Derrière le voile : $b roman
II
Miss Marwell, remontée dans ses appartements, en compagnie de Mme Airvault, Raymonde, victime des convenances, resta seule exposée à l’ennui des adieux — d’ailleurs fort abrégés. Quand elle entra dans la chambre de miss Daisy, elle vit cette dernière, guignant derrière son rideau le départ des excursionnistes, tout en allumant une cigarette.
— Bon voyage ! Je n’aime pas du tout la madame Junon brune, qui est la femme de votre tuteur. Elle doit le réduire à l’état de prince consort !
— Oh ! pas tout à fait !… c’est-à-dire pas du tout !… Mme Davier paraît altière, intimidante… mais elle a participé à beaucoup d’œuvres très bonnes pendant la guerre !
Miss Daisy, d’un geste, chassa le souvenir de Junon :
— Quant à Clélie, elle est jolie et douce, comme un iris blanc. Sans doute est-elle engagée au jeune homme sympathique ?
Raymonde ouvrit sa boîte à ouvrage.
— Je le crois… et l’espère ! répondit-elle, d’une voix posée. Les deux familles sont liées depuis longtemps. M. Clozel appartient à une lignée de célèbres éditeurs, établie depuis plus d’un siècle, et qui publia surtout des ouvrages scientifiques et médicaux. Il y eut un docteur Clozel qui fut, à l’Académie de Médecine, le collègue du docteur Forestier. Je sais tout cela par Mme Forestier elle-même.
— C’est chez elle que tu avais fait la connaissance de ce jeune homme ? demanda Madeleine.
— Mais oui ! Tous ceux qui furent, enfants, des habitués de la bonne maison, retournent volontiers, plus grands, à la source des agréables souvenirs.
La jeune fille parlait du ton le plus naturel, avec un enjouement calme, tout en dépliant une broderie. Mais, se ravisant, elle repiqua son aiguille pour proposer à miss Marwell :
— J’y songe ! Peut-être vous plairait-il d’entendre la suite de l’Enfant à la Balustrade ?
— Oh ! si vous n’êtes pas fatiguée, volontiers j’écouterai ! Merci ! J’aime ce petit garçon qui se bat avec le linge de la lessive !
Tandis que Raymonde, penchée vers le volume, continuait le charmant récit, Madeleine, pensive, considérait sa fille à la dérobée. Un pressentiment vague, une appréhension s’insinuaient chez la mère. Elle prenait conscience, d’une façon plus frappante, des changements survenus avec les années, et qui modifiaient l’âme de son enfant, jadis à l’unisson de la sienne. Elle n’avait pu surveiller le travail journalier de l’expérience. Que de sacrifices précieux entraînait la séparation !
— Oh ! la fine psychologie ! remarquait miss Marwell. Relisez, je vous prie, la dernière phrase.
Raymonde sursauta, comme réveillée. Elle rougit, en reprenant le passage qu’elle venait de lire avec une évidente distraction, la pensée rôdant ailleurs :
« Des personnes causent entre elles, et les mots aussitôt dits s’évaporent. Telle personne et telle autre causent, et il semble qu’entre leurs bouches, les mots demeurent. Ils demeurent…
— Je l’ai souvent observé ! approuva miss Daisy. C’est le début de l’amour qui s’ignore.
Madeleine soupira. Ce lien invisible, immatériel, projeté entre deux êtres, était-il besoin de paroles même pour le tisser ? Un échange de regards suffit. Ne croyait-elle pas avoir surpris ce phénomène, à l’heure précédente, entre un inconnu et l’enfant chérie ?
Cependant elle pouvait se méprendre. Aussi se défendit-elle d’intervenir. Une interrogation maladroite risquait de donner vie aux choses confuses, enfouies dans le nébuleux de l’inconscient. Madeleine n’osa tenter l’épreuve. Mais, plus que jamais, elle s’alarma et se lamenta en voyant arriver le terme de la réunion annuelle.
La dernière semaine s’entamait. En arrachant le feuillet de l’éphéméride, la mère ne put retenir sa plainte.
— Ah ! mon Dieu ! plus que six jours ! Et il faudra endurer encore la cruelle cassure !
Raymonde l’enlaça de ses deux bras ; de grosses larmes constellèrent, ainsi que des gouttes de rosée, les larges prunelles brillantes.
— Oh ! maman chérie, j’espère, cette fois ! Le docteur Davier travaille à notre rapprochement, tu le sais bien ! S’il réussit à fonder cette œuvre d’assistance à laquelle s’associe déjà Mme Forestier, la direction de la maison de Marly te sera dévolue. Alors je te retrouverais chaque soir ! Par le train, ou à bicyclette par les beaux jours, ce sera facile ! Quel bonheur d’être ensemble, enfin !
— Tu sais bien que je n’ose jamais admettre d’espérances ! Trop de fois, j’ai été désabusée ! fit tristement Madeleine. Supportons ! Subissons ! Voilà ce que je me répète seulement, en demandant à Dieu les forces nécessaires !
Encore une feuille d’enlevée au calendrier. Et, vers l’heure du lunch, miss Marwell, pénétrant dans le salon, vit quelqu’un s’incliner devant elle.
— Ah ! vous nous revenez ! s’écria-t-elle avec entrain. C’est gentil !
Valentin Clozel commença une explication un peu diffuse.
— Oui, j’étais chargé d’affaires pour la maison. Je devais me faire connaître à des collaborateurs, des correspondants. La rencontre des familles amies, à Lausanne, m’a fait négliger ces questions, quelques jours… Alors il me faut revenir sur mes pas !
— Parfaitement ! opina miss Marwell avec gravité. Business ! Business !
Clozel, cependant, saluait Raymonde Airvault qui, demeurée debout près de la table, feuilletait, d’un doigt fébrile, un album de publicité. Madeleine entrait dans le drawing-room, à cet instant. Elle saisit la fugace rougeur des deux jeunes visages qui, tout aussitôt, se creusaient et pâlissaient.
La mère, profondément remuée, rendit en silence le salut respectueux du jeune homme. Miss Marwell appela le nouveau venu par la baie.
— Regardez ! La montagne s’est habillée en ses atours d’hiver pour votre retour ! Il a neigé, la nuit dernière. Gris et blanc, ce matin ! Un effet polaire ! Enchanteur, is it not ?
— Oui, j’aime tous les aspects de la montagne et du lac ! Nous venions, chaque année, sur les bords du Léman, avant la guerre. C’est, à mon sens, le plus romantique, le plus vivant de tous les lacs suisses. Tant de souvenirs le peuplent : Rousseau, Byron, Senancour !
— Oh ! vous êtes littéraire !
— Oui, comme un livret-guide ! fit le jeune homme, riant. Mais il me faut être littéraire et scientifique pour soutenir dignement l’œuvre paternelle !
— C’est vrai ! Vous êtes publisher ?
— De naissance ! Les Clozel exercent le métier d’éditeurs depuis plus d’un siècle et demi. Mais aujourd’hui la profession comporte des exigences plus lourdes, en raison des acquisitions incessantes de toutes les sciences — physiques ou métaphysiques.
Ces explications étaient, en réalité, dédiées à Mme Airvault, vers laquelle le jeune homme se détournait. Raymonde continuait d’ouvrir et de refermer des annuaires de commerce, des indicateurs de chemins de fer, et s’attentionnait à étudier des modèles de tracteurs agricoles ou des gravures de modes.
… Pendant quarante-huit heures, Valentin Clozel resta commensal de l’Hôtel de la Grande-Bretagne, disparaissant entre les repas, mais consacrant fidèlement ses soirées à converser avec miss Marwell.
— Mon flirt ! disait triomphalement Titania, faisant sonner son aimable rire en grelot d’argent.
Mais, ainsi parlant, elle envoyait une malicieuse chiquenaude dans la direction de Rosalinde…
La pluie tomba, tout le matin du troisième jour, escamotant le paysage. Plus d’autre horizon que les masses humides. Une éclaircie se produisant enfin, vers le milieu de l’après-midi, Raymonde fut déléguée à plusieurs courses en ville : chemist, perfumer, etc. Les diverses missions accomplies, la jeune fille se trouvait à proximité de la terrasse Saint-Martin. Elle céda à la tentation d’y monter. Elle aimait ce belvédère dominant un vaste cercle, et d’où le rêve s’élançait, comme d’un tremplin idéal.
Aujourd’hui, lumière et lignes se brouillaient dans une grisaille presque uniforme. D’innombrables coulées bleuâtres indiquaient seulement les reliefs. Les glaciers des cimes lointaines, çà et là, révélaient faiblement leurs névés entre les vapeurs flottantes. Cette monotonie de l’espace parut désolante comme le désert du néant à l’âme passionnée. Raymonde crut apercevoir, dans le morne infini, l’image de son avenir, et son cœur sombra d’angoisse. Elle s’assit près de l’église, et son regard chercha dans le vide une clarté d’espoir.
Une forme humaine se dressa soudain, projetant de la vie dans cette perspective morte. Mlle Airvault jeta un léger cri.
— Ne vous effrayez pas ! dit Valentin Clozel, et ne vous indignez pas non plus, si je vous avoue que je vous guette, depuis mon arrivée ici, avec une patience d’apache. Mais vous êtes toujours accompagnée. Et j’imagine que vous vous méfiez de moi, que vous me fuyez.
Elle murmura d’une voix indistincte :
— Pourquoi désirez-vous tant causer avec moi ?
— Parce que j’ai beaucoup de choses à vous dire ! répliqua-t-il résolument. J’attends le moment propice depuis des mois. Cette occasion désirée, j’ai cru la saisir, un jour, chez Mme Forestier. Mais je fus dérangé… Et puis la guerre n’était pas finie. Je me fis scrupule de vous troubler. Et je déchirai la lettre où je vous déclarais que vous voir, vous entendre, c’était une jouissance jamais éprouvée et dont je ne me lasserais jamais ! Voilà !
Elle se détourna davantage. Mais elle ne parvenait pas à réprimer le tremblement qui l’agitait toute. Ses lèvres pâlies articulèrent :
— Ce n’est pas bien de parler ainsi… à la meilleure amie de la chère Évelyne.
— Évelyne ! répéta Valentin avec l’accent du plus profond étonnement. Pourquoi me nommer Évelyne Davier ? Elle n’a rien à faire avec la question dont je vous entretiens.
— Si, si !… Tout le monde suppose… Et ses parents, les vôtres croient peut-être… C’est si naturel !… Je ne veux pas être une cause de chagrin pour elle… ni pour son père.
Le jeune homme s’irrita.
— Mais Évelyne n’est pour moi qu’une gentille camarade… Je me moque de ce que le monde suppose… et même de ce que les familles combinent, du moment que mon bonheur personnel est en jeu. Ce que je sais pertinemment, c’est que vous m’avez conquis sans le chercher. Pourquoi n’ai-je plus vu que vous, subitement, dans le salon Forestier, un jour que vous organisiez une charade pour les petits ? Vos yeux, vos gestes, votre voix si gaie et si chaude… tout cela me poursuivit dès lors. Je compris la passion foudroyante de Roméo. Point n’est besoin de comparaisons romantiques ! Je vous aime de toutes mes forces. Ces deux jours, passés dans votre ombre, ont encore accru mon sentiment. Tout ce que je sais de vous me charme ! Croyez-vous pouvoir m’aimer un peu, comme moi, je vous aime tant ?…
Frissonnante, Raymonde essaya de couvrir de ses mains le flamboiement qui la brûlait du front au cou. Valentin saisit victorieusement les poignets blancs et dégagea le visage dont les paupières palpitantes dérobèrent le regard.
— Ma chère aimée !… Je crains de m’illusionner. Cependant, j’espère… Répondez ! M’aimez-vous ?
— Je vous en supplie, fit-elle très bas. Ne me tourmentez pas ainsi ! Ce que vous voulez est… généreux, mais irréalisable… Je suis une modeste institutrice… Vos parents doivent désirer pour vous une alliance… plus appropriée à leur situation.
— Cela n’entre pas en compte, je le répète ! Mes parents sont de braves gens… Ils se sont mariés eux-mêmes par inclination… Puis, hélas ! je demeure leur enfant unique. Mon frère aîné a été tué au début de la guerre ; ma jeune sœur est morte de la grippe l’hiver dernier. Quand j’amènerai une fille aimante et bonne dans leur maison en deuil, ils lui ouvriront les bras !
La suggestion de l’heureuse vision entraînait le jeune homme à un élan que Raymonde, éperdue, esquiva :
— Je vous en conjure, réfléchissez !
— Je réfléchis depuis des mois. L’heure est venue d’agir ! On n’a jamais trop de temps devant soi pour être heureux !
— Ayez pitié de moi ! dit-elle alors, les mains jointes.
Valentin recula d’un pas ; avec une inquiète attention, il considéra la face bouleversée de celle qui le suppliait.
— Vous êtes sincère ! reprenait-elle. Vous parlez avec décision, et vous pensez que toutes choses s’arrangeront à votre gré. Moi, tout au contraire, je crains, parce que j’ai déjà connu trop de déboires et de peines. N’entamez pas ma force en me faisant accepter trop vite des rêves qui me laisseraient, s’ils s’évanouissaient, sans courage pour ma tâche. J’avais deviné… oui, presque ! les sentiments que vous venez d’exprimer, parce que… moi-même…
— Oh ! Raymonde ! Raymonde ! je ne me trompais donc pas !
— Non ! non ! Mais… je craignais pour Évelyne… Je me haïrais de la faire souffrir ! Et puis, avant tout… vous m’entendez bien, il y a maman ! Maman qui a tant souffert et d’une façon si poignante, si imméritée ! Vous ne savez pas tout de nous ! Je ne veux pas que ma chère mère soit jamais humiliée ! Je préférerais ne jamais me marier !… c’est pour cela que je vous redis : Réfléchissez… Soyez prudent ! Ayez pitié de moi !
Valentin demeurait immobile, perplexe et stupéfié. Ces phrases agitées, mais pleines de sens et de volonté, tombaient en froids glaçons dans son âme exaltée.
Le masque viril, aux linéaments réguliers, sculpté comme dans la pierre par quatre ans de fatigues et de dangers, se resserrait, durci par l’effort mental. Ainsi devait-il paraître, sous le casque, aux heures guerrières ! Cette lutte intense, au surplus, ne déchaînait-elle pas autant d’idées en conflit qu’un départ pour l’assaut, et le même désir de vaincre ?
Le jeune homme eut besoin de toute son énergie pour dominer ce tumulte intérieur. Mais son amour sortait plus ferme et plus grand du combat.
— Raymonde, fit-il avec gravité, les paroles que nous venons d’échanger valent des promesses. Vous avez raison. Je veux que vous soyez désirée, appelée. J’agirai en conséquence, avec la circonspection que vous me recommandez ! C’est déjà être heureux que de croire le bonheur possible ! Ah ! ma petite bien-aimée !… Je vais partir dès ce soir ! mais je prendrai congé sans que vous soyez là. Car je ne saurais pas dissimuler mon ivresse ! Au revoir !… Je vous emporte dans mon cœur !
Elle n’eut pas besoin de répondre. Son regard exprimait tout ce que la voix n’eût su traduire.
… Une heure plus tard, Valentin Clozel annonçait son brusque départ à miss Marwell et à Mme Airvault. Raymonde, malencontreusement remontée dans sa chambre, après le thé, pour liquider sa correspondance attardée, ne se trouvait pas présente. Le jeune homme, très correct, regretta de ne pouvoir offrir ses hommages à Mlle Airvault et pria les deux dames de lui servir d’interprète.
— Vous la retrouverez à Saint-Germain ! fit malicieusement miss Daisy… Tandis que, nous autres, nous serons privées pour longtemps du plaisir de vous revoir !
— Peut-être ! Je voyagerai, le semestre prochain, pour secouer les dernières traces de poudre et de boue des tranchées et poursuivre mon initiation professionnelle !
— Alors, si le destin vous amène du côté de Menton, n’oubliez pas que nous comptons passer l’hiver et le printemps sur la montagne, en face la mer !
— A merveille ! Je rêve de gagner Gênes et Milan par la magnifique route de la Riviera !
— Voyez comme tout s’arrange ! s’extasia la taquine fée Titania. Vous nous apporterez des nouvelles de notre Raymonde, won’t you ?