Derrière le voile : $b roman
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Le soir venu, Mme Davier fut, à bon droit, stupéfaite de voir, très maître de lui, presque en belle humeur, l’homme surpris, le matin, dans la prostration, voûté sous un faix — invisible, mais accablant.
Avenant, libre et dispos — tout au moins d’apparence — le docteur semblait uniquement occupé de rendre sa maison agréable à ses hôtes, dont il avait augmenté le nombre en recrutant Me Bénary. La présence de l’avocat stimulait particulièrement sa verve.
Bénary, jadis fourchette réputée — épaissi et un tantinet congestionné en ces dernières années — dosait maintenant nourriture et boisson avec une circonspection peureuse. Et le médecin l’en taquinait :
— Voyons, cher bâtonnier, vous, l’honneur de la table française autant que du barreau, vous, le gardien des saines et nobles traditions culinaires, vous, l’amateur de truffes, de coulis savants, dégustateur averti de nos crus nationaux, vous, le digne héritier des Grimod de la Reynière, des Brillat-Savarin, des Charles Monselet, de tous les illustres gourmets gratifiés du beau titre de fines gueules, dois-je avoir la douleur de vous voir déserter l’élite des disciples d’Épicure ! J’en suis à ce point indigné que mes transports me jettent dans une intempérance de langage cicéronienne, genre d’éloquence que je réprouve !
Me Bénary gémit comiquement :
— Jusqu’à quand, ô Louis Davier, me lapideras-tu de tes invectives et de tes périodes ronronnantes ! Ne raille plus un misérable à qui tu infliges la plus barbare comme la plus raffinée des tortures : le supplice de Tantale ! Vainement me font risette tes flacons poudreux de Bourgogne et de Beaulieu ! Mes narines flairent avec délices les voluptueux effluves des sauces succulentes ! Mais, au bord de cette table, chargée de tout ce qui doit charmer les yeux et le goût, se dressent à mes regards effarés les spectres épouvantables que tu évoques, oracle d’Esculape : Goutte, Sciatique, Dyspepsie, Gravelle ! Vade retro, Satanas !… Il m’est inutile de savoir que bonum vinum lætificat cor hominis ! car par tes ordres, ô Torquemada, désormais tristement Bibo Vitellium !
Le médecin se mit à rire et, se détournant vers Stany :
— Vous qui vous lancez vers le cinéma, voilà un thème splendide : la table tentatrice, les fantômes implacables, le gourmand terrorisé : ainsi peut-on rajeunir le sempiternel tableau de Macbeth et de l’ombre de Banco.
— Très humoristique ! convint Stany qui, ayant reçu, avant le dîner, une vigoureuse mercuriale de Fulvie, en guise d’apéritif, se tenait coi et sage, entre son beau-frère et M. Clozel.
Celui-ci n’était pas moins ébahi que Mme Davier du tour imprévu que prenaient les choses. En se rendant à l’invitation du médecin, l’éditeur croyait recevoir, comme conclusion de la conversation de la veille, le supplément d’informations promis et qu’il attendait avec impatience. Se trouver en face de convives étrangers, entendre des propos presque folâtres, lui était fastidieux. Le père de Valentin se scandalisait presque de voir le docteur Davier si différent de ce qu’il paraissait d’ordinaire, enjoué et plaisant, alors que ses deux enfants, malades, étaient retenus à la chambre.
En désespoir de cause, pour rompre un mutisme qui semblerait discourtois, l’éditeur échangea quelques mots avec son voisin, Stanislas de Lancreau.
— Vous vous occupez de cinéma, monsieur ?
Stany, sans se faire prier, exhala son enthousiasme et sa jubilation. Oui ! Il avait eu l’extraordinaire faveur d’être présenté à Bonnet-Durapet, — le roi, pouvait-on dire, des cinés actuels — et ce potentat l’engageait comme régisseur d’une troupe qui opérait sur la Côte d’Azur. Mais ce n’était là qu’un pied mis à l’étrier. Stany comptait transporter à l’écran quelques actes, restés dans son tiroir. Sa cervelle fermentait. Il voyait partout des sujets à films.
— Je vous en fournirai un tout à l’heure, dont on peut tirer un effet sensationnel, dit Louis Davier qui, depuis un instant, écoutait son beau-frère. Hé oui ! je suis homme d’imagination encore plus que de science !… Demandez à Me Bénary.
— C’est vrai, dit l’avocat ! J’ai souvenance de certains petits vers satiriques… Mais avec votre goût très classique, je ne vous vois pas du tout inspirant un scénario de cinéma !
Là-dessus, il partit dans une charge à fond de train contre le ciné, genre inférieur à la pantomime, à la lanterne magique, etc. Mais le docteur, railleur, l’interrompit.
— Mon cher, prenez-y garde ! Ne pas suivre son temps, c’est avérer son âge, consentir à vieillir, rester en arrière avec les infirmes ! Plus éclectique que vous, j’accepte avec curiosité ce mode nouveau d’expression scénique, qui peut fournir des moyens d’instruction et de documentation extrêmement variés et féconds. Les drames, enregistrés par le film, ressusciteront le bon mélo, éducateur des masses populaires, qui vont toujours du côté généreux et possèdent un sens de l’équité que je souhaiterais…
— Aux magistrats ! Impertinent !
— Et à tous les gens de chicane ! acheva en riant le médecin, se levant pour passer au salon avec ses invités.
Le café, les liqueurs, les cigares distribués, Mme Davier s’éclipsa quelques minutes pour courir au chevet de Loys. Quand elle revint, le sujet cinéma n’était pas encore épuisé. La jeune femme prit une broderie et s’assit près de M. Clozel.
Le docteur, assis au centre du groupe, près d’un guéridon, écrasa le bout de son havane dans un cendrier.
— J’attendais votre retour, ma chère amie, pour vous exposer le thème de mon drame cinématographique. Comme tout causeur mondain, j’appréhende de voir couper mes effets. Aussi je réclame l’attention générale ! Cela s’appellerait le Voile Déchiré !
— De quel voile s’agit-il ? fit Bénary. Serait-ce le Voile du Temple ?
— Peut-être un voile d’odalisque ! avança Stanislas. L’Orient comme décor, ce serait fameux !
Davier porta à ses lèvres un petit verre de vieux cognac dont il but quelques gouttes. Fulvie s’étonna de ce geste ; depuis longtemps, son mari s’abstenait de tout alcool. Une sourde inquiétude s’éveilla en elle. La physionomie du docteur lui parut étrange ; le sourire s’effaçait, les prunelles se fonçaient. Peut-être étaient-ce là simplement des symptômes de concentration intellectuelle. Négligemment, le médecin releva l’observation de son beau-frère.
— Oh ! quant au décor, mettez-y toutes les somptuosités que vous voudrez ! — Une ville d’art… Bruges, Florence, Venise… ou Versailles même ! Pourquoi pas ?… Et cela à n’importe quelle époque !… Donc, en un palais, rempli de chefs-d’œuvre, vit un vieux seigneur, dilettante, qui se plaît à réunir une société choisie !… Tenez ! je vois très bien cette fête à Versailles… au XVIIIe siècle ou même de notre temps. Vous me suivez bien ? ajoutait-il complaisamment à l’adresse de son beau-frère, assis en face de lui.
— Très bien ! assura Stany, dont les yeux verdâtres cillèrent nerveusement.
— Une soirée touche à sa fin. Musiciens, dames et gentilshommes se retirent. Le vieux seigneur confère avec l’intendant d’un de ses domaines, qu’il estime particulièrement. Il lui fait don d’un collier pour sa fille qui vient de se fiancer, la jolie Maddalena. Tiens ! malgré moi, mon imagination m’emporte vers Venezia ! Je vois la scène poétique, la nuit étoilée, les gondoles, attachées aux pali, la barque emportant l’intendant Raynaldo qui s’éloigne… N’est-ce pas suggestif ?
— Absolument ! approuva Bénary, avec une subite ardeur. Je vois cela par vos yeux, si on peut dire !
— Enchanté de vous intéresser, maître ! Mon vieux seigneur — admettons qu’il se nomme Lazzaro — quitte le péristyle, rentre lentement dans les galeries vides. Il atteint une pièce plus étroite, où il a rassemblé ses trésors artistiques les plus précieux. Soudain, une tapisserie s’écarte, un homme surgit. Lazzaro, violemment surpris, porte une main à son cœur qui craque d’effroi ; il étend instinctivement l’autre vers la tenture de la paroi dont la frange s’arrache. Et il tombe, sans une plainte, sur le dallage de marbre.
L’inconnu, interdit lui-même devant cette chute, s’approche, s’agenouille, desserre la cravate. Au fait, Lazzaro portait-il une cravate ?… Ça dépendra de l’époque choisie ! Vous vous documenterez à cet égard.
— Parfaitement ! bégaya Stany, allongeant les jambes et roulant une cigarette d’un air dégagé. Continuez ! Je palpite !
— Si le début vous empoigne déjà à ce point, je dois tout espérer des péripéties qui suivent ! articula Davier avec une ironique satisfaction. Notre individu palpe la poitrine, le pouls de l’homme inanimé. Plus rien ! Un cadavre ! Quoi faire ? Sa mimique traduit son embarras. Pas un serviteur en vue ! Et puisque les soins sont inutiles ! Son regard tombe sur une boîte à bijoux, encore entr’ouverte, dans laquelle on a vu Lazzaro chercher le collier, destiné à la fille de son intendant Raynaldo. L’homme, qui est jeune et alerte, saisit la boîte, la cache sous son manteau, saute par la fenêtre. On le voit, dans le dernier tableau de l’épisode, raser les murs d’une ruelle et gagner ainsi le Rialto. Hein ! que de couleur locale !
Fulvie, pâlissante, oubliait sa broderie. M. Clozel, penché en avant, observait, apercevant enfin le fil conducteur dans ce dédale où il s’égarait d’abord. Louis Davier s’était levé, allant et venant lentement devant la cheminée, mais s’arrêtant parfois droit en face de son beau-frère.
— Voici les serviteurs qui découvrent le mort. Rumeur. Émotion ! Affolement du personnel ! On constate la disparition du coffret. L’intendant est resté le dernier. On trouve le collier entre ses mains. Tumulte. Raynaldo est arrêté.
— Bref ! encore une erreur judiciaire ! remarqua Me Bénary ! Mais il s’en commet de tous temps ! J’en ai connu, pour ma part, de bien regrettables ! Je vous demande pardon de l’interruption, cher ami, et encore plus à vos auditeurs… dont je trouble stupidement le plaisir.
— Un maître de la parole ne saurait garder longtemps le silence, insinua le médecin avec une malice amicale. Et vos réflexions judicieuses encouragent mon amour-propre d’auteur ! Ne les ménagez donc pas ! Je reprends… Un seigneur, ami du défunt, Marco — appelons-le Marco ou Ludovico, ad libitum ! — appelé dès la première heure dans le palais endeuillé, trouve, par hasard, dans la pièce mortuaire, — une mince tablette d’ivoire. Il y lit, en tressaillant, quelques mots tracés par la main de son beau-fils. Oui, Marco a épousé une veuve qu’il aime follement. Il sait le fils de celle-ci, Pietro, libertin, léger. Mais de là à l’accuser d’un vol honteux, Marco ne peut en accepter même la supposition et se taxe de démence. La tablette a pu se perdre pendant le bal. Il relègue le doute terrible au fond de son âme et s’interdit de jamais l’examiner. Un voile tombe, qu’il ne soulèvera pas, afin de sauvegarder la paix de la femme tendrement aimée.
Cependant il sait l’honnêteté foncière de Raynaldo. Celui-ci a été jeté en prison.
— Les Plombs ! ricana Stany, qui se composait une attitude insouciante et fanfaronne.
Le docteur laissa tomber sur le jeune homme le regard tranquille, au froid éclat, dont un dompteur maîtrise un chat sauvage. La sueur perla à la racine des cheveux du persifleur.
— Les Plombs, soit ! Ajoutez même que Raynaldo, tourmenté par la question, a dû passer plusieurs fois le Pont des Soupirs. Marco, sentant confusément qu’une grande injustice va se commettre, affirme que Lazzaro lui avait parlé du bijou, destiné à Maddalena, la fille de Raynaldo. Son témoignage, aidé de plusieurs circonstances…
— Oui ! intervint encore Me Bénary, on pourrait imaginer que le roi Carnaval règne à Venise, et qu’un Arlequin est allé vendre les bijoux volés, dans une petite boutique de recéleur de la Merceria.
— Pittoresque intermède ! Merci, maître ! Et dire que nous abandonnerons ce scénario émouvant à Stanislas de Lancreau, sans prétendre à des droits de collaboration ! Attendez ! Voici la partie vraiment pathétique ! Raynaldo, relaxé sans procès, demeure entaché aux yeux de tous. Le mariage de Maddalena ne se conclut pas. Les parents de Valério, grands verriers de Murano, probes et puritains, ne se décident pas à accepter pour belle-fille l’enfant d’un homme suspecté. Raynaldo meurt de chagrin, après ces secousses. Marco cherche à secourir la veuve et l’orpheline du malheureux, mais alors — avec quelle amertume ! — il voit sa femme, sa chère Margherita ! prendre ombrage de cette légitime sollicitude.
Fulvie s’enfonça dans sa bergère. Ses yeux noirs, intensément agrandis, formaient deux taches obscures dans son visage décoloré. Davier continua :
— D’autres indices, impondérables, se groupaient peu à peu, fortifiant les présomptions d’abord repoussées derrière le voile. Ludovico — pardon, suis-je étourdi ! Marco — pour n’avoir pas eu, au moment décisif, le courage de considérer la rude Vérité, se trouve désormais la proie du remords. Lui, réputé intègre et droit, il a manqué au plus élémentaire devoir : aider la Justice à découvrir le coupable.
Ainsi l’innocence de Raynaldo eût été pleinement démontrée, et le bonheur de deux pauvres enfants qui s’aiment ne serait pas compromis. L’heure arrive, où toute défaillance se paye !
Un silence profond s’était établi, tandis que Davier, livide, s’accoudant à la tablette de la cheminée, poursuivait d’une voix blanche :
— Le voile tendu étant déchiré, Marco examina ce qui lui restait à faire. L’homme assez vil, assez cynique, pour profiter d’une circonstance funèbre, assez lâche pour tolérer qu’un autre fût soupçonné à sa place, ne serait certes pas capable d’un acte de virile franchise. Rien à attendre de Pietro, rien que des bouffonneries et des pasquinades ! Le mari de Margherita alors se décide à agir. Il existe, dans la cour du Palais des Doges, des piliers creusés où se déposent les lettres de délation. Marco écrira le récit du forfait impuni, revendiquera sa part de responsabilité en dénonçant sa faute de faiblesse et d’amour — puis, possédant un sûr moyen de délivrance dans le chaton de sa bague, il ira jeter cette missive dans une bocca de marbre du Palais.
Mme Davier quitta son siège, traversa le salon, vacillante, tremblant si fort que les franges perlées de sa robe frissonnaient. Et s’accrochant à son mari :
— Non ! non ! non ! articula-t-elle, la voix rauque. Non, cette lettre où cet homme trop bon s’humilie à l’excès, il ne l’enverra pas ! Car sa femme surviendra tandis qu’il l’écrit — oui, cette femme exigeante, aveuglée… Pour elle aussi, le voile se déchire ! Ah ! que de choses lui sont enfin compréhensibles !