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Derrière le voile : $b roman

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XI

Une lumière plombée tombait du ciel de juillet. Les terrassiers qui creusaient les fondations d’une bâtisse, dans le quartier de Porchefontaine, s’arrêtaient fréquemment pour prendre une lampée à la gourde, et étancher leurs fronts d’où découlait la sueur.

L’un d’eux, grand gaillard aux bras noueux, vaincu par la flemme, jeta bas sa pioche, et desserrant sa ceinture de laine bleue, s’affala au pied du monticule de gravats.

— Ah ! non ! les copains, c’qu’y fait bon à l’ombre ! Si qu’on m’y aurait déposé, moi, j’y serais resté en disant : « Logé, nourri aux frais de l’État ! Merci, mes juges, ça me botte ! »

Raymond Airvault, à cet instant, descendait l’échelle, suivi du maître maçon. L’architecte reçut en plein visage l’allusion cinglante et le regard insultant. Il s’enfonça les ongles dans la chair pour soulager le désir de violence qui l’exaspérait.

Que de fois il avait dû s’imposer cette contrainte, où ses nerfs raidis menaçaient de se briser, alors que la colère, l’indignation bouillonnantes le poussaient à se ruer, tête baissée, vers l’insulteur narquois !

Sans même qu’il fût nécessaire de les entendre, ne saisissait-il pas le sens des propos susurrés à son apparition ? Sa réputation n’était plus nette. Il ne suffisait pas que sa non-culpabilité fût reconnue par la justice ; tant que le fauteur ne serait pas découvert, l’affaire resterait trouble, et la voix populaire pourrait répéter l’injuste et inexact dicton, trop facilement accepté comme axiome par la malignité humaine : « Pas de fumée sans feu ! »

Le jeune architecte avait beau remplir ses devoirs professionnels avec le zèle le plus intelligent et une stricte intégrité, il ne se sentait plus l’intermédiaire écouté, estimé, qui possède à la fois la confiance du patron et celle des ouvriers. Son autorité était ruinée. Raymond expérimentait à ses dépens que, pour la généralité, un inculpé est estimé coupable.

Et à ses côtés, deux pures victimes se trouvaient éclaboussées par cette boue, où il était condamné à cheminer.

Chaque jour, des déceptions, des affronts nouveaux atteignaient la malheureuse famille !

Fini ! le projet d’association qui eût permis à Airvault la libre extension de ses talents ! Le camarade sur lequel il comptait, s’était dédit avec embarras — craignant évidemment de lier son nom à celui d’un homme discrédité. Fini, l’espoir d’installer son nid dans la gentille maison, si enviée, de la rue de la Paroisse ! Le propriétaire, sans chercher de prétexte, avait déclaré ne plus pouvoir donner suite aux pourparlers engagés. Il faudrait donc demeurer dans l’appartement trop étroit, laisser au grenier les meubles précipitamment achetés et que tant d’espérances avaient accueillis. Et pis encore, subir les rencontres des colocataires dans l’escalier, la malveillance embusquée dans les boutiques environnantes.

Madeleine, convalescente, sortait maintenant, restant le plus possible au dehors, selon les prescriptions du docteur. Tout en suivant la rue, la jeune femme avait l’impression angoissante de passer sous les fourches caudines. Son cœur se resserrait, ses jambes flageolaient.

Mais une mince épaule s’offrait comme appui à sa main tâtonnante.

Raymonde, chargée d’un grand sac à ouvrage, cheminait, droite et vaillante, près de sa mère — telle qu’un petit lionceau, prêt à mordre quiconque approcherait. Ainsi péniblement atteignaient-elles la grille du parc.

Vite, la fillette cherchait deux chaises, dans un coin abrité du Parterre de Neptune, installait sa chère maman, lui couvrait les épaules d’un châle ; puis l’enfant s’asseyait, tirait son travail des profondeurs du sac, et son gai bavardage entourait la malade d’une musique d’amour.

Parfois, Madeleine lasse, semblait somnoler, les yeux mi-clos. Mais, le plus souvent, en ces instants de paix, elle priait en son cœur, sollicitant de Dieu vigueur et courage, afin de protéger au lieu d’être protégée, de donner d’elle-même plutôt que de recevoir.

En entendant les cris des enfants qui se poursuivaient, la mère songeait tristement à la chérie, immobile près d’elle comme une grande personne sage, et dont les douze ans avaient besoin de jeux. Mais elle comprenait pourquoi Raymonde, susceptible et fière, ne recherchait aucune compagne.

Un jour, une fillette étrangère vint vers l’enfant :

— Nous avons besoin d’une troisième pour sauter à la grande corde. Si ça peut vous faire plaisir de venir avec nous ?

Oh ! l’illumination subite des prunelles noires, trahissant l’intime convoitise !

Mais, de l’autre côté de l’allée, Raymonde aperçut la petite fille, nantie de la prestigieuse corde — l’une des méchantes qui, à la pension, l’avaient insultée de leurs ricanements ! Sa figure se glaça.

— Je vous remercie beaucoup ! dit-elle poliment à l’obligeante inviteuse. Mais j’ai mal au pied. Je ne joue pas !

Et elle se replongea dans son livre d’étude : une petite mythologie, qu’elle aimait parce qu’elle y trouvait l’histoire des déesses qui ornaient le grand jardin, et qui attiraient ou repoussaient son affection comme l’eussent fait des personnes vivantes.

Tristement, la mère songeait :

— Que fera-t-on de la pauvre mignonne à la rentrée des classes ? En quelle institution la placer pour lui épargner les froissements que son petit cœur ressent avec tant de vivacité ?

Il arriva qu’Évelyne Davier descendit, un jour, l’allée des Marmousets avec des compagnons de jeux. La fille du docteur aperçut les deux femmes, assises près de la Fontaine du Dragon, et, son aimable visage illuminé de plaisir cordial, elle accourut vers Raymonde.

— Que je suis contente de vous retrouver ! Et vous allez mieux, madame ? Votre fille doit en être bien heureuse ! Je suis peut-être indiscrète… Voulez-vous bien qu’elle vienne jouer un peu au loup-caché avec nous, là, tout à côté, dans le Bosquet du Triomphe ?

Madeleine surprit l’élan qui soulevait inconsciemment Raymonde vers la charmante tentatrice, et le sourire de sympathie qui rayonnait de l’une à l’autre.

— Vous êtes trop gracieuse pour vous refuser, mademoiselle. Et c’est bien volontiers que je verrai ma fille jouer avec vous. Ne te tourmente pas, mon petit, si je reste seule un instant. Je n’ai besoin de rien.

Évelyne prit Raymonde par la main, et toute rose de satisfaction :

— Combien je vous remercie, madame ! Et puis, ajouta-t-elle gravement, soyez tranquille ! Nous jouons avec des petits. Il y a ce garçon, Charlot Desroches, qui a onze ans, c’est vrai, mais il est plus pacifique que moi ! Alors !…

A travers cette simplicité enfantine, se faisait jour un naïf instinct de protection. Évelyne jeta son bras fluet autour des épaules de Raymonde. Et Madeleine émue les vit monter l’allée, les deux têtes rapprochées mélangeant les boucles de la toison brune et la soie effilochée des longues mèches blondes.

Bientôt après, elle entendit les cris, les rires, les appels, sortant de l’enclos de feuillage. Par intervalles, elle entrevoyait les silhouettes graciles, bondissantes comme des faons poursuivis.

— Pour une heure, ma chérie pourra donc être enfant à l’aise. Décidément, tout ce que nous avons trouvé de secours, dans notre malheur, nous vient du docteur Davier. Sa fille est bonne comme lui-même. Que le ciel les bénisse !

Raymonde revint exubérante et gaie, grisée de rires, ne tarissant pas sur les plaisirs de la charmante récréation. Presque journellement, ces rencontres se reproduisirent. Mme Davier et sa société ayant pris pour quartier général le Parterre de Latone, Évelyne et ses compagnons, sous la garde indulgente de la bonne des jeunes Desroches, descendaient subrepticement l’Allée d’Eau pour rejoindre la petite amie. Raymonde devint la camarade choyée, sans laquelle ne peut s’organiser la moindre partie.

Une après-midi, Évelyne apparut toute pâle, ses tendres yeux violacés et gonflés. Laissant les petits Desroches s’amuser aux quatre coins, elle attira Raymonde dans l’allée parallèle.

— Il faut que je te parle. J’ai beaucoup de chagrin. Oui ! le mois d’août va s’achever. Nous allons passer septembre près de Biarritz. Alors, je ne te verrai plus !

— Je serai triste en ton absence, Lynette. Mais contente pour toi, car tu vas faire un beau voyage… que tu me raconteras après…

Évelyne secoua la tête d’un air si triste que la petite Airvault s’effraya.

— Dis-moi tout ce qui t’afflige, je t’en prie !

— Eh bien !… après, je ne sais pas si nous nous retrouverons ! Pense donc ! Je ne vais pas rentrer à Versailles ! On va me mettre en pension… à Saint-Germain-en-Laye.

Les pleurs, contre lesquels elle luttait, s’échappèrent. Consternée, Raymonde gémit :

— Oh ! pourquoi ! pourquoi te fait-on cette peine ?

A la hâte, de son petit mouchoir en boule, Évelyne épongeait ses larmes :

— Il le faut ! Papa me l’a fait bien comprendre ! Une jeune fille — ou un garçon — doivent quitter la maison, un jour ou l’autre, pour les exigences de leur éducation. Et ma santé se trouvera mieux d’une vie plus réglée, plus tranquille, au milieu d’autres enfants. Je comprends très bien cela, et je sais que papa prend beaucoup sur lui pour se faire une raison. Et puis, la directrice de l’institution est une très bonne demoiselle ; elle a été professeur de maman — ma vraie maman, tu entends bien ! Je m’habituerai. C’est le début qui me coûtera beaucoup. Mais papa viendra me voir très souvent. Il va même acheter une auto.

« Papa ne pouvait jamais avoir tort ! Tout ce qu’il décidait était juste. » Voilà ce qui ressortait de ces paroles désordonnées où s’exprimaient pêle-mêle la douleur, la résignation, l’amour confiant, le ferme propos de marcher avec vaillance dans le chemin assigné.

Raymonde, indécise entre la pitié, la sympathie, une indéfinissable admiration, demeurait stupéfiée, les prunelles fixes et ternes.

— Et toi, amie, demanda inopinément Évelyne, où iras-tu à la rentrée ?

La petite Airvault ferma les yeux comme pour éviter de voir l’angoissant point d’interrogation, dont elle se détournait peureusement. Mais à son amie elle devait sa pensée, — confidence pour confidence — et elle balbutia, blême et farouche, les dents serrées :

— Je ne veux pas retourner en pension à Versailles !…

Évelyne lui saisit les deux bras.

— Eh bien ! demande à tes parents de te mettre à Saint-Germain ! Nous serons ensemble ! Quel bonheur, dis !

Le regard bleu et le regard noir se fondirent, en une extase d’espérance. Mais, plus avertie que l’enfant riche des réalités de la vie, aussitôt Raymonde entrevoyait les impossibilités du merveilleux projet.

— Ce doit être trop cher ! murmura-t-elle avec découragement. Ce qui est pour toi, Évelyne, n’est pas pour moi !

— C’est bien dommage ! soupira Mlle Davier.

L’heure de se séparer les trouva aussi abattues l’une que l’autre. Elles s’embrassèrent avec plus d’effusion encore que de coutume.

— Prions bien fort ! dit Évelyne. Le bon Dieu nous aidera.

Madeleine se levait quand sa fille la rejoignit.

— Le vent fraîchit plus tôt, ce soir ! Rentrons, chérie !

Les deux femmes prirent leur route habituelle par le boulevard des Réservoirs. Comme elles traversaient la vaste chaussée, un rassemblement tout proche, d’où s’élevaient des voix menaçantes, devant un hôtel dont la façade était barrée d’échafaudages, attira leur attention. Une vision terrifiante les figea sur place.

Au centre du groupe, Airvault, d’un geste violent, souffletait un homme. Celui-ci, heureusement contenu par les assistants, faisait mine de foncer vers l’architecte. Son bras levé, son poing crispé, agité avec menace, signifiaient expressivement : « Tu m’échappes ! Mais je te retrouverai ! »

Pourquoi cette altercation ?

Madeleine ne se le demanda pas. Elle se représentait trop bien la tension des rapports journaliers, les insolences sourdes ou agressives qui finissaient par exaspérer son mari jusqu’au délire.

Toute observation de l’architecte à un ouvrier paresseux ou saboteur, à un patron négligent ou inexact, augmentaient l’hostilité latente. Raymond avait beau imposer une compression formidable à son naturel bouillant, un jour ou l’autre l’esclandre devait se produire. Le malheur voulait que sa femme et sa fille fussent témoins de la rixe.

Les genoux de Madeleine fléchirent. Raymonde soutint rapidement sa mère :

— Maman, je t’en prie ! Viens vite ! Qu’on ne nous voie pas !

D’un effort surhumain, la jeune femme réagit contre le spasme qui la révulsait. Tremblante de la tête aux pieds, elle parvint à gagner le trottoir. Mais là, elle s’arrêta, chancelante :

— Je ne pourrai pas aller jusqu’à la maison. Appelle… cette voiture.

Airvault, dégagé, avançait de ce côté, les mâchoires serrées, les sourcils barrant d’une ligne dure son visage enflammé. Il aperçut les deux femmes en détresse, la victoria qui s’arrêtait. En quelques enjambées, il fut près du véhicule.

— Madeleine !… Te trouves-tu mal ?

A grand’peine, il l’aida, assisté par Raymonde, à gravir le marchepied, et la pauvre créature s’affala sur les coussins, une mousse rose aux commissures des lèvres.

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