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Dissociations

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L’HOMME QUI SORT

Dans une de mes rares sorties, j’ai rencontré l’homme qui exerce la profession qui m’est la plus antipathique : il se promène. Ce m’est d’ailleurs une bien singulière fatalité : moi qui ne sors jamais sans but, j’ai trouvé cet homme, qui n’en a d’autres que la locomotion, dans un tas d’endroits où un motif raisonnable me poussait, souvent même la nécessité. Il n’est pas très riche, il n’a pas de goûts particuliers, il ne sort pas, comme font les femmes, pour voir les magasins, pour éprouver, suivre ou vaincre la tentation. Il ne sort pas non plus pour chercher des aventures : il est atone et apathique et puis, il ne saurait comment s’y prendre, il est timide, maladroit et indifférent. Il ne sort pas davantage pour jouir de la rue, du mouvement, des couleurs, des physionomies ni des allures ni, quand il pousse jusqu’au bois ou jusque vers quelque jardin excentrique, de la grâce des arbres, de leur verdure heureuse ou des changements que leur imposent les saisons. Non, il sort parce qu’il est moins ennuyeux de marcher sous le ciel que sous un plafond, et il marche dans les rues comme il marcherait sur une route : comme il est civilisé, il appelle cela se promener. Ils sont beaucoup de professionnels de la promenade, à Paris. Ne leur demandez pas, le soir, ce qu’ils ont vu dans la journée. Ils n’ont rien vu, parce qu’ils ne savent pas regarder. Regarder demande un effort et une intelligence qu’ils n’ont pas. Puis ce n’est pas leur affaire. Il y a des gens pour cela, comme il y en a pour se promener : ils se promènent. Que font-ils quand il pleut ? Ils hantent les passages et les auvents d’où ils regardent pleuvoir. C’est même la seule chose qu’ils regardent, parce qu’elle contrarie leur passion. La pluie est le seul spectacle dont ils se rendent compte et peut-être le seul où ils aient conscience d’eux-mêmes.

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