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Derrière le voile : $b roman

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Derrière le voile

PREMIÈRE PARTIE
LE SOIR DU 12 JUIN

I

Le docteur Davier quitta sa victoria à l’angle de l’avenue de Paris et de la rue Saint-Pierre.

— Je ferai le reste de ma tournée à pied. Rentrez, Auguste !

Et le médecin foula le bitume d’un pied alerte, heureux de se mouvoir dans la tiédeur apaisée et dans la lumière qui s’étendait en larges nappes sur le trottoir.

Le soleil de juin baignait de clarté rose les façades tournées vers l’occident, avivait les couleurs des étoffes exposées, faisait jouer des étincelles parmi les bibelots, les armes, les bijoux des étalages. La gloire et le bonheur de l’été animaient de beauté et de jeunesse les choses les plus communes.

Cependant le côté gauche de la rue plongeait dans le clair-obscur. S’élevant au-dessus des toits des maisons et allongeant son ombre jusqu’au milieu de la chaussée, un pignon fruste et noir découpait un triangle rébarbatif sur le ciel. De rares fenêtres, garnies de barreaux, perçaient l’épaisse muraille, et, en bas, une porte sévère et massive s’incrustait dans une arcade trapue. Le docteur regarda au passage cette sorte de forteresse contre laquelle se tapit le Palais de Justice. Et l’inconsciente joie qui amenait un fredon près de ses lèvres s’évanouit.

— Pauvre Airvault ! Penser qu’il se morfond là-dedans ! Eût-on jamais supposé que ce gentil artiste connaîtrait, quelque jour, cette sinistre cage !

Nombreux étaient les promeneurs qui, la chaleur tombée, musaient le long des magasins de nouveautés et des boutiques d’antiquaires. Le docteur Davier, encore détourné vers la prison Saint-Pierre, heurta un amateur de gravures, courbé en deux devant un vieux cadre.

Au choc, le monsieur se redressa, grommelant : un quinquagénaire agréablement replet, rose, frais, des cheveux argentés frisant à ses tempes grasses — tel un galant financier crayonné par Perronneau.

Son regard furibond, prêt à foudroyer l’interrupteur, éteignit instantanément ses éclairs, dès qu’il se pose sur le médecin.

— Ah ! cher, si ce n’avait été vous !

— Vous provoquiez en duel le quidam, maître Bénary ! Chez vous, — on le sait — la toge n’exclut pas l’épée ! Pardonnez à mon étourderie. Je regardais en arrière !

— Et moi, je faisais obstacle à la circulation ! Mais quelle excuse ! Regardez s’il n’y a pas motif de s’absorber ! Une carte des royaumes de France et des Pays-Bas, avec génies allégoriques de Cochin ! Mais Mme Lermignot est tellement dure à la détente ! soupira l’avocat.

La marchande, aux aguets derrière sa vitrine, s’entendant nommer, parut sur le seuil, engageante :

— Entrez donc, messieurs ! Je viens de recevoir des choses qui intéresseront sûrement des connaisseurs tels que vous. Un bonheur-du-jour, entre autres, que M. Gaspard de Terroy, s’il vivait encore, ne laisserait à personne ! Pauvre M. de Terroy ! Dire que je lui ai vendu, le 12 juin même, ce collier qui l’a peut-être fait assassiner le soir !

— Oh ! oh ! se récria le docteur. Assassiner ! Ne prononcez pas un pareil mot ! M. de Terroy est décédé de mort naturelle. Rupture d’un anévrisme !

— Mais, s’il aperçut un malfaiteur qui le volait, cette vilaine surprise ne put-elle avancer sa fin ? objecta insidieusement Mme Lermignot. Ça paraît à tout le monde vraisemblable. Et, en tout cas, le résultat est le même pour le défunt, que tout Versailles regrette !

— Mais non pour celui qu’on accuse ! intervint Me Bénary. N’aggravez pas les charges qui pèsent sur mon malheureux client — innocent, j’en suis certain !

— Un bon avocat doit toujours le dire ! dit l’antiquaire avec un sourire flatteur. Mais quand on possède une jolie femme… qu’on veut un décor artistique à sa vie… Hé ! les hommes sont faibles !… Vous n’entrez pas, docteur ?

Le médecin, laissant Me Bénary gravir les deux degrés du magasin, consultait sa montre :

— Non. Pas le temps ! Je désire rejoindre ma famille au Parterre du Nord, et je veux voir auparavant la malheureuse femme de Raymond Airvault.

— Je l’ai visitée tantôt ! dit Me Bénary. Je voulais essayer de tirer d’elle quelque renseignement sur le fameux et fâcheux camée, trouvé dans un tiroir de son mari. Mais ce dernier ne lui en avait pas parlé ! Sacrée pendeloque ! C’est elle qui m’embarrasse ! Alors, cher ami, vous résistez vertueusement à la sirène qui s’appelle Mme Lermignot ?

— Oui ! Deux fois père, je ne dois pas m’exposer aux tentations onéreuses ! Mme Lermignot l’a décrété elle-même : les hommes sont faibles !

Et prenant congé en riant, le docteur poursuivit hâtivement son chemin, tête baissée. Cette brève causerie, sous l’enjouement des ripostes, contenait des sous-entendus graves qui agitaient sa pensée et sa vive sensibilité.

Cette marchande, retorse en affaires, mais douée de clairvoyance et de bon sens, n’avait fait que rapporter les rumeurs populaires — facilement accusatrices. Bénary, par habitude professionnelle, pouvait clamer l’innocence de l’inculpé, sans en être convaincu. Louis Davier voulait y croire, en dépit des apparences.

« Les hommes sont faibles. »

Certes, il ne discutait pas ce truisme, lui, le tendre, resté tendre en sa maturité, malgré les premiers frimas poudrant sa chevelure brune. Deux fois, il avait livré son âme dans un élan d’amour. Devant lui passèrent le fantôme gracieux de Laure, sa première femme, morte en donnant le jour à la chère Évelyne — puis la silhouette fière de Fulvie de Lancreau, vers qui l’avait jeté le Démon de Midi, et à laquelle il devait ce trésor vivant, l’adoré petit Loys.

Madeleine Airvault, sans posséder une beauté éclatante, était, elle aussi, une de ces créatures privilégiées dont le moindre geste exerce un charme et révèle une grâce. Rien d’étonnant à qu’elle fût en butte à la jalousie vulgaire.

Mais, admis par sa profession dans l’intimité du petit ménage, Davier avait pu maintes fois constater l’ordre, l’activité de la jeune femme, toute à sa tâche d’épouse et de mère. Les toilettes qui prenaient du style sur sa personne, les gentilles parures de sa fillette, étaient chiffonnées de ses mains. Son ingéniosité et les talents de son mari seuls donnaient à leur intérieur cet aspect d’élégance qui excitait l’étonnement et l’envie. Mais Madeleine était trop sage pour se livrer à des dépenses exagérées qui eussent déséquilibré son modeste budget. Cela, le docteur l’eût attesté sans hésitation !

Quoi qu’il en fût, la pauvre femme serait vouée maintenant à un sort précaire. La catastrophe déclenchée l’avait trouvée malade des suites d’une inquiétante broncho-pneumonie. Les émotions, causées par l’arrestation de son mari et l’humiliante perquisition, aggravèrent naturellement son état. Malgré son désir énergique de guérir pour lutter contre le mauvais destin, elle demeurait abattue, anémiée, à la merci de la moindre secousse.

Ainsi préoccupé, le docteur, répondant distraitement aux nombreux saluts, passait de la rue Saint-Pierre dans l’avenue de Saint-Cloud, vaste et vide, qu’il traversait pour gagner la populeuse rue Carnot. Là, les coups de chapeau devinrent plus fréquents encore.

Mais une curiosité se mêlait aux démonstrations polies. Les regards s’aiguisaient. Les têtes se penchaient derrière les vitres. Des boutiquiers s’avancèrent sur le trottoir, pour voir le médecin atteindre une vieille maison dont le premier étage ouvrait, sur un balcon de pierre effritée et sous un couronnement de rocaille et de rinceaux émoussés par le temps, trois fenêtres, voilées de stores de dentelles.

— Paraît que ça ne va pas encore chez les Airvault ! murmure le chapelier.

— Bah ! répondit la mercière, une jolie malade intéresse toujours son médecin !

Cependant, le docteur gravissait l’escalier aux marches usées, semées d’épluchures, la main appuyée à une rampe, élégamment contournée, dont la rouille mangeait les légers fleurons de fer forgé.

— Pauvre petite femme ! Tout cela est si soigné quand elle est bien portante ! pensa le médecin.

Au premier palier, il tira une bande de drap brodé, qui pendait au-dessous d’une plaque : R. Airvault — Commis Architecte.

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