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Derrière le voile : $b roman

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V

Le docteur n’était pas encore rentré, quoique l’heure du dîner fût dépassée. Fulvie eut le temps de quitter la tunique pailletée pour enfiler une robe d’intérieur moins clinquante, avant que son mari parût, animé, exultant.

Dès que la famille fut réunie autour de la table, Davier laissa déborder son allégresse.

— Je suis en retard ! Mais vous m’en excuserez sûrement. La grande affaire que nous travaillions à mettre sur pied, Desroches et moi, va enfin devenir viable. Nous avions déjà obtenu des donations d’immeubles. De Terroy a recruté des philanthropes qui nous assurent, par leurs libéralités, les fonds de roulement. Les grands industriels, employant la main-d’œuvre féminine, nous soutiendront. Bref, dès le printemps prochain, trois asiles s’ouvriront, aux alentours de Versailles, pour les jeunes filles qui, trop souvent, sont obligées de passer immédiatement de l’hôpital à l’atelier.

Évelyne se leva pour aller déposer un baiser sur le front de son père, et revint silencieusement à sa place.

— Oui, reprit le docteur, redoublant d’entrain, les arrangements pratiques sont enfin conclus. Les ouvrages d’appropriation vont commencer. En avril au plus tard, les convalescentes, les anémiées trouveront trois maisons de repos en pleine campagne — modestes mais tranquilles — avec des distractions variées, intelligentes et saines.

— Je vais donner mes quilles et mon jeu de tonneau ! s’écria Loys enthousiaste. Et aussi mon croquet !

— Très bien, mon petit homme !… Elles auront aussi une bibliothèque choisie…

— J’offre mes livres de jeunesse, dit Évelyne.

— Parfaitement, ma vieille demoiselle. Vous pourrez y joindre des études et récréations musicales élémentaires, car à Marly nos hospitalisées jouiront d’un piano, Mme Forestier donnant les meubles avec le logis. Enfin, M. de Terroy fera don de boutures et de greffes, afin que nos « Jennys ouvrières » apprennent la culture en chambre. Elles recevront encore chez nous des notions d’enseignement ménager… et de bons conseils.

— Idéal ! murmura Évelyne, les yeux humides et brillants. Oh ! papa, que tout cela est beau et bien !…

Mme Davier branla un front soucieux.

— Soit ! mais combien de tracas et de désillusions j’entrevois pour vous, à travers cet éblouissant programme ! D’abord, trouverez-vous un personnel capable de l’exécuter ?

— Le personnel sera très restreint. Les pensionnaires collaboreront au service de la table, de la cuisine, des dortoirs, du jardin.

— Mais où vous procurer des directrices assez fermes et clairvoyantes pour maintenir, en bon ordre, ce petit monde turbulent ?

— Desroches connaît quelqu’un pour la maison de Viroflay. Quant à celle de Marly, Mme Forestier avait elle-même fixé son choix.

Évelyne, rayonnante, levait vers son père un regard d’entente affectueuse que Fulvie saisit au passage. Un soupçon naquit.

— Et quelle est la personne désignée par Mme Forestier ? demanda-t-elle, regardant son mari en face.

A cette question catégorique, le docteur répondit du ton le plus naturel :

— Mme Airvault. Elle est radicalement guérie, et je crois qu’elle conviendra très bien à ces fonctions délicates… si elle veut bien les accepter.

Mme Davier resta imperturbable, mais le verre de cristal dont elle étreignait la tige se brisa. L’eau se répandit sur la nappe.

— Admettons que ce soit un bon présage ! dit-elle avec un rire forcé, en passant la première dans le petit salon.

Loys, suppliant, tirait la manche de sa grande sœur.

— Lynette, montons, dis ! Je ne viendrai pas à bout de mes problèmes sans ton aide !

La jeune fille prit l’enfant par la main.

— Allons, vite, chéri ! Et comme j’ai un peu mal à la tête, je demande permission aux autorités de me coucher ensuite sans redescendre.

— Couchez-vous tout de suite si vous souffrez, fit Mme Davier. Loys abuse de votre obligeance !

— Du tout ! Sa confiance m’honore et me réjouit ! répliqua Évelyne, avec son aimable enjouement.

Fulvie suivit d’un œil troublé les deux jeunes silhouettes. Ses colères, refoulées à grand’peine, se manifestèrent sous forme de juste et violente indignation.

— Ah ! je n’en puis plus de voir cette pauvre petite, si candide, si aveugle, si dupe, sur le point d’être victime de votre crédulité ! Oui, vous, son père, avec une confiance obstinée, vous prêtez la main à ceux qui trahissent votre enfant et lui préparent une douleur peut-être irrémédiable !

— Qu’est-ce à dire ? interrogea Davier, blêmissant.

— Soyez franc avec vous-même. N’eussiez-vous pas accepté facilement Valentin Clozel pour gendre ?

— Je… je ne me suis pas posé la question… dit le médecin en hésitant. Mais où voulez-vous en venir ?

— Eh bien ! je suis certaine qu’Évelyne ne considérait pas ce garçon avec des yeux indifférents. Je puis vous annoncer, sans me vanter du don de seconde vue, une prochaine visite de M. Clozel père, pour une proposition de mariage… qui ne concernera pas Évelyne. Son fils s’est toqué de la transcendante Raymonde. Je m’en aperçus à Vevey. C’est pour cela que je précipitai le départ de cette ville. Je vous avais toujours prédit que votre complaisance pour ces aventurières vous serait préjudiciable un jour ou l’autre. Ce jour arrive. Vous avez couvé une vipère pour mordre le cœur de votre fille !

— Vous allez trop loin ! murmura Davier, en qui se redressait le sens de la justice, au milieu d’un chaos de douloureuses anxiétés. Vous allez trop loin ! répéta-t-il, la gorge étranglée, le visage altéré, mais reprenant la maîtrise de sa pensée et de ses sentiments. Admettons que Valentin se soit épris de Raymonde, que celle-ci réponde à cette inclination. Il ne s’ensuit nullement qu’elle ait comploté de trahir son amie : l’amour souffle où il veut. Et il n’est pas certain non plus que le cœur d’Évelyne ait parlé, comme vous le présumez.

Ces représentations sensées tombèrent dans l’âme agitée de la femme comme de l’eau projetée sur des charbons ardents et en activèrent follement l’effervescence. Fulvie, presque tragique, bondit de son fauteuil, droite devant son mari.

— Vous le prenez vraiment avec un calme… qui me laisse fort à penser. Toujours des excuses pour les torts et les fautes de ces gens ! Et voici que vous rapprochez d’ici… cette femme !… Que dois-je en conclure ?…

— Seulement ce qui est la vérité. Cette femme a subi de rares tortures. Ceux qui le savent ont cherché à améliorer son destin en la réunissant à sa fille. N’en cherchez pas davantage.

Et soutenant sans faiblir, de ses yeux noyés de tristesse, le défi des noires prunelles brûlantes, Davier proféra :

— Ce que vous devez penser surtout, Fulvie, c’est que votre mari vous aima avec une tendresse dont vous ne connaissez pas la profondeur et qu’il préféra toujours sacrifier son repos au vôtre.

Elle sentit, dans ces mots, une sincérité et une force qui lui imposèrent, en même temps qu’une amertume dont elle n’osa pas demander explication. Sans savoir pourquoi, elle prit peur, baissa les paupières et resta muette.

La femme de chambre, à cet instant, entrait dans le petit salon.

— Madame ! J’ai omis de dire à madame que, peu après son départ, M. de Lancreau a téléphoné pour dire à madame que, envoyé aujourd’hui en mission, il ne pourrait retrouver madame comme il était convenu. Il viendra ici demain ou après-demain. Madame m’excusera de mon oubli ?

— Oh ! très bien ! répondit Fulvie distraitement.

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