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Derrière le voile : $b roman

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III

— Hélas ! je le dis en souriant ! mais les séparer serait, en effet, de la plus élémentaire prudence ! pensait le docteur Davier, que poursuivait, hors de la maison, le souvenir de la scène émouvante. Il faudrait éviter que cette petite séjourne près de sa pauvre mère menacée. Mme Airvault se rétablirait, placée dans des conditions propices. Mais les ressources manquent. L’isolement est impossible. Ah ! il n’est pas facile de concilier les exigences professionnelles avec les nécessités, pratiques ou morales, de l’existence ! Voilà le supplice d’un médecin consciencieux !

Il arrivait, ainsi songeant, au boulevard des Réservoirs, quand une vieille femme, bonnet de tulle noir sur la tête, panier au bras, lui barra le passage avec une profonde révérence.

— Monsieur me permettra de lui demander des nouvelles de sa santé ?… J’ai vu Mlle Évelyne à la messe, dimanche dernier. Je l’ai trouvée pâlotte !

— Elle va bien pourtant, Philomène, et moi aussi, fit le docteur, plutôt agacé de la rencontre.

Philomène avait été femme de chambre de la première Mme Davier ; elle était demeurée à la tête de la maison, jusqu’au remariage de son maître. Mais la nouvelle reine, à son avènement, avait exigé que le docteur éloignât la gouvernante, dont l’autorité acquise eût pu gêner la seconde femme.

Le médecin allait couper là le bref entretien. Une idée subite l’amena à se raviser.

— Philomène, je vous sais charitable et obligeante. Je viens d’assister à un spectacle digne de compassion. Une malade, incapable de quitter son lit, et qui va en être réduite aux soins d’une gamine de douze ans ! Ne sauriez-vous trouver une personne, discrète et honnête, pour aller quelque temps près de Mme Airvault ?

— C’est d’elle qu’il s’agit, s’écria Philomène, flattée de la confiance que lui témoignait son ancien maître. Pardié ! Je ne demande pas mieux, car je la connais. Souvent sa petite a joué dans le parc avec Mlle Évelyne. Sa mère était fière : elle ne parlait pas avec n’importe qui, mais elle était toujours aimable avec moi. Pauvres gens ! Voilà tout le monde contre eux, avant que le juge ait décidé !

— A la bonne heure ! Vous parlez comme une personne de bon sens. En effet, la culpabilité de Raymond Airvault n’est nullement établie. Et j’imagine qu’il sera bientôt relâché, faute de preuves suffisantes.

Fière et contente de s’entendre ainsi approuver, Philomène Pradin se rapprochait, mystérieuse, hésitante, tiraillée visiblement entre la tentation de parler et une sorte de crainte :

— Moi, je crois M. Airvault tout à fait innocent du vol. Il est resté, dit-on, le dernier chez M. de Terroy. En est-on bien sûr ! Il ne devait pas y être tout seul, en tout cas.

— Comment le savez-vous ?

— Je ne sais rien de certain, fit la brave femme, prudente. Mais le vieux valet de chambre, en allant se coucher, avait chargé ma sœur, qui demeure dans la cour, de fermer la grille après le départ des invités. Malheureusement elle avait une crise d’asthme ; c’est son petit-fils qui est resté à veiller. Comme les messieurs se retiraient, Ernest s’est avancé pour verrouiller. Ils lui ont dit : « Attention ! il y a quelqu’un de reste en haut ! Et puis il peut revenir du monde… » Il n’était que dix heures et demie. Tout de suite, en effet, un monsieur est entré dans le couloir, long et mince comme une canne à pêche, penché d’un côté — dit le gamin — et dont les cheveux clairs luisaient entre le col du pardessus et le chapeau. Un moment après, M. Airvault est descendu. Mais Ernest attendait toujours l’autre pour verrouiller. Là-dessus, il s’est endormi et n’a refermé qu’au petit matin. Il n’a osé rien dire de peur d’être emballé par sa mère, par Eugène, et il se coupera la langue plutôt que de parler au juge… surtout après s’être tu si longtemps. Seulement, il a causé de tout cela à sa sœur qui me l’a confié… Moi, je pense qu’il vaudrait mieux confesser tout à la justice.

Philomène accentuait cette dernière phrase en traînant les mots, d’une façon bizarre. Ses prunelles d’un noir opaque erraient çà et là, à demi dérobées sous leurs épaisses paupières, évitant de fixer le docteur. Celui-ci eut un léger haussement d’épaules, et, avec une bonhomie quelque peu ironique, observa :

— Bon ! bon ! ne faites pas trop attention aux hallucinations d’un gamin pris de sommeil, et qui a probablement absorbé beaucoup de romans-feuilletons déjà. Qu’il aille déposer s’il y tient ! Mais je ne crois pas que la justice tienne compte d’un témoignage aussi inconscient. En tout cas, Philomène, je compte sur votre charité chrétienne pour envoyer quelqu’un au secours de Mme Airvault. Je vous préviens seulement qu’il faut la maintenir dans un calme absolu, causer le moins possible pour éviter de l’enfiévrer — et surtout — éviter tout surcroît d’agitation… en parlant de l’aventure de son mari. Répétez toujours : « Ça finira bien ! » C’était votre rengaine habituelle ! Rien de plus salutaire !

La vieille femme avait écouté les commentaires de M. Davier d’un air penaud et vexé, en se pinçant les lèvres comme pour les punir d’avoir trop bavardé, ou retenir quelque chose qui lui brûlait la langue.

Mais l’appel à sa charité la tira de ses pensées, et elle protesta avec chaleur :

— Monsieur peut être tranquille. C’est au numéro 39 de la rue ? Bien, j’y vais de ce pas. Et s’il ne se trouve personne de disponible, je suis libre et je resterai quelques jours à les aider !

— Ah ! je ne vous en demande pas tant ! Enfin ! merci pour elles, Dieu vous le rende !

Ainsi rassuré au sujet des deux isolées, le docteur se dirigea vers le passage, donnant accès au parc. Son allure s’était modifiée à son insu. Cette brève conversation avait ébranlé ses nerfs d’une façon singulière.

Un malaise vague s’insinuait en lui, semblable à l’angoisse, avant-coureur d’un pressentiment chagrin. L’ombre peut-être projetée par une peine en marche, qui gagne, enveloppe, submerge, si on ne lui échappe d’un ressaut de volonté.

Le médecin se railla :

— Voyons ! Je me trouve dans le même état qu’un patient sonnant chez le dentiste ! C’est stupide ! Rien de fâcheux ne m’est survenu, sinon que j’ai prêté l’oreille aux commérages d’une vieille pie ! L’homme mince comme un jonc, le cou ployé, les cheveux brillants ! Quel personnage digne de Sherlock Holmes ! Enfin, ce qui ressort de meilleur en tout ceci, c’est que ces malheureuses femmes ne resteront pas plus longtemps à l’abandon. Philo est un peu folle — mais compatissante.

Il débouchait dans le parc. Et tout de suite, les grands arbres, le peuple souriant des dieux et des déesses, la marqueterie odorante des parterres, les ébats des enfants de chair, entourant de vie les groupes d’enfants de bronze ou de marbre, l’harmonie du décor exercèrent leur attrait magique et puissant. Les ombres intérieures s’effacèrent. Seule resta l’idée de la joie proche, la vision anticipée des figures bien-aimées. Et il accéléra la montée de l’allée des Marmousets pour hâter la rencontre.

Mais quelle délicate forme se dessinait, aérienne, au sommet ensoleillé de la pente ? Quelle main mignonne s’agitait pour un gai salut ? Qui accourait entre les vasques des fontaines, légère comme une petite nymphe de Diane, ses boucles dorées soulevées autour des épaules, et se jetait dans les bras du docteur ?

— Évelyne, ma chérie ! Tu m’attendais ?

— Oui, je craignais que tu ne cherches trop longtemps ! Il est venu des dames pour voir… Petite-Mère… Elles ont peur du soleil, du vent… Et tout le monde s’est réfugié à l’ombre, près du Bosquet d’Apollon. Alors, je suis restée en sentinelle pour t’avertir.

— Petite chérie !

Évelyne, enfantinement, avait pris la main de son père. Il sourit aux yeux bleus, si limpides, qui cherchaient les siens avec adoration.

— Papa, tu seras content. Loys a fait de grands progrès tantôt. Il dit un mot nouveau : Bonjour ! Et il a marché deux pas, tout seul !

— Ce petit raton !

Dans cette allégresse paternelle qui lui dilatait l’âme, devant la charmante figure, imprégnée de lumière, levée vers lui, Davier, par contraste, revit avec pitié un pauvre petit visage d’enfant, convulsé de détresse.

— Tu connais bien, je crois, Raymonde Airvault ?

— Oh ! oui, papa ! Je jouais avec elle… dans le temps… c’est-à-dire, expliqua l’enfant avec embarras, dans le temps où Philomène m’accompagnait. Nous nous entendions toujours très bien. Et nous avons été aussi compagnes de catéchisme à Notre-Dame. C’est elle qui répondait toujours le mieux aux questions de M. l’abbé. Je la vois moins depuis… depuis que nous sommes de la paroisse Saint-Louis.

Après son mariage, le docteur avait, en effet, quitté son logement de la place Hoche pour un petit hôtel de la rue de Satory, dont les fenêtres découvraient la fraîche perspective du Potager du Roi. Il eût souhaité entourer de toutes les fleurs, de tous les rayons, la jeune déité de son nouvel amour !

Évelyne reprenait, intéressée :

— Est-ce que tu as quelque chose à me dire de Raymonde ? Tu l’as vue ? Comment va sa maman ? Et son pauvre papa ?

— Tout cela est triste ! Le chagrin plane sur cette maison.

— Oh ! papa ! Et nous sommes si heureux, nous. Ils ne manquent pas de pain tout de même, dis ?

— Non. Nous n’en sommes pas à cette extrémité. Ils sont malheureux autrement, très malheureux.

— Oh ! je vais prier à leur intention, ce soir !

— Oui, mon petit ange. Si quelque voix a chance de se faire entendre là-haut, c’est bien la tienne !

Mais ils achevaient de longer le Parterre du Nord. Et à l’ombre des charmilles, enclosant le Bosquet où Apollon, sous les traits idéalisés de Louis XIV, reçoit les services empressés des Muses, apparaissait un large cercle de chaises : robes multicolores, chapeaux fleuris, jaseries bruyantes, voix aiguës, rires en fusées. La bande des brillantes amies de Mme Davier, qui, svelte et brune, accoudée au dossier de son siège, une écharpe safran retombant mollement de ses beaux bras nus sur sa robe blanche, rééditait la pose gracieuse de la Joséphine peinte par Prudhon.

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