Derrière le voile : $b roman
XIII
Dans une petite chambre haute de l’institution Duluc, une jeune fille brode une légère guirlande à l’encolure d’un fourreau de crêpe rose.
Est-il occupation plus distrayante et couleur plus agréable à l’œil ? Aussi un sourire creuse-t-il une fossette dans la joue lisse, et un rayon filtre des longues paupières abaissées, comme d’une étoile cachée sous la nue.
Et la pensée voltige, ainsi qu’un oiseau, mais aussi preste que l’aiguille. De vivifiants effluves s’exhalent de tous les coins — et plus spécialement de ce tiroir de la petite table, près de laquelle est assise la brodeuse. Parfois, la main s’y introduit, dans ce mystérieux tiroir, et cherche un papier parmi d’autres lettres — un papier que les yeux parcourent et que les lèvres frôlent, avant qu’on le replonge dans les ténèbres.
Depuis trois semaines, le facteur a fort à faire avec Mlle Raymonde Airvault ! Tous les deux jours ou presque, la missive maternelle venant du Midi. Et soir et matin, un billet de Paris qui se substitue vite au dernier reçu dans une cachette, plus secrète encore que le tiroir — contre le cœur frémissant, sous l’étoffe du corsage.
Oh ! ces messages incandescents ! Ils doivent se trahir et piquer des scintillements de lucioles entre les épîtres banales, charriées par l’honorable employé des postes !
Toujours et encore, ils chantent l’éternelle chanson qui se répète sans cesse et ne lasse jamais : « Je vous aime ! »
Mais souvent, à ce refrain, s’ajoutent plainte et reproche : « M’aimez-vous autant que je vous aime ? Alors abrégez l’attente ! Vous voir deux fois par semaine seulement, c’est à en mourir ! Devons-nous languir jusqu’au début de février, par égard pour miss Marwell et Mlle Duluc ? »
Inutile de parler le langage de la raison à ce jeune homme bouillant ! En vain lui explique-t-on que ni la mère, ni la fille ne peuvent faire défaut vilainement à celles qui les soutinrent : Mme Airvault ne voulant pas quitter sa compagne, ni Raymonde, sa directrice, avant l’arrivée de leurs remplaçantes ; Valentin Clozel regimbe et maugrée, envoyant à tous les diables Titania et la respectée institutrice.
Et les blasphèmes ne sont qu’une variante de la délicieuse affirmation, exprimée dans ces lettres, lues et relues : « Je vous aime ! »
Est-il possible que ce soit l’enfant d’autrefois, abreuvée d’humiliations et d’amertumes, qui se voie ainsi désirée, aimée, et pour qui se prépare un nid doux et chaud où maman sera abritée paisiblement, enfin !
« O père, puisses-tu être témoin de ces prodiges ! Et que soit bénie la chère famille qui nous adopte toutes deux ! »
Délicatement — comme ils font toutes choses — M. et Mme Clozel ont laissé comprendre à Raymonde Airvault que le docteur Davier, en les mettant au fait de la malheureuse erreur d’autrefois, leur a communiqué son estime et sa sympathie pour le calomnié ! Et la mère de Valentin, en attirant contre elle la fiancée de son fils, ajoutait affectueusement :
— Ma chère petite, ne restons pas captifs du passé. Marchons vers l’avenir éternel en essayant de rendre le présent généreux et fécond, riche de bonheur par la bonté et par l’amour.
Et Raymonde a pénétré le sens implicite de ce conseil élevé. Sursum corda ! Elle a chassé de sa mémoire le souvenir terrible de l’angoisse qui lui chavira l’âme, un soir, quand elle courait du lit où expirait Philomène Pradin au logis de son tuteur et qu’elle griffonnait, à la gare, un billet désordonné qui décelait le soupçon poignant.
Lorsqu’elle se représente la longue suite des bienfaits reçus, Raymonde repousse, avec une horreur de sa rapide ingratitude, le doute qui la tortura, ce funèbre soir.
Elle a appris, d’aventure, le départ de Stanislas de Lancreau pour l’Afrique. Y a-t-il corrélation entre cet événement et les aveux in extremis de Philo ? La jeune fille s’interdit de le chercher. Ce qu’elle souhaite, par-dessus tout et avant tout, c’est de garder sa mère en quiétude. Ce qu’elle veut retenir en elle-même, c’est le sentiment de reconnaissance envers le protecteur qui lui valut l’accueil chaleureux de sa future famille.
Combien la vie sera bonne entre ces gens simples, charitables, excellents ! En y songeant, Raymonde s’émeut à tel point qu’elle doit écarter bien vite l’étoffe fragile où risque de tomber une tache d’eau.
La trépidation d’un moteur, devant la maison, effarouche les jolis rêves. Qui arrive ?…
C’est jeudi. Les élèves sont allées se promener sur la terrasse du Château, conduites par Mlle Duluc et la seconde maîtresse. Raymonde doit recevoir les visiteurs. Curieuse, la jeune fille glisse un coup d’œil entre les rideaux et reconnaît la limousine grise de son tuteur. Promptement, elle enlève son tablier de satinette et se précipite dans l’escalier.
Mais, au lieu de la sombre silhouette masculine, elle entrevoit, dans le vestibule, une forme gracile et longue sous un manteau gris clair, une toque de loutre, un halo de cheveux dorés ! Évelyne !
Involontairement, Raymonde s’arrête et sa main pèse sur la rampe.
Hélas ! Évelyne ! Pourquoi faut-il que ce nom tendre provoque un pincement au cœur !
Anxiété inavouable ! Le choix inattendu de Valentin n’a-t-il point froissé quelque chose dans l’âme suave, fraternellement amie ? Cette appréhension, qui n’a pu s’élucider, jette toujours sa brume dans la félicité de Raymonde. Et c’est avec un transissement intime que la jeune fille aborde Mlle Davier.
— Chérie ! L’aimable surprise ! Tu es seule ?
— Oui. Papa m’a prêté l’auto pour trois heures. Alors je suis accourue vers toi. Il y a si longtemps que nous n’avons bavardé. Quelle chance que tu sois restée cette après-midi. D’ailleurs, je comptais te poursuivre !
Les deux jeunes filles s’embrassent avec effusion et pénètrent dans le salon vide, les bras enlacés.
— Quelles nouvelles nouvelles, Rara ? J’en suis affamée, étant privée de toi depuis un mois et demi ! Je me suis trouvée très lasse, après ma grippe. Ensuite Loys m’a accaparée.
— Comment va-t-il, le cher mignon ?
— De mieux en mieux. Nous l’emmenons à Pau… dès que nous t’aurons vue madame la mariée ! Mais oui ! Vos dates vont gouverner nos déplacements, mademoiselle ! Quand arrivera ta maman ?
— Dans huit jours, pour le nouvel an, — la parente de miss Marwell ne se décidant pas à quitter l’Angleterre avant Christmas !
— Et tes fiançailles ?
— Le 3 janvier, chez Mme Forestier, comme tu le sais déjà, probablement.
— Oui, oui ! La bonne amie veut — a-t-elle dit à papa — que la maison où s’ébaucha l’idylle en abrite la consécration ! Ainsi sera respectée l’unité de lieu exigée par les règles classiques !
Et Évelyne éclate de ce rire frais et cristallin qui ravit son amie. Ah ! quel allègement de l’entendre plaisanter avec cette pleine liberté d’esprit ! Tout s’ensoleille maintenant dans la pièce banale, grise et froide. Raymonde ne sent plus que la douceur de l’abandon et la tiédeur de la main amicale où la sienne repose.
— J’ai des renseignements innombrables à obtenir de toi, reprend Mlle Davier. Papa nous dit bien les choses en gros, mais un monsieur, bousculé par l’épidémie de grippe et l’installation d’une œuvre, a bien autre chose à penser qu’à satisfaire la curiosité d’une jeune sotte. Ta bague est-elle choisie ?
— Oui ! Beaucoup trop belle ! Une goutte de rosée cristallisée sur un cercle d’or !
— Parfait, poétique enfant ! Et malgré toi, traditionnelle ! Je gagerais que tu porteras la robe rose des ingénues, pour le repas des accordailles !
— Gagné ! Mais toi-même, penses-tu à ta toilette ?
— Comment donc ! Deux robes neuves en ton honneur ! A propos d’honneur, j’espère que tu seras fidèle à l’arrangement conclu aux environs de nos quatorze ans, et que je serai ta première bridesmaid… Tu demanderas peut-être miss Marwell pour brillante seconde…
Toutes les deux rient avec la même folie contagieuse qu’au temps de l’adolescence. Plus sérieusement, Évelyne prononce :
— Je ne viens pas ici seulement pour mon plaisir, mais chargée d’une mission gouvernementale. Votre tuteur, mademoiselle, se déclare lésé par les volontés de Mme Forestier. Nous tenons absolument à vous fêter chez nous. Tu ne peux me refuser cette satisfaction. C’est maman qui m’envoie comme émissaire. Remarque bien que je dis « maman ». Elle en est tout à fait une pour moi depuis la maladie de Loys.
— Oh ! Évelyne ! s’exclame Raymonde chaleureusement, je m’en réjouis pour toi, pour vous tous. Rien ne pouvait me rendre plus contente !
S’enhardissant, elle ajoute d’un ton significatif :
— A présent, il ne me reste plus qu’à t’adresser mes souhaits pour un bonheur encore plus complet !
Les yeux bleus limpides soutiennent le regard malicieux, sans qu’un battement des cils trouble leur clarté.
— Merci, Raymonde ! réplique tranquillement Évelyne. Tes vœux seront exaucés.
La fiancée de Valentin saute sur ses pieds, dans un transport d’enthousiasme.
— Oh ! me voici comblée ! Vite, des confidences ! C’est ton tour ! Quand le verra-t-on briller, ce jour de gloire ?
— Il n’est pas fixé… J’ai promis de donner encore les vacances prochaines à papa. Tout cela est très secret… Garde-le pour toi !
— Et… est-ce que je connais celui qui ?…
Un sourire détend l’arc délié de la bouche souple. Raymonde ne saurait définir pourquoi une subite timidité refrène ses questions. Évelyne, si claire, si lisible habituellement, lui paraît tout à coup énigmatique, insolite, mystérieuse.
Mlle Davier, laissant tomber le sujet à peine effleuré, s’approche du piano, placé dans l’angle de la fenêtre.
— Ce cher vieux Pleyel, tant de fois tourmenté ! Et comme en notre temps, la romance de Martha sur le pupitre !
Elle rabat le couvercle, et debout devant l’instrument, fait courir ses doigts sur le clavier.
— Te rappelles-tu comme nous soupirions cela avec sentiment ? Chacune se croyait la pauvre rose mélancolique, condamnée à briller et à se flétrir. Romance d’autrefois !… Voici maintenant ce qui se chantera dans mon cœur, le jour qui sera vraiment pour moi un jour de gloire :
La voix pure s’élève avec éclat, puis se ralentit dans une ineffable douceur en proférant le solennel engagement. Raymonde, saisie, éperdue, tremble de tous ses membres. Ses lèvres sèches peuvent à peine balbutier :
— Que signifie ?… Veux-tu dire que ?… Non ! ce que je pense est fou ! Explique toi-même !
Évelyne se retourne, sereine.
— Ce que tu penses doit être ce qui est vrai !
— Mais ton père ? Sait-il ?…
— Pendant que j’étais malade, je lui ai révélé mes intentions.
Interdite au point de rester sans parole, Raymonde Airvault contemple, avec une sorte de pitié craintive, celle qui renonce pour jamais aux terrestres espoirs dont elle-même serre avidement la gerbe sur son cœur enivré.
— La Part de Marie ! dit Évelyne en souriant.
Et de la figure liliale, nimbée d’or, s’irradie une lumière si paisible, mais si intense que l’heureuse fiancée courbe la tête avec humilité.
Elle comprend que la prédestinée a choisi la part immortelle que nulle tempête humaine ne saurait lui enlever.
FIN