore me séparer de ma fille ! Ah ! cela, c’est l’arrachement, la douleur sans nom !

— Votre premier devoir maternel, en ce moment, est d’achever votre guérison et de laisser votre enfant travailler en toute quiétude. Il n’y a pas de meilleure manière pour vous préparer, à l’une et l’autre, un avenir tranquille que votre mutuelle affection embellira.

La logique de ce raisonnement s’imposa au bon sens de Mme Airvault. Réprimant son chagrin, docile et résignée, elle s’embarqua, le lendemain soir, à la gare de Lyon, escortée jusqu’au wagon par Raymonde et Évelyne, qui, sur son instante sollicitation, avait été admise à accompagner son amie sous la garde du docteur.

Et la voyageuse emporta dans son exil, suggestive de courage et d’espoir, la vision des deux jeunes figures, et de l’homme respecté qui représentait à ses yeux un émissaire de la Providence, la Sagesse et la Bonté incarnées, — en un mot, la Loi et les Prophètes !

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