Dissociations
LE TEMPS QU’IL FAIT
L’autre mardi, étant innocemment sorti pour quelques emplettes, je m’aperçus que la plupart des boutiques étaient fermées et que le sol était couvert de taches bleues. Oui, bleues, en vérité. Ayant compris la signification de cette couleur, qui, çà et là, se teintait de rouge, je m’enfuis vers le Bois de Boulogne, où je m’assis sous les arbres. C’est une chose, je crois, qu’on ne fit jamais, à cette date de l’année, et j’en éprouvai une certaine satisfaction : je participais à un phénomène. Les journaux ont dit que cette température fut pareille en février 1887, mais je n’en ai aucun souvenir. Pour un peu, je me figurerais qu’on ne s’intéressait pas autant, il y a vingt-cinq ans, aux questions de température. Mais ce serait une illusion, bien qu’on vécût plus enfermé qu’aujourd’hui. Les anciens chroniqueurs, qui ne notèrent souvent qu’avec un sens bien vague de la réalité les grands événements de leur époque, ne manquent jamais de renseigner la postérité sur le temps qu’il faisait. A les croire, chacun vécut parmi une succession de phénomènes. C’est un hiver où on coupait le vin à la hache, où l’encre gelait dans les encriers. Ce sont des étés où les arbres spontanément s’enflammaient, où les rivières à sec s’empuantissaient de poissons morts. On sent, en tout cela, la vanité d’un homme qui veut faire croire et qui peut-être croit qu’il a vécu en des temps exceptionnels, marqués par les destins pour de grandes choses qui ne sont pas advenues. Le sentiment des promeneurs qui s’asseyaient sous les arbres à une date de l’année où généralement on ferme avec soin ses fenêtres, est de cet ordre. On jouit d’un privilège. Quoi qu’il arrive, on sera celui qui a été le témoin d’un caprice de la nature, celui qui, plus tard, racontera cela aux enfants incrédules. Et l’on aura, à son tour, l’aspect d’un phénomène.