Dissociations
J’ai passé toute ma vie à faire des dissociations, dissociations d’idées, dissociations de sentiments, et si mon œuvre vaut quelque chose, c’est par la persévérance de cette méthode. Il faut croire qu’elle est inutile et que j’ai parlé dans le néant, car les hommes continuent à vivre, à penser et à sentir dans la confusion. Certes, c’est plus amusant ainsi. Pourtant, à bien réfléchir, que c’est monotone ! Vous voyez les hommes, malgré qu’on les avertisse, malgré que l’expérience de chaque jour leur soit un spectacle clair, s’obstiner à unir toujours les idées les plus opposées et qui hurlent le plus d’être associées. Ne disons pas les hommes, disons les imbéciles ; ce sera d’ailleurs à peu près la même chose, mais cela permettra tout de même de séparer de la masse quelques êtres doués d’un esprit plus net, d’une sensibilité plus délicate. Donc, pour prendre un exemple, d’ailleurs périodique comme les phases de la lune, la foule (et dans la foule il y a pas mal d’hommes qui font figure dans le monde), la foule, guidée par les maîtres qui sont dignes de la conduire, s’obstine à unir dans un même concept, dans une même vision, l’art et la morale. Tous les ans et plusieurs fois par an, que ce soit au Salon d’été, d’hiver ou d’automne, un tableau se trouve exclu, quand ce n’est pas une statue, parce que, étant une œuvre d’art, il n’est pas aussi un encouragement à la vertu. Si l’œuvre était très médiocre, si elle n’avait vraiment aucun rapport avec l’art, cela ne choquerait personne, mais étant d’art elle doit être également de morale. La foule ne sépare pas ces deux idées. Mais elle suit l’exemple de Tolstoï. Tolstoï avait des préjugés grands comme lui-même. Il avait du génie. Cela demanderait un chapitre à part. Restons dans les sentiers ordinaires et voyons s’il est sensé d’exiger de Van Dongen de choisir ses sujets de telle sorte qu’ils aient à la fois des explosions de couleur et des explosions de pudeur. Ah ! Dieux ! Un peintre a autre chose à faire que de se demander si ce coin de peau qu’il reproduit est ou non dans les limites de la vertu. Il se demande, et c’est tout, ce qui est de sa compétence, si cela va faire sur sa toile une tache harmonieuse.