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Heures d'Afrique

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ALGER SOUS LA NEIGE

Alger, 16 janvier.

Sous la neige, non ; car la pluie et la grêle, qui viennent de faire trêve, ont changé en boue la neige tombée toute la matinée, lente, molle et silencieuse comme un grand vol assoupi de papillons blancs ; et ç’avait été une sensation vraiment étrange, à la fois chimérique et piquante de réel, que ce réveil d’Alger sous la neige, d’Alger, la ville lumineuse et blanche apparue tout à coup terreuse, haillonneuse et jaune sous l’étincellement du givre et du gel.

Sa pouillerie de vieille ville arabe cuite et recuite depuis des siècles dans la crasse et les aromates, son incurie de belle fille à matelots paressant là en plein soleil, au clapotis des vagues, le front lourd de sequins, sur un amas douteux d’étoffes indigènes et de soies espagnoles, comme elle les accusait, la neige, cette éblouissante et froide floraison du Nord ! De ses arêtes à la fois floconneuses et pures, de sa ouate posée, tel du vif argent, au bord d’un toit ou d’une terrasse, soulignait-elle assez les crevasses des murs et les lézardes honteuses des mosquées, lisérant d’un trait brillant les marches moisies d’un escalier, changeant en bouche d’égout telle entrée pittoresque de rue et chargeant si cruellement la décrépitude de la vieille Kasbah, que je n’avais pu me défendre d’un sourire, moi le compatriote de cette neige et le familier de ces abeilles du Nord qui trouaient si impitoyablement de leur aiguillon de glace la fausse blancheur légendaire de cette vieille mauresque, qu’on a cru si longtemps blanche, quand elle n’est qu’enveloppée de linges et d’étoffes éclaboussés de soleil. Et c’est à une vieille mauresque que je la comparais en effet, cette Alger jaune et lépreuse de ce matin de neige, à une vieille mauresque hideuse et tatouée, accroupie dans ses loques au bord de quelque fiord, dont les montagnes de la Kabylie avec leurs cimes neigeuses pointant au fond de la rade, transparentes et bleues, évoquaient le décor de banquises et d’icebergs.

Et une joie méchante me crispait et me dilatait tout à la fois le cœur de la voir à son tour enlaidie, grelottante et comme exilée sous les frimas et sous le gel, cette enjôleuse barbaresque, cette fille de pirates, et cette goule à forbans, qui m’a si bien pris au charme de ses caresses, si profondément endormi la mémoire et la volonté qu’elle m’a forcé à revenir cet hiver à elle, comme on revient à la morphine ou à quelque exécrable et savante maîtresse.

Forte de son climat et de ses paysages de clarté et de douceur, elle m’avait, cette ensorceleuse, enseigné la lâcheté et l’abandon, et jusqu’à l’oubli, l’oubli des anciens maux soufferts dont, avant de la connaître, j’avais pieusement gardé le culte.

Bois, m’a dit sourdement la fille aux yeux sauvages,
Bois l’engourdissement et la mort sans réveil,
Bois la volupté lente et l’oubli du soleil,
Et le superbe amour des éternels servages.
Bois, et tu connaîtras le dédain des baisers
Et le calme puissant des désirs épuisés.

Cette invitation au Philtre, me l’avait-elle assez chantée et soupirée à l’oreille dans la langueur de sa brise chargée d’odeurs de narcisses et de fleurs d’oranger, dans le clapotis de sa rade baignée de clair de lune, et l’irritante monotonie de ses concerts de flûtes et d’aigres derboukas ! Me l’avait-elle assez répétée et ressassée soir et matin, au fond des cafés maures de sa kasbah, comme entre les rocs descellés de son môle, la nonchalante Circé d’Afrique aux yeux gouachés de kohl, implorants et si noirs sous leurs longues paupières, comme éternellement lourdes d’un éternel sommeil !

M’avait-elle assez énervé et pris au charme de torpeur de ses regards peints d’idole et de sa voluptueuse lassitude ! J’avais encore présentes à la mémoire des après-midi passées, indolemment accoudé au parapet d’un quai, à regarder sans émotion aucune, devenu comme somnambule, le bateau de France entrer ou sortir.

Le bateau de France… c’est-à-dire le courrier, les lettres des parents, des amis, toute la cendre hier encore chaude des inquiétudes et des affections, que dis-je, la braise encore plus vive des rivalités et des haines, les journaux et les nouvelles de Paris, mais cela m’importait bien en effet !

La Méditerranée était là, devant moi, soyeuse et bleue, toute de transparence et de lumière avec sa ligne de montagnes mauves à l’horizon ; à mes pieds, c’était le petit port de l’Amirauté avec ses vieilles voûtes, son vieux palais surélevé d’un phare et les moucharabiehs du dey, la Marine avec son coin d’azur tout fourmillant de balancelles et de barquettes, et, le long de ses escaliers, son peuple remuant, bruyant et coloré de matelots, Siciliens, Italiens et Maltais ; et derrière moi, enfin, la vieille Kasbah toute rongée de soleil étageant ses maisons en vaste amphithéâtre.

Le courrier de France pouvait bien partir, j’avais bu le philtre jusqu’à la dernière goutte et il avait opéré son effet, le magique breuvage.

Et voilà que, grâce à cette neige éblouissante et pure, celle qui m’avait versé l’affreux poison d’oubli m’apparaissait enfin sous son vrai jour, la gueuse. Les fleurs de mon pays, les floconneuses et froides floraisons, la neige et ses étoiles, la neige des bourrasques et des avalanches, avaient, telle une eau lustrale, dissipé le mirage, dessillé mes yeux.

L’hiver, celui de mes années d’enfance dans la brume et les embruns des côtes de l’Océan, s’était vengé du factice été de cette Alger mensongère, et elle m’apparaissait telle qu’elle était, la Mauresque, haillonneuse et ridée sous ses joyaux et son fard, les pieds cerclés de bracelets et frottés de henné, à la fois rance et parfumée dans des soieries en loques de sorcière et de fille ; et, comme un amant enfin guéri d’une passion honteuse, d’un de ces chancres de l’âme qui vous font adorer les pires des maîtresses et vous attachent d’autant plus qu’elles vous font plus souffrir, je l’examinais curieusement sous ses oripeaux, je comptais férocement ses tares et ses rides et, revivant le mot d’un ancien viveur à une ancienne liaison dont le temps l’avait enfin vengé : Je la regardais vieillir.

Mais ça n’avait été qu’une vision ; une pluie diluvienne s’était abattue sur cette neige et de l’Alger loqueteuse et givrée avait vite fait une ville de boue. Comme balayées par l’averse, les rues en un clin d’œil étaient devenues désertes et j’avais, maussade et déçu, regagné mon hôtel par les arcades Bab-Azoun, envahies d’une tourbe vociférante, petits cireurs et chaouchs puant la laine et la bête humide.

Alger, 18 janvier.

Ce pays que j’ai blasphémé se venge ; j’ai la fièvre, une horrible fièvre à peau sèche et brûlante, à tête lourde et aux tempes martelées, comme sont les fièvres de ces climats, vraies dompteuses de nerfs et de cerveaux qui en trois heures vous abattent et vous vident un homme. Voilà déjà deux jours qu’elle me tient alité, cette fièvre, avec la tête si pesante et si veule que je ne puis la soulever de mon oreiller sans vertige et que, si je hasardais un pied hors de mon lit, je sens que je chancellerais. Dehors, la bourrasque fait rage, jetant des paquets de pluie contre les persiennes closes ; j’entends la mer démontée courir comme une furie le long des quais, et depuis hier la rade est inabordable. Est-ce le vent du Nord, le siroco ou le mistral ? Mais ce sont dans la nuit des cinglements de fouet, des hennissements et des temps de galop de chasse infernale. Comme la Méditerranée doit être belle cette nuit aux abords de la Pointe Pescade ! et c’est dans ma pauvre tête hallucinée un éperdu tournoiement de cauchemars, d’images et de souvenirs les plus étranges et les plus disparates, un remuement de grains de sable au fond d’un grelot vide.

Où suis-je ? Ces clameurs, cet incessant ululement du vent, ce bruissement d’ondée et cet éternel roulis oscillant sous mon lit, que semblent soulever des vagues ! Où suis-je ? En pleine mer, pendant ma dernière traversée ; le bateau roule et tangue à travers la nuit noire, entraîné sur le dos de lames énormes ; toute sa charpente craque et, contre les hublots hermétiquement clos de ma cabine, c’est un glauque et sourd moutonnement d’eau trouble, dont l’assaut violent et renaissant sans trêve me harcèle et m’écrase.

Nous passons près des Baléares.

Puis, tout à coup ma fièvre somnambule me transporte ailleurs. Cette mer déferlante au pied de hautes roches noires toutes ruisselantes de vagues, ces gerbes et ces jets d’écume fusant sous cette lune pâle entre des récifs en couloir, cette fuite échevelée de nuages dans cette nuit hivernale, et toute cette masse d’eau accourant de l’horizon en lames courtes et sifflantes à l’assaut de ce rivage morne, c’est la Pointe Pescade.

Oh ! la silhouette abrupte et grosse de menaces de ces noires collines hérissées d’aloès et de raquettes de cactus sur ce ciel de janvier tumultueux et blême, et, à la pointe des promontoires, les créneaux blancs de sel et luisants sous la lune des forteresses barbaresques !

Que de fois, par de pareilles nuits, Barberousse et ses forbans abordèrent sous l’écume et la pluie aux escaliers à pic taillés à même le roc, tandis qu’au grillage épais des meurtrières des regards soupçonneux de mauresques voilées attendaient, désiraient et craignaient leur retour ; car ils ne rapportaient pas que de l’or et des bijoux, les hardis pirates : filigranes de Gênes, velours de Venise et colliers de médailles syracusaines. Dans leurs bateaux plats et rapides ils ramenaient souvent, le bâillon dans la bouche, les mains liées et saignantes, de palpitantes captives chrétiennes, des filles de Sicile, d’Espagne ou de Provence, dont s’alarmait l’inquiète jalousie des harems.

Et la pluie redoublait aux vitres et la Méditerranée, devenue l’Océan, poussait de grands hou, houhou, sous les falaises retentissantes, et je n’étais plus en Alger, mais dans la petite ville normande de mon enfance, par un soir de tempête, les soirs de mer démontée avec les vagues sur les jetées courant entre les parapets et démolissant leurs vieilles estacades ; oui, j’étais là-bas dans ma petite chambre de la maison paternelle ; une fièvre ardente me martelait, comme aujourd’hui, le pouls et les tempes, et la sirène faisait rage, prolongeant ses longs cris dans la nuit pour avertir les bateaux et les éloigner des côtes.

C’étaient, dans ma pauvre tête, mêlées aux bruissements des rafales et des grains, de perpétuelles sonneries de cloches, mais de cloches énormes au lourd battant d’airain retombant sur mon crâne, un effroyable glas d’agonie torturée et d’angoissante détresse, et je me sentais haleter et défaillir, la poitrine trempée de sueur, tandis que de longs frôlements d’ailes s’enchevêtraient dans mes persiennes, des vols d’oiseaux de nuit, chouettes ou mouettes géantes à têtes de mauresques.

Alger, 23 janvier.

Le soleil éblouit ; la rade, toute de lumière, s’arrondit délicieusement bleue dans la splendeur d’un matin mauve ; les monts de Kabylie érigent, plus chimériques que jamais, des cimes incandescentes de neige, la fanfare des zouaves défile en marquant le pas sous mon balcon, un bouquet de roses rouges et de jonquilles embaume sur ma table, Alger m’a repris, j’ai bu encore une fois le philtre.

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