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Derrière le voile : $b roman

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VII

Le grincement et les sonneries des tramways, les roulements des voitures, les cris et les murmures de la rue montaient autour des murailles épaisses, pénétraient par les fenêtres grillées. Le prisonnier, assis sur sa couchette, le front dans ses mains, percevait, avec accablement, ces rumeurs de vie et de liberté qui lui faisaient mieux sentir la rigueur de la claustration.

Sa pensée errait seule, anxieusement, cherchant au logis la femme et l’enfant aimées, dont il devait rester séparé.

Qu’advenait-il de toutes deux ? Quand lui serait-il donné de les revoir ?

Madeleine ne pouvait quitter la chambre, et il ne voulait pas que leur fille le visitât dans l’affreux asile. Tout son être se révulsait à imaginer cette pureté, cette fraîcheur exposées à cet air flétrissant.

Tandis qu’il se tenait dans les ténèbres volontaires, les yeux fermés, Airvault croyait apercevoir, auréolées de lumière, la mère et la fille enlacées, le regardant avec pitié et amour.

Le bruit vulgaire d’un sonore ronflement interrompit l’évocation. Raymond tressaillit de dégoût.

La prison regorgeait, à cette époque. Et pour achever sa profonde misère, Airvault devait partager sa cellule avec un braconnier, brute et fourbe, accusé d’avoir mis le feu à une maisonnette de garde.

L’homme dormait d’un geste bestial, la bouche, largement ouverte, trouant le collier de barbe broussailleux. Le jeune architecte, écœuré, alla vers la fenêtre, et regarda avidement le carré de ciel bleu, à travers la grille. Mais la vue de ces barres de fer le bouleversa. Il heurta son front de ses poings fermés, en criant :

— Qui m’eût dit que jamais… Oh ! j’en deviendrai fou !

Quelques tours dans l’étroit espace, et il revint tomber, épuisé, sur le lit, le visage enfoui dans la couverture.

Comment se terminerait cet horrible songe ? Désespérément, il chercha une lueur dans la nuit où il se débattait.

Avec un tenace effort où il rassemblait sa volonté, son énergie défaillantes, Raymond, une fois de plus, reconstituait l’enchaînement des circonstances fatales qui avaient provoqué les suspicions et aboutissaient, pour lui, à cette geôle.

Il se revit dans la bibliothèque-fumoir où, tous les quinze jours, M. Gaspard de Terroy réunissait ses amis.

M. de Terroy était une figure curieuse et sympathique de philanthrope et de dilettante. Difforme, les jambes cagneuses, l’épaule déjetée, il avait renoncé à la vie normale et s’était gardé du mariage. Mais ses goûts d’art, servis par une belle fortune, son intelligente charité lui avaient permis de passer une existence sereine, dont les paisibles jouissances se continuaient dans la vieillesse.

Il avait remarqué Raymond adolescent dans la boutique du vieux serrurier Airvault — un artisan du marché Saint-Louis qui détenait les secrets de la belle ferronnerie d’autrefois. Le petit-fils, orphelin, aidait le grand-père à l’atelier. Les dessins de l’enfant intéressèrent l’amateur. Le jeune garçon avoua son goût pour l’architecture. M. de Terroy intervint pour lui permettre de suivre sa vocation. Ainsi Raymond, à l’âge de quinze ans, devenait petit commis chez M. Menou. Parallèlement à la pratique de sa profession, il poursuivait ses études spéciales, et se faisait bientôt estimer pour son talent.

Aussitôt après son retour du régiment, Airvault épousait la jeune fille qu’il aimait — simple factrice d’une papeterie de la rue Hoche, mais douée de distinction, d’intelligence et de courage. L’avenir s’ouvrit, gai comme l’aube.

M. de Terroy, toujours bienveillant, avait facilité les débuts du jeune ménage, qui lui gardait une reconnaissance profonde. Raymond fréquentait avec plaisir les mercredis de son protecteur. Réunions d’hommes, dépourvues d’apparat, où chacun causait librement, sans autre contrainte que le respect imposé par le lieu, et où s’entendaient, alternant avec quelques morceaux de musique de chambre, des discussions élevées ou ingénieuses sur des points d’esthétique, d’archéologie ou de littérature.

Ces derniers temps, le jeune architecte s’était montré moins assidu. Depuis cinq semaines, Madeleine restait alitée, et, trois jours sur six, Airvault devait aller à Montmorency, pour y surveiller la construction d’un château. Mais M. de Terroy ayant pris la peine de lui reprocher, par un billet, son inconstance, le jeune homme voulut faire preuve de son bon vouloir, et se rendit au prochain mercredi — qui tombait le 12 juin.

Le pavillon de M. de Terroy s’élevait, avenue de Saint-Cloud, dans un beau jardin en terrasse, précédé d’une longue allée que bordaient d’anciennes dépendances, des rez-de-chaussée coiffés de grands toits. Airvault suivit ce couloir à ciel ouvert et entra dans l’antichambre où le vieux domestique le débarrassa de son chapeau et de son pardessus, avant d’ouvrir la porte du studio.

Sept ou huit habitués seulement étaient rassemblés dans la belle et vaste pièce, dont une galerie de bois ouvragé faisait le tour, à hauteur d’un premier étage. M. de Terroy accueillit l’arrivant avec son urbanité habituelle. Eugène apporta le café, le vin d’Espagne, les gâteaux. Et son maître, remarquant son abattement et sa pâleur, lui enjoignit d’aller se coucher.

— Inutile de vous surmener. On se passera très bien de vos services. Tout le monde sait le chemin. Je tirerai moi-même les verrous de la maison quand le dernier de mes aimables invités me quittera.

La soirée suivit son cours, avec l’intermède d’une sonate de Beethoven. M. de Terroy montra à ses amis de récentes acquisitions, entre autres un coffret d’argent niellé contenant des gemmes non montées, et un collier d’un curieux travail — de la fin du XVIe siècle vraisemblablement — composé de quatre médaillons camées, reliés par d’ingénieux motifs d’or. Le pendant, détaché du tour de cou, était formé par une agate, portant la figure d’un guerrier, d’une beauté supérieure au reste de l’ouvrage comme matière et comme gravure.

— Je ne suis pas loin de penser, disait M. de Terroy, que ce camée fut l’œuvre du fameux Coldoré, portraitiste de Henri IV.

Peu après cette exhibition, les départs commencèrent.

Raymond se préparait aussi à la retraite. M. de Terroy lui posa la main sur l’épaule.

— Restez, je désire vous parler.

Dès qu’ils furent seuls, le vieillard laissa éclater son mécontentement. Quelqu’un lui avait révélé les imprudences d’Airvault — peut-être celui-là même qui avait entraîné le jeune homme devant le tapis vert. Et M. de Terroy, effrayé, assumait le soin désagréable d’avertir son protégé et de le tancer vertement.

Airvault, décontenancé, ne songea pas à nier sa faute. Oui, il avait joué, oui, une sorte de folie s’était déchaînée en lui ; oui, il s’était laissé éblouir par le mirage d’une fortune acquise en quelques coups heureux. Étourdi par les premiers gains, il avait vu, en un éclair, la santé et le repos de Madeleine assurés, la vie précaire et étroite transformée en aisance.

Et tous ses espoirs se volatilisèrent encore plus vite qu’ils n’avaient surgi. Maintenant, c’était la gêne, la dette, l’enlisement…

Il fut facile à M. de Terroy d’extraire la morale de cette expérience décevante. Raymond, avec élan, promit de ne plus jamais toucher une carte. Alors l’excellent confesseur, prenant acte de ce serment et confiant en la contrition du coupable, le réconforta avec bonté, et lui remit une avance de trois mille francs pour se dégager des créanciers les plus pressants.

Puis, toujours délicat psychologue, M. de Terroy, comme pour ramener le jeune homme vers les préoccupations d’art qui seraient son salut, exprima le désir d’obtenir, de la pendeloque du collier, un dessin plus fin, plus exact que la photographie ne saurait le donner. Ainsi offrait-il à son obligé une occasion facile de lui être agréable. Raymond, le comprenant ainsi, se proposa pour reproduire le camée minutieusement. Puis il s’en alla, trébuchant, aveuglé, dans le trouble de ses émois encore effervescents.

Le lendemain, c’était le départ pour Montmorency. En traversant Paris, Raymond soldait la facture du magasin d’abonnement. Tout le jour ensuite, il vaquait à sa tâche professionnelle, surveillant et guidant peintres, électriciens, tapissiers, mettant la main aux décors des plafonds. Le soir, il s’échappait pour retourner au tripot, versait son dû entre les mains du joueur chançard, et pris par l’heure tardive, couchait près de la gare du Nord, pour retourner, dès le lendemain matin, au chantier, l’âme allégée.

Dans le train, il parcourut un journal, sans prêter attention à l’entrefilet annonçant le décès de M. de Terroy.

Le soir seulement, en arrivant à Versailles, il apprit la mort de son bienfaiteur. Il eut juste le temps d’assister le lendemain aux obsèques, envoyé cette même après-midi jusqu’à la Baule pour y étudier le plan de vastes chalets. Le propriétaire des terrains l’emmenait ensuite à la Roche-Bernard, afin d’obtenir son avis sur l’agrandissement possible d’un château. Ces pérégrinations, les pourparlers, les examens retinrent l’architecte absent huit ou dix jours.

Pendant ce temps, sans qu’il s’en doutât, des abîmes s’ouvraient pour l’engouffrer dès son retour chez lui.

La mort de M. de Terroy avait donné lieu à des commentaires confus. Le vieux domestique, descendant de sa chambre et trouvant les portes extérieures non fermées, crut à un oubli de son maître. Mais en découvrant le cadavre rigide sur le tapis, la cordelière de la portière dans sa main crispée, comme arrachée au cours d’une lutte, Eugène s’affola, appela au secours les locataires de l’allée, parents de Philomène, et tout ce monde crut d’abord à un assassinat, suivi de vol.

Mais l’examen médical conclut à une rupture d’anévrisme. Instinctivement, en se sentant tomber, le vieillard s’était cramponné à un appui quelconque.

De prime abord, à l’inspection des lieux, rien ne parut dérangé. Aucun des objets de valeur, décorant le studio, n’avait été soustrait.

Cependant Eugène fit remarquer que le petit trousseau de clés de M. de Terroy demeurait pendu à la serrure du cabinet florentin où il avait coutume de laisser des sommes assez rondes pour s’éviter la peine de remonter à sa chambre. Le portefeuille se retrouva à sa place, garni de quelques billets. Mais tout à coup, dans le désordre de ces heures bouleversées, le vieux serviteur se rappela le coffret d’argent, où l’amateur avait serré des pierreries et le collier de camées acquis la veille, et qui était resté, le soir précédent, en permanence sur une console.

Il fut impossible de retrouver la précieuse boîte, montrée dans la soirée aux habitués du mercredi.

Eugène communiqua à la police les noms des invités qui étaient présents, lorsqu’il avait apporté le café. Les uns et les autres furent interrogés discrètement. Tous se souvenaient d’avoir vu les camées ; tous s’accordèrent à déclarer que Raymond Airvault était demeuré le dernier en tête-à-tête avec M. de Terroy.

Il fut facile de savoir qu’une facture présentée au domicile de l’architecte, l’avant-veille, était demeurée impayée, et que le 13 juin, à neuf heures environ, Airvault se présentait au magasin de Montmartre pour acquitter la note et les frais.

Dès cette première et rapide enquête, les soupçons devaient donc se porter sur le malheureux. Le mandat d’amener envoyé chez lui, tandis qu’il pérégrinait à travers la Bretagne, ne put le toucher. Les absents ont généralement tort. La police « informa » dans le quartier. On fit sortir tout le venin des jalousies inconscientes et stupides, le fiel du mercanti dédaigné pour le voisin, les ragots des commères harpies, prêtes à déchirer jeunesse, beauté, amour, et à mal interpréter ce qui dépasse leurs cervelles obtuses, — bref, les diffamations, les calomnies que la justice officielle accepte comme « informations » et qui constituent l’opinion publique, tombèrent avec ensemble sur le ménage Airvault.

Mme Airvault, malade, vit avec stupeur la police entrer chez elle, et l’interroger sur les faits et gestes de son mari — qu’elle ignorait en partie. Une perquisition des meubles amena la découverte du camée.

Plus de doute ! L’architecte avait profité de la mort subite de son protecteur pour faire main basse sur le coffret, et soustraire peut-être de l’argent. Le juge, débonnaire, mais pessimiste, avait acquis trop d’expérience pour admettre que rien fût impossible.

A son retour, Raymond eut la pénible surprise de se trouver sous le coup d’un mandat d’arrêt. Abasourdi, effaré par ces complications imprévues, surmené de travail et d’inquiétudes de toutes sortes, Airvault, à sa première comparution devant le juge d’instruction, ne sut se défendre qu’en criant son indignation et sa douleur.

Quoi ! on pouvait l’accuser d’une action aussi basse ! Quoi ! en voyant tomber inanimé le protecteur qu’il vénérait, au lieu d’appeler au secours, il n’eût pensé qu’à s’emparer d’une boîte de bijoux ? Pour qui le prenait-on ? C’était idiot autant qu’infâme !

Ces dénégations désordonnées n’eurent point de prise sur le magistrat blasé. Un coffret précieux avait disparu lors du décès de M. de Terroy. Il avait bien fallu que quelqu’un l’emportât. Le domestique était hors de cause… D’ailleurs l’architecte Airvault se trouvait en possession d’un fragment du collier volé.

Alors Raymond, essayant de se ressaisir, secondé par Me Bénary, chercha frénétiquement le moyen d’établir son innocence par une complète franchise. Il avoua la dette de jeu, ignorée jusque-là du juge, indiqua la caverne où il s’était laissé dépouiller, raconta ensuite dans les plus petits détails son dernier entretien avec M. de Terroy, donna le chiffre des avances faites par celui-ci, et dit pour quelle cause le camée lui avait été confié.

Tout échouait devant ces réalités : à personne il n’avait parlé du joyau remis en dépôt, et les derniers prêts n’étaient pas mentionnés sur ses livres de comptes.

… Chaque fois qu’il arrivait à ce nœud, dans son interminable plaidoyer mental, Raymond sentait naître en lui ce délire furieux qui conduit au suicide.

— Comment sortir de ce lasso ? Comment ?

Depuis vingt-cinq jours, il était écroué, rongé d’anxiété, terrassé par l’humiliation, écarté de sa femme languissante que ces perturbations allaient tuer.

… Le braconnier s’étira, bâilla bruyamment comme une bête qui beugle, s’assit sur son séant, et grattant de ses dix ongles sa tignasse laineuse, grogna :

— Vont-ils bientôt apporter la soupe, ces veaux-là ? Quelle heure est-il ?

— J’ai entendu sonner trois coups, jeta brièvement Airvault.

— Ben alors, recommençons de pioncer !

Il s’affala et reprit son somme. Raymond, abîmé de nouveau en sa tragique méditation, se répéta :

— Non ! Je suis visionnaire ! Cet atroce cauchemar va prendre fin !… Ou c’est à douter non seulement de la justice des hommes, mais de celle de Dieu !

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