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Heures d'Afrique

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SIDI-BEL-ABBÈS

Que sommes-nous venus faire dans ce poste du sud oranais, et par quelle malencontreuse idée les guides consultés, depuis le Joanne jusqu’au Bœdeker, mentionnent-ils dans les curiosités à voir ces quatre grandes casernes entourées de remparts avec, autour d’elles, quatre grandes rues de banlieue, poussiéreuses et tristes, aboutissant à quatre portes béantes sur la rase campagne, une campagne pelée, tout en pierrailles et en touffes d’alfa, qu’essaie en vain de dissimuler aux regards une grande allée circulaire de platanes.

Ils longent, en effet, les fortifications de la petite ville, et tournent tout autour, défeuillés et tristes, tristes et défeuillés sur un frileux ciel pâle, et mettent sous les lunes et les demi-lunes de Sidi-bel-Abbès la tristesse provinciale et l’incurable ennui d’un cours de sous-préfecture.

Et c’est sous ces platanes que nous promenons notre dépaysement en attendant le départ de la diligence fixé à huit heures ; cela nous fait sept heures d’attente, car nous sortons à peine de table et, chassés de la ville par la navrante banalité des quatre rues européennes, tout en bureaux de tabac et en estaminets, à l’instar de Paris (quelque chose comme un quartier de Courbevoie ou de Puteaux transporté dans la morne aridité du Sud), nous avons encore préféré, de guerre lasse, venir rôder en dehors de la ville, dans ces allées, où du moins des uniformes français, zouaves et légionnaires en petite tenue, manœuvrent, l’arme au bras, et par le flanc droit et par le flanc gauche arpentent le terrain et pivotent aux commandements des moniteurs.

Plus loin, dans un bouquet d’eucalyptus, l’école des clairons s’époumonne : au-dessus des remparts aux talus gazonnés se dressent de longs toits ardoisés de casernes, celle des spahis et celle des turcos pour la soldatesque indigène, celles des zouaves et de la légion étrangère pour l’élément européen.

Sidi-bel-Abbès, poste avancé fondé par le général Bedeau en 1843 pour tenir en respect les Béni-Amer, tribu très dangereuse, très remuante et toujours menaçante du sud oranais.

Les Béni-Amer sont loin ; nos pointes dans le sud, étendant chaque jour une lente mais sûre conquête, atteignent aujourd’hui les frontières du Maroc.

Et ce sont ces jeunes recrues emblousées de toile bise sur leurs grègues bouffantes, ces petits légionnaires imberbes et roses de la Suisse ou de la Norvège, dont la vaillantise et l’effort continus agrandissent chaque jour cette unique et merveilleuse colonie d’Algérie, au climat enveloppant de caresse et de torpeur, telle une maîtresse savante et dangereuse.

Mais, morbleu ! ce n’est pas ici qu’on voudrait couler ni finir ses jours ; ici, c’est bien l’exil dans ce qu’il a de plus douloureux et de plus morne, l’engourdissement d’une affreuse petite ville du Midi d’une laideur de banlieue, aggravée de la sécheresse de cette province d’Oran, si espagnole d’aspect.

Oh ! Sidi-bel-Abbès et son vilain petit Grand Café des Officiers, à la devanture écaillée de chaleur, aux tables de fer comme lépreuses de rouille, où nous feuilletons, de mâle rage et de désespoir, d’anciens numéros de la Vie Parisienne.

Mais qu’est-ce que cette animation subite ? Voilà que les rues, tout à l’heure désertes, s’emplissent et s’éclairent d’uniformes ; un grouillement d’indigènes insoupçonnés jusque-là s’agite et bruit à des encoignures de ruelles et de placettes ; des cafés maures s’allument, bondés de vivantes guenilles, colons kabyles et nomades des plaines, avec, çà et là, des vestes bleues de turcos ; des trôlées de zouaves et de légionnaires, traversant à grandes enjambées la place, nous donnent le mot de l’énigme.

Ces sonneries de clairons, dont Sidi-bel-Abbès retentit depuis près d’une demi-heure, et que nous n’avions même pas remarquées, viennent de sonner la soupe ; et c’est l’heure où tout ce qui est permissionnaire de huit heures ou de la nuit sort, en rajustant son ceinturon, de la cour des casernes.

Dans le quartier arabe, tout à coup découvert derrière la place de l’église, montent d’infâmes odeurs de musc et de fritures ; les estaminets de France empoisonnent l’absinthe, les cafés maures, encombrés de grands fantômes en burnous et de spahis accroupis, embaument, eux, les aromates et le kaoua ; de hautaines silhouettes de spahis vont et viennent par groupes, drapées de grands manteaux rouges, leur fier profil enlinceulé de blanc, et les éperons de leurs bottes luisent dans l’ombre avec les points de feu des cigarettes. Des sons de derboukas glapissent, et je ne sais quelles exhalaisons d’épices et de laine flottent dans l’air, une senteur à la fois écœurante et exquise de charogne et de fleurs violentes, cette espèce de pourriture d’encens, qui est le parfum même de l’Algérie et de tous les pays de l’Islam.

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