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Heures d'Afrique

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BLIDAH

BLIDAH-OURIDA

Théophile Gautier l’a chantée, Fromentin l’a peinte avec les plus clairs rayons de sa palette, auréolée de soleil et de fleurs. Paul Margueritte a, dans une page admirable d’énervement sensitif, décrit son atmosphère de caresse et de langueur, ce parfum, écœurant à la longue, de jonquille et de fleur d’oranger, qui est la respiration même de Blidah, Blidah dont la fragrance persistante et monotone finit par vous engourdir et vous lever tout à la fois le cœur, Blidah obsédante et charmeresse, telle la note doucement aiguë d’un joueur de flûte arabe, faite de rêverie de kief et de mélancolie qui somnole.

Et au pied de ses hautes montagnes, contreforts de l’Atlas ombreux et ravinés, aux transparentes roches bleues éclaboussées d’eaux vives, oueds et torrents bordés de lauriers-roses et d’amandiers neigeux, je ne pouvais pas mieux la comparer, cette Blidah qu’un poète indigène a appelée Ourida, et que ses détracteurs ont traitée méchamment de marchande de sourires, je ne pouvais pas mieux la comparer qu’à quelque beau musicien venu de Smyrne ou d’Alexandrie, Asiatique aux lourdes paupières turques artistement bistrées, et chantant, échoué là, avec ses parfums et ses langoureuses attitudes d’oriental un peu efféminé, quelque ardente mélopée amoureuse, embaumant à la fois la fraîcheur de la neige et l’essence de rose et de bois de santal.

La fraîcheur de la neige, dont la blancheur ensoleillée étincelle et ruisselle aux cimes des montagnes surplombant de leur ombre les jardins de Blidah !

Cette essence de rose, que semblent distiller dans le clair-obscur de leurs ramures les micocouliers, les grenadiers et les rosiers en fleurs de ses innombrables bosquets, mimosas vaporeux de son jardin Bizot et figuiers centenaires de son Bou-sacra.

Ces enivrantes odeurs de santal enfin, comme remuées sous les pas de ses femmes voilées, à l’unique œil noir entrevu par la fente du haïck ; et dans cette griserie de lumière, de fraîcheur et d’opprimants parfums, le joueur de derbouka, en qui s’incarnait pour moi le charme alangui et comme endormant de Blidah, s’évoquait à mes yeux au fond d’un café maure. Couché plutôt qu’assis sur une table octogone incrustée de nacre, les jambes et les bras nus hors d’une longue gandoura brochée de grosses fleurs sur fond jaune, une robe d’or couleur des jonquilles mêmes de Blidah, il chantait. Ainsi posé avec, au coin de son oreille, un gros bouquet de roses jaunes et de narcisses piqué sous sa chéchia, il laissait, le musicien d’Asie, traîner d’indolentes mains sur l’instrument à cordes, et sa voix gutturale un peu lasse, aux inflexions tour à tour molles et dures, égrenait ces paroles ferventes qui m’ont semblé être la chanson même de l’amant à l’amante ou du poète épris à la belle, à l’éternellement aimante Ourida.

Un or mystérieux
Sommeille dans tes yeux.
Telles d’étranges bagues,
Dont l’éclat amorti luirait au fond des mers,
J’accueille et reconnais d’anciens chagrins soufferts,
Devenus des joyaux dans tes prunelles vagues.
De tremblants reflets bleus
Coulent de tes cheveux.
Pareille au clair de lune,
Dont le calme argenté console les forêts
De l’automne et des deuils, ta chevelure brune
En glissant sur mon cœur assoupit mes regrets.
Des roseaux caresseurs
Tes mains ont les douceurs.
Les délicats arpèges
Dont un pâtre nomade endormit autrefois
Le roi Saül, mon front les trouve sous tes doigts
Légers comme des fleurs et frais comme des neiges.
Ne sois donc pas farouche,
Mais cache-moi ta bouche,
Et, de tes doigts subtils
Ayant fait un bâillon de caresse à mes lèvres,
Verse au fond de mes yeux tes prunelles d’exils
Et dans ta chevelure éparse endors mes fièvres.

LE CIMETIÈRE

Une route monte et sort des portes de la ville, puis s’enfonce presque aussitôt dans le creux verdoyant d’une gorge profonde, serpente au pied des contreforts de l’Atlas aux sommets baignés de fluides vapeurs, aux flancs bardés, comme des plaques de métal, d’incandescentes traînées de neige.

Et, à mesure que le chemin tourne et devient plus rude entre ces hautes collines plantées de pins et de chênes-verts, de successives hauteurs, jusqu’alors demeurées invisibles, apparaissent et surplombent. Des cimes s’échelonnent dans un ciel d’un bleu de vitrail, des murmures d’eaux vives jasent au pied des remblais de la route, des cascades bondissent de roche en roche dans la pierraille argentée d’un petit torrent de montagne, et des souvenirs de l’Oberland, évoqués par cette eau courante et cette fraîcheur ombreuse, vous poursuivent, combien vite démentis, il est vrai, par les haies de cactus, les bosquets d’orangers, l’invraisemblable violacé des ombres et la transparence infiniment douce et claire des lointains.

Le pays des mirages, en vérité, cette province d’Algérie, dont tout l’enchantement réside dans la limpidité de la lumière et la coloration des terrains et des ciels. La plaine de la Mitidja, laissée derrière nous au pied même des maisons de Blidah, apparaît maintenant dans le moutonnement bleu d’une Méditerranée. A travers le recul de l’horizon, ce ne sont plus les ondulations grisâtres d’un paysage d’Orient, mais le flux et le reflux d’une immense mer de lapis, dont l’immensité s’étend à l’infini entre les échancrures des rochers de la route et des contreforts du ravin.

Tandis que, charmés par cette vision de la plaine devenue sous le soleil un remous de saphirs, nous montons les yeux en arrière, un autre magique et prestigieux décor s’élabore et se dresse au tournant de la route.

Le cimetière d’El-Kébir, s’étageant en amphithéâtre au-dessus de son petit village arabe aux toitures plates et aux portes basses. El-Kébir et la pierre blanche de ses tombes et des deux koubas de ses marabouts ensevelis là, au flanc de la montagne, à l’ombre géante de séculaires oliviers. Les oliviers d’El-Kébir, le terrain vallonné, soulevé par leurs monstrueuses racines que rejoignent d’invraisemblables rampements de branches ; et dans l’intervalle des troncs trapus, épaississant là comme une impénétrable forêt de légende, des blancheurs de neige, qui sont les premières crêtes de l’Atlas, et des rougeurs de pourpre qui sont des thyrses de lauriers-roses ; blancheurs et rougeurs éclaboussées de lumière, comme baignées dans le ciel bleu. Une mélopée s’élève : ces voix douces et chantantes sont celles d’une école de garçons, l’école arabe du village même ; et, tout en suivant notre guide, nous nous arrêtons une minute devant une dizaine de petites faces éveillées et brunes, coiffées de chéchias, se balançant en cadence d’un même mouvement rythmique au-dessus de petites tablettes de bois où courent, gravés, des versets du Coran. Assis, les jambes croisées, au milieu de toutes ces enfances accroupies, le maître d’école arabe agite, comme un bâton de chef d’orchestre, une espèce de férule en bois blanc, et son buste oscille sur ses hanches du même mouvement de balancier que celui de ses élèves.

Au-dessus de cette zouaïa (école arabe), le cimetière étage en terrasse les taches blanches de ses tombes et deux espèces de palanquins de bois découpés à jour. Historiés et peints, il en monte des spirales d’encens bleuâtres : le culte des croyants entretient là d’éternels brûle-parfums, et rien de plus poétique, en effet, dans la solitude de cette gorge sauvage, que ces fumées odorantes tourbillonnant dans le clair-obscur des branches, au-dessus de vagues sarcophages enlinceulés de soieries orientales, car, Dieu me pardonne, ce sont bien d’anciens étendards japonais passés par le soleil et la pluie, mais où vivent encore, brodés d’or et d’argent, les chimères griffues et les vols de cigognes chers à la race jaune : des étendards de terribles Pavillons Noirs, rapportés par les tirailleurs indigènes des dernières campagnes du Tonkin et déposés là en trophées sur la tombe de leurs prophètes.

Des fillettes arabes, groupées au milieu des tombes avec la science innée d’attitude des races demeurées primitives, ajoutent au charme de ce cimetière la grâce de leur jeunesse enjoaillée de plaques de métal ; leurs loques de percale rouge à fleurs noires ou d’indienne jaune à dessins roses égaient, comme d’une flore chimérique et vivante, la grisaille un peu monotone des vieux oliviers d’El-Kébir ; mais gardez-vous d’avancer d’un pas, si vous tenez à votre vision. Le silhouette enfantine de ces petites sauvages est celle qui convient à ce cimetière de poupée ; un pas de plus, et vous verrez subitement s’abaisser les tombes, et les deux koubas des marabouts, presque pareilles à des mosquées, réduites à des proportions de joujoux ; la forêt de légende d’oliviers séculaires ne sera plus qu’un pauvre verger ; car, dans cet illusoire pays de rêverie et de songe, tout est piège et mirage, et tout attrait est un danger. Ainsi les fillettes aux grands yeux de gazelles sont déjà nubiles, sinon prostituées ; l’eau courante entre les thyrses en fleurs des lauriers-roses donne la fièvre, et ce torrent, qui porte ce nom doux entre tous de Fontaine fraîche, est presque empoisonné.

LA NOUBA

Le déjeuner s’était prolongé autour des petites tasses d’un café maure, et, conquis malgré nous par cette atmosphère de paresse et de lassitude heureuse qui est la respiration même de Blidah, nous suivions lentement, hors des portes de la ville, la petite route ensoleillée plantée de caroubiers et bordée de villas, qui va par les ombrages de l’ancien Bois sacré, le Bou-sacra arabe, rejoindre le champ de manœuvre de la Mitidja.

Des petits jardins des maisons de la route, propriétés d’officiers en retraite ou locations d’Anglaises poitrinaires venues mûrir leur phtisie au soleil, des senteurs de jonquilles et d’orangers en fleurs montaient, à la fois si douces et si violentes qu’une espèce de malaise exquis vous écœurait ; certains dessous de batiste et de soie molle de certaines femmes un peu grandes, très sveltes, très souples et blondes, comme vouées à l’éternel demi-deuil de nuances violettes et mauves, dégagent ce parfum endormeur et puissant. J’en ai fait la réflexion depuis, mais ce jour-là, tout au charme de langueur de cette ville mélancolique et de ses jardins odorants, nous allions, l’âme et le cerveau vides, tombés dans un nirvana tout oriental, droit devant nous sans savoir pourquoi, au gré de la brise plus fraîche dans ce coin de vallée, les yeux caressés par l’invraisemblable limpidité du ciel, le front comme effleuré par des ailes soyeuses d’invisibles libellules.

A cent mètres de nous, derrière les baraquements du camp des tirailleurs, c’étaient les cris de commandements, les voltes, les demi-voltes et les évolutions de tout le champ de manœuvre à cette heure occupé par les temps de galop, les charges et l’école d’escadron des chasseurs d’Afrique ; un peu plus loin, les marches et contre-marches, sac au dos et arme au bras, de l’infanterie en tenue de campagne. La voix des officiers éclatait jusqu’à nous, tonnante et brève, puis s’éteignait dans un brouhaha de foule en marche et de gourmades de sous-officiers rectifiant les mouvements des hommes ; des taches rouges, qui étaient des pelotons de cavalerie, dévalaient dans un poudroiement lumineux, piquant de coquelicots subits le clair-obscur des branchages, tandis que les cottes bouffantes et les blouses grises des turcos mettaient dans le vert tendre de la prairie comme une fuite agile de lézards ; et c’étaient, dans toute la vallée, des grandes ombres mouvantes qu’on eût pu prendre pour celles des nuages sans l’implacable pureté de ce ciel.

Et, dans la demi-torpeur de cette température de parfums et de caresses, nous allions éblouis et muets, sans prêter plus attention au vivant kaléidoscope du champ de manœuvre qu’aux Arabes croisés sur la route, juchés, les jambes pendantes, sur leurs petits bourricots et en accélérant l’allure, du bout de leur matraque et du légendaire arrrhoua qui semble le fond de toute la langue orientale. Une espèce de vieille momie, face desséchée de sauterelle d’Égypte, accroupie dans la poussière de la route sous un cône mouvant de haillons, nous invitait en vain à tenter la chance et risquer notre argent roumi sur trois grains de cafés étalés devant elle sur un vieux numéro du Gaulois. Sous l’agilité de ses mains d’escamoteur, les trois grains de café disparaissaient et reparaissaient dans une fragile coquille de noix ; deux muchachos, de neuf à quinze ans, stationnaient là attentifs, les mains croisées derrière le dos, en vrais petits hommes, mais se gardaient bien de confier un soldi aux mains voltigeantes du magicien ; ces Comtois[1] manquaient d’entente et ce vieux joueur de bonneteau du désert (car c’était bien le bonneteau que manipulait entre ses doigts exercés la forme humaine affaissée au bord du chemin) avait beaucoup moins de succès dans cette vallée de la Mitidja qu’un monsieur de Montmartre, installé avec sa tierce dans une allée du Bois, après les courses d’Auteuil. Il est vrai que le bonneteur arabe avait remplacé par trois grains de café les trois cartes obligatoires et que son boniment en sabir coupé de sidi et de macache bono n’avait pas l’entrain persuasif de nos joueurs de banlieue.

[1] Comtois, en argot parisien, complices, affiliés, associés.

Nous n’en faisions pas moins halte autour de ce Ahmet-arsouille, étonnés et ravis de retrouver dans ce coin de paysage arabe un jeu si foncièrement parisien, et nous allions peut-être, par pitié, risquer quelque monnaie sur les grains de café du vieux birbe, quand d’aigres sons de flûte, éclatant tout à coup derrière nous, à quelques pas de la route surplombant la vallée, nous attiraient tous dans un petit sentier hérissé de cactus, d’où nous découvrions la Nouba.

Non, nous ne nous étions pas trompés : c’était bien la musique des tirailleurs algériens, leurs fifres à la mélopée aiguë et monotone, leurs flûtes stridentes et leurs ronflants tambourins, toute cette musique un peu sauvage et comme exaspérée de soleil qui fut, l’année de l’Exposition, un des grands succès du campement des Invalides.

Que de fois nous avions été l’entendre, de quatre à cinq, assis à l’ombre des arcades du Bardo reconstitué d’après de sûrs dessins, attirés là par les grands yeux d’émail, les sourires à dents blanches et la grâce un peu simiesque des petits turcos enturbannés de rouge et haut guêtrés de blanc ; et voilà que nous la retrouvions, et cette fois dans son décor indigène, sous le ciel implacablement bleu de son pays, au pied même des contreforts de l’Atlas, cette bruyante et monotone Nouba des joyeuses journées de flânerie et de griserie d’exotisme de l’année de l’Exposition.

Clairsemés en petits groupes dans une sorte de ravin que dominait notre sentier, ils étaient là, les petits tirailleurs emblousés de toile grise et haut ceinturonnés de rouge sur leurs bouffantes cottes bleues ; ils étaient là, qui, les joues arrondies, s’essoufflant après leurs fifres avec d’étranges agilités de doigts, qui tourmentant d’une baguette impitoyable la peau tendue de leurs tambours.

Et des roulements de tonnerre et des cris aigus de sauvagerie emplissaient toute la vallée, tandis qu’arrêtés au milieu des cactus nous regardions surgir et s’animer au bruit de leur musique barbare toutes les splendeurs canailles et pourtant savoureuses de cette année quatre-vingt-neuf : ses danses javanaises, ses bourdonnants concerts et ses almées de beuglants ; oh les ignobles déhanchées du théâtre égyptien et de la rue du Caire, la furie toute passionnelle et les odeurs d’ail et d’œillet des tangos pimentés des gitanes d’Espagne, la folie d’apothéose des fontaines lumineuses avec, au-dessus de cette immense fête foraine, les jeux de lumière électrique de ce chandelier géant, qu’était la tour Eiffel.

Et, comme nous nous taisions, immobilisés là, pris, je ne dirai point de nostalgie, mais comme d’un regret de cette année disparue sans retour et de cette Exposition dont aucun de nous trois ne verrait jamais l’équivalent peut-être, la Nouba tout à coup faisait trêve, et les voix enfantines et rauques nous hélaient : Eh ! moussu les Parisiens, payez-vous l’absinthe ? De notre poste d’observation, les turcos, eux aussi, nous avaient reconnus.

Non pas individuellement. Bien embarrassés auraient-ils été de mettre un nom sur nos physionomies, mais, à travers nos vêtements fanés par la traversée et deux mois de chemins de fer algériens, ils avaient aussitôt démêlé, avec leur sûr instinct d’êtres à demi-sauvages, des silhouettes déjà vues ; car, aussi eux avaient été à Paris pendant l’Exposition, et maintenant que, descendus dans leur coin de vallée, nous échangions avec tous ces moricauds de cordiales poignées de mains, et que, subitement entourés de paires d’yeux en émail blanc et de faces grimaçantes, nous serrions sans trop de dégoût, ma foi, ces doigts teints au henné et ces paumes au derme rude et brun, c’était un flux de questions enfantines et bizarres se pressant sur toutes les lèvres : « Connaissions-nous la mère une telle, de l’avenue de Lamotte-Piquet, quelque brasserie de filles sans doute, le père un tel, de la rue Dupleix, quelque hôtel meublé à la nuit, où ces fils d’Allah avaient peut-être initié des Françaises curieuses aux exigences et aux brutalités du désert. Et le café de la rue Saint-Dominique où l’on dansait les jeudis et les dimanches soirs, et la caserne de l’avenue de Latour-Maubourg, et la dame si aimable qui demeurait juste en face, la femme d’un caïd parisien, affirmait l’un d’entre eux, et pas le plus laid, ma foi ! » Ces malheureux avaient emporté de Paris une singulière impression, uniquement faite de souvenirs de beuveries et de noces, le Tout-Grenelle de l’ivrognerie et le Tout-Gros-Caillou de la prostitution.

A vrai dire, nous ne savions que leur répondre et nous nous en tirions par d’énormes mensonges dont se contentait leur curiosité d’enfants ; d’ailleurs, l’un d’entre eux, nanti par nous d’une pièce de deux francs, avait été chercher au cabaret le plus proche un litre d’eau et un litre d’absinthe ; il en avait rapporté quelques verres, et toute la Nouba, maintenant assise autour de nous, dégustait lentement, à tour de rôle, le poison vert qu’interdit le Koran, mais dont nos soldats leur ont donné le goût, grâce au mutuel échange de vices, vices français contre vices indigènes, qui s’est fatalement établi dans notre belle armée coloniale.

Par acquit de conscience, nous portions aussi notre verre à nos lèvres ; les turcos étendus, accroupis dans les poses familières à leur race, formaient autour de nous, dans ce coin de ravine ensoleillée et toute fleurie d’amandiers, un vivant et coloré tableau ; nous avions l’air de trois dompteurs tombés au milieu de jeunes fauves ; ils en avaient tous, pour la plupart, le muffle court, l’œil doucement bestial et les dents aiguës, presque tous l’attitude féline et le rampement allongé de sphinx, le ventre contre terre, le menton appuyé entre leurs mains petites. Un enfant indigène, en loques, apparu brusquement entre les raquettes d’un figuier de Barbarie, au-dessus du ravin, complétait le décor un peu théâtral de cette espèce de halte. Appuyé d’une main sur un long bâton, il nous regardait fièrement du sommet de sa roche, et sa silhouette fine au milieu de cette végétation épineuse, sur cet azur lumineux et brûlant, évoquait l’idée de quelque berger nomade, la figure d’un jeune pasteur biblique, d’un David enfant arrêté là avec son troupeau au-dessus d’une gorge hantée par des lions.

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Et j’ai toujours, parmi mes impressions d’Afrique, gardé un souvenir doucement nostalgique de cette journée passée au milieu de la Nouba.

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