Heures d'Afrique
MOSTAGANEM
LA ROUTE
Pour Gervais Courtellemont, qui voulut me faire faire quinze heures de diligence d’Afrique !
Six heures de diligence, de diligence d’Afrique, secoués comme des paniers de noix sous la bâche de l’impériale où s’engouffre, depuis trois heures, à la fois sable, flamme et poussière, un terrible siroco ; mais nous nous estimons encore heureux de ce voyage à travers les airs, en songeant au sort des Européens emprisonnés dans la puanteur étouffante de l’intérieur. Il y a bien, près de nous, affalé au travers de sacs de pommes de terre, un marchand indigène dont les loques et les jambes poilues voisinent, à chaque cahot, un peu trop près de nos épaules ; mais nous avons calé nos têtes sur des tartans pliés en quatre, mis nos foulards sur nos oreilles, et, garantis tant bien que mal des trop inquiétants contacts, nous roulons et nous tanguons (c’est le mot), sur notre banquette d’impériale, les yeux à demi-clos, le cœur un peu vague, tombés dans une espèce d’engourdissement d’homme ivre, qui tient à la fois de l’influenza et du mal de mer.
A travers le grillage de nos cils baissés, des brousses et des plaines d’alfas, d’un gris monotone de plantes pétrifiées, filent interminablement, lamentables dans le poudroiement d’un ciel presque blanc. Notre peau brûle et des grains de sable craquent sous nos dents, avec, de temps à autre, un grand souffle de feu sur nos lèvres sèches : c’est le siroco, et, le long de la route poudreuse, s’élance et se dresse ici la hampe frêle et feuillagée de vert d’un aloès en pleine floraison, les lames bleuâtres de sa touffe déjà fibreuses et flétries, et plus loin s’échelonnent encore d’autres agaves tués et séchés par l’éclosion de leur fleur.
Et Mostaganem qui n’apparaît pas encore ! Mostaganem que depuis déjà deux heures notre cocher s’obstine à nous montrer du doigt, au revers, il est vrai, d’une colline en falaise, dont nous ne pouvons voir que le premier versant. Oh ! ce cocher et ses relents de vieille laine et de crasse à chacun de ses mouvements sur son siège, ses perpétuelles haltes à tous les bouchons espagnols, ses pourparlers avec la cabaretière en châle rose et les colons à face de bandits, inévitablement attablés là sous les poivriers d’une primitive tonnelle, et les mortelles minutes dévorées à attendre que cocher, cabaretière et terrassiers louches aient fini leurs colloques et vidé leurs verres. Si jamais on nous y reprend à croquer le marmot, la poussière et les lieues sous la bâche en cerceaux d’une diligence d’Afrique !
Cependant l’air fraîchit. Une brise, comme venue du large, baigne nos tempes martelées par la fièvre, et voilà qu’un grand lambeau d’azur, mais d’un azur qui moutonne comme une baie de l’Océan, apparaît dans l’échancrure de deux montagnes : c’est la mer. La colline en falaise qui cache Mostaganem s’est soudain abaissée et voici que nos rosses, que vient de ranimer ce changement de la température, hennissent et descendent maintenant au grand trot la rampe d’un chemin tout bordé de nopals, au flanc d’un inattendu repli de terrain.
Après ces mornes lieues de plaines ensoleillées et grises, nous filons dans le creux d’un vallon converti en culture : bosquets d’orangers au feuillage d’un vert dur, quinconces de citronniers aux frondaisons plus pâles, plantations de bananiers aux longues et souples feuilles déchirées par le vent, et chargés de régimes, carrés de choux de France et de petits pois à rames avec, au pied, des arbustes d’Afrique, des champs de violettes et d’entêtants narcisses criblés d’une jonchée de jaunes fruits tombés : tout un Éden de gourmandises et de parfums… et voilà que la colline en falaise, qui s’était abaissée, se relève. Nous roulons maintenant au fond du vallon, et dans les fissures du ciel blanc, comme craquelé de chaleur, des morceaux bleus font trou. La mer, elle, est devenue verte, du vert glauque strié d’écume des baies normandes et bretonnes, la mer des nostalgiques horizons de nos années d’enfance.
Et tandis que cette chanson de la côte nous hante au point de l’avoir sur les lèvres, nous montons au pas la colline en falaise au sommet de laquelle nous apercevrons enfin Mostaganem, la Mostaganem française bâtie en face de la mer et dominant de ses casernes tout son faubourg de villas d’officiers retraités, enfouies sous d’éclatantes floraisons de bougainvillias et de faux ébéniers.
LA VILLE
Non, nous n’en raffolons pas de cette petite ville essentiellement française avec sa place entourée d’arcades, les éternelles arcades que nous retrouverons désormais partout en Algérie, sur la place de Blidah comme dans les rues Bab-Azoum et Bab-el-Oued d’Alger, son jardin public aux bancs fleuris d’uniformes et de bonnets de nourrices, son va-et-vient d’officiers bottés et éperonnés à travers ses rues de sous-préfecture morne, et son théâtre municipal, où il y a, ce soir, bal des Femmes de France, et demain, représentation de gala de Coquelin cadet et de Jean Coquelin. Oh ! tournées artistiques !… C’est à se croire à Brive-la-Gaillarde, et, sans les boutiques des marchands Mozabites installés à côté de l’hôtel et débitant là, avec des gestes lents, presque dédaigneux, et des petites voix caressantes, des babouches et du haïck au mètre pour voiles de femmes et gandouras d’intérieur, on se croirait véritablement en France, et dans la France du centre, dont ce pays d’aloès et de palmiers a justement aujourd’hui le ciel pommelé et doux.
Ils sont d’ailleurs si peu africains de silhouette et d’allure, ces Mozabites trapus et gras aux mollets énormes et aux larges faces éternellement souriantes. Avec leur instinct mercantile, leur prodigieuse entente du commerce et leur parler gazouillant, ils sont vraiment d’une autre race que les Arabes qui, dans leur misère hautaine, les détestent et les méprisent un peu de la même haine et du même mépris dont nous enveloppons, nous autres Parisiens, les juifs.
« Les Mozabites, les juifs de l’Algérie », me disait à tort, hier, en parlant d’eux, un officier de Tlemcen. Les juifs de l’Algérie ! comme si ce malheureux pays n’avait pas assez des siens, des juifs incrustés dans son territoire comme la vermine dans la peau, et suçant sa richesse et sa fertilité par tous ses pores. Les juifs de l’Algérie ! ces bons gros Mozabites industrieux et travailleurs aux grands yeux éclairés d’une bonté d’hommes gras ! dites plutôt « les Auvergnats de l’Algérie » ; et ce sont, en effet, des Auvergnats. Ils en ont la ténacité et l’adresse, les dons d’économie qu’ignore totalement l’Arabe vivant au jour le jour, paresseux et joueur. Et, en effet, ce sont bien des silhouettes de fouchtras qu’ils promènent dans leurs boutiques d’épiceries et d’étoffes, en allant et venant, jambes nues, leur espèce de dalmatique pareille à des tapis leur battant au ras des genoux.
Auprès de la mer, c’est une file de villas bien plus françaises que mauresques, en dépit et des terrasses et des murailles blanchies à la chaux ; petites maisons d’officiers en retraite, pris, eux aussi, au charme de ce climat de caresses, et retirés là avec les leurs au fond de fausses mosquées percées de bay-Windows et ornées de persiennes vertes, dans l’ombre criblée d’or et de pourpre violette de petits jardins plantés d’orangers et de bougainvillias.
Il y a des rosiers en fleurs aux grilles de clôture, des iris de France dans les plates-bandes ; et des faux-ébéniers, tout chargés de grappes jaunes, masquent, au-dessus d’un petit hangar, qui est certainement une écurie, l’inévitable et horrible réservoir des cottages des environs de Paris. Des charrettes anglaises d’un luisant de joujoux filent entre ces villas, conduites par des femmes à tournures parisiennes, et c’est un jardinier à tournure d’ordonnance, qui vient leur ouvrir la porte-charretière, les aide à descendre, et puis prend le cheval.
Nous sommes en Normandie, puisqu’il y a la mer, à Villers ou à Villerville, sur la route de Trouville à Honfleur, ou bien à Viroflay à cause des uniformes, dont les taches éclatantes et les poignées de sabre imposent évidemment l’idée d’un Versailles assez proche dans une idéale ville d’élégances et de garnison des côtes de Bretagne ou de la Riviera ; mais pourtant ce cocotier se profilant, svelte et flexible, à des hauteurs invraisemblables, et ces haies d’aloès bleuâtres, se découpant en clarté sur le bleu profond de la mer… et tous ces jardins éclaboussés de fleurs le trente et un janvier !
Non, nous sommes en Afrique, car les montagnes de la Corniche n’ont ni ces formes ni cette couleur.
Dans un ravin, presque aussitôt après la place, dévalent, nous a-t-on dit, la ville arabe et ses escaliers de pierre blanche ; mais le voyage et le siroco nous ont fourbus, et nous sommes las de senteurs indigènes, de loques odorantes et de glapissements de derboukas.
FEMMES D’OFFICIER
« En fait de médecins, je n’aime que les grands, c’est comme les couturiers et la modiste. J’ai essayé, moi aussi, de la couturière à façon et de la femme du monde, qui a eu des malheurs et chiffonne à ravir des capotes pour ses amies. Eh bien, ça ne m’a jamais réussi, j’étais à faire peur, tandis que le moindre ruban de chez Virot ou de chez Rouf… Eh bien ! pour ma santé, c’est la même chose : à Paris, la fièvre ne m’a jamais duré plus de deux jours, et voilà six mois que je suis ici malade ! Que voulez-vous, je suis un corps à grands médecins, j’ai toujours eu, moi, l’habitude des bons faiseurs. »
Et c’était plaisir de regarder et d’entendre cette frêle et jolie Parisienne aux yeux agrandis par la fièvre s’abandonner à ses rancunières doléances sur l’Algérie et son climat. Tout en tourmentant entre ses mains délicates un bouquet d’énormes violettes russes et un long flacon de cristal de roche aux équivoques relents d’éther, elle poursuivait, impitoyable, un accablant réquisitoire contre l’Afrique, en dépit des protestations indignées et des tu exagères de son mari, assis en face d’elle, dans la claire et soyeuse chambre à coucher.
Pauvre et charmante jeune femme d’officier, une pauvre affligée d’un million de dot et du plus élégant et peut-être du plus jeune capitaine d’état-major de l’armée ! Malgré la luxueuse installation de la maison montée, dans ce faubourg fleuri de Mostaganem, tel le plus confortable petit hôtel de l’avenue du Bois ; malgré les bibelots de la dernière mode traînant là sur les meubles pêle-mêle, avec les broderies les plus orientales et les bijoux les plus kabyles, et les armes les plus damasquinées de Constantinople et de Smyrne, comme on sentait bien que la maladie, dont souffrait cette impatiente jeune femme, était l’incurable nostalgie de Paris, du Bois et du boulevard, des souvenirs du parc Monceau et de la promenade des Anglais, le regret de toute une vie d’élégance et de plaisir, sacrifiée à la carrière du mari ; nervosité maladive de Parisienne en exil, dont les premiers mots, dès présentation faite, avaient été cette phrase bien typique : « Quel est le dernier succès d’Yvette, chante-t-elle en ce moment ? et Jeanne Granier et Sarah Bernhardt ? »
Et dans cet intérieur de jeune ménage où le mari, un ancien camarade de collège, la plus imprévue rencontre de mon voyage en Alger, m’avait immédiatement amené comme un sauveur, cela avait été à mon arrivée une joie, une cordialité d’accueil d’amie d’enfance retrouvant presque un ancien flirt, et c’était pourtant la première fois qu’il m’était donné de voir cette longue et blonde jeune femme qui, maintenant soulevée sur sa chaise longue de bambou, sa jolie face pâle redressée sur les coussins, ne me quittait plus des yeux et semblait boire mes paroles et mes gestes, toute sa fébrilité suspendue à mes lèvres.
Et comme, sous le charme de cette âme féminine presque offerte, de toute cette nervosité vibrante au moindre son de ma voix, je défilais le chapelet des racontars et des menus scandales de ces derniers six mois, et le divorce de Mme X…, et le mariage de miss ***, et le coup de révolver de Mme Paum…, et l’arrêt d’expulsion de la marquise de F…, compromise dans l’affaire Dreyfus, un peu espionne aussi, selon certaines feuilles : « Mais qu’allons-nous devenir quand tu vas être parti, souriait le mari en me tapotant légèrement l’épaule, c’est moi qui ne t’aurais pas amené si j’avais su ! Je vais encore en passer une jolie nuit ; mais tu l’affoles littéralement, ma femme, regarde-moi ses yeux ! C’est de l’huile sur le feu que tous les propos que tu lui sers là. » Et se levant tout à coup de son siège et se mettant à arpenter à grands pas la pièce, les deux mains dans ses poches : « Ah ! j’ai fait un beau coup en vous mettant en présence l’un et l’autre, et je ne serai pas grondé par le médecin, non ! » Et se campant tout à coup devant sa femme avec un bon sourire attendri et railleur : « Et dire que cette petite Parisienne-là a, durant six mois, raffolé de l’Algérie, et de quelle Algérie, de Tlemcen, en plein Sud-Oranais. On n’avait pas assez de mépris pour Paris, sa boue, son ciel de suie et sa foule incolore et terne ; il a été sérieusement question — oh ! huit jours — de ne jamais revenir en France, et madame, que voici, ne parlait que des types indigènes, de leurs attaches fines, de leurs mains de race et de leurs attitudes incomparables. Oui, madame que voici, fréquentait alors les bains maures, mieux, entrait s’asseoir imperturbablement au milieu des Arabes au fond de leurs cafés, leur parlait, leur touchait la main, les frôlait presque, et, dans son enthousiasme, voulait me faire permuter pour le 3e spahis. »
SYMPHONIE EN BLEU, FAUVE ET ARGENT
En souvenir de Whistler.
A l’horizon deux bleus, le bleu profond presque violet d’un ciel lavé par la pluie ; au-dessous le bleu soyeux, çà et là ourlé d’argent, d’une mer hier encore tumultueuse où des vagues moutonnent ; et, sur ce double azur s’enlevant en clarté, dans le poudroiement d’un inattendu coup de soleil, la ville arabe et ses maisons : c’est-à-dire de gros cubes blanchis à la chaux, tels les degrés d’un escalier énorme, s’escaladant ici entre les aloès épineux d’un ravin, dégringolant plus loin de terrasse en terrasse, coupés par les taches argileuses de sentiers défoncés qui descendent vers la mer.
Cela rappelle à la fois la vieille Kasbah d’Alger s’étageant, lumineusement blanche, au-dessus des boulevards haut perchés de son port, et les terrains écorchés, hérissés de lentisques et de cactus bleuâtres, des ravins de Constantine.
Au tournant des sentiers (car ce ne sont pas des rues), comme au revers des talus surmontés de gourbis et de demeures arabes aux aspects de tanières, ce sont partout des éboulements de terre et d’argile couleur de brique et de safran. Une végétation luxuriante et hostile, une de ces végétations bien africaines, dont les tiges et les feuilles ont comme un air cruel, y dresse des dards aigus avec des lames de sabre entremêlés d’épines et d’arbustes reptiles. C’est comme une sourde lutte de branches irritées et bruissantes d’écailles dont les racines traînent en hideux grouillement ; des nœuds de vers s’y enchevêtrent et ce sont, aux creux des ravines çà et là coupées d’escaliers, un fourmillement de plantes et de végétations atroces et, à chaque coin de ruelle, de pestilentielles odeurs de charogne où passent, tout à coup tombés d’on ne sait quelles terrasses, des parfums d’iris, de roses et de jonquilles : des effluves de fleurs.
C’est la ville arabe, ville aux aspects de village et dont les rues détrempées par la pluie mettent dans l’amas confus de ses blancheurs ces belles traînées fauves et rougeâtres, qui ressemblent à distance, à de sanglantes peaux de lions.
C’est dimanche. La ville est silencieuse. Ses sentes et ses ruelles désertes, quelques indigènes haillonneux les traversent, allant d’une maison à l’autre ; et la grisaille de leurs burnous fait sur les maisons aveuglantes de chaux de mouvantes taches de lèpre ; de vagues paquets de linge sale titubant sur des grègnes bouffantes, d’où sortent deux pauvres pieds nus, apparaissent à l’entrée de sordides impasses : ce sont des Mauresques voilées se rendant au bain maure, le bain maure ouvert pour les femmes de midi à six heures. La tombée de la nuit y ramènera la foule plus compacte des hommes, ici tous fanatiques de bains, de massages et de siestes. Au seuil d’une échope grande ouverte sur la rue, une espèce de mamamouchi enturbanné de jaune rase un indigène accroupi sur une natte. Le crâne et les joues inondés de savon, le patient, une face noire et camuse de nègre soudanais, se tient immobile. C’est la pose résignée d’un martyr. Le barbier lui tient le nez pincé entre deux doigts et, avec des gestes de bourreau, lui promène sur le col et le crâne un énorme rasoir, mais un rasoir fabuleux, presque d’opéra-bouffe ; dans le fond de la boutique d’autres clients assis, les jambes croisées, attendent au pied du mur silencieusement leur tour.
Comme une torpeur pèse sur tout ce quartier ensoleillé et morne : l’animation et le mouvement de la ville sont à cette heure sur la place du théâtre, où la musique des zouaves entame l’inévitable ouverture de Zampa ou du Caïd ; par intervalles de lointaines mesures arrivent jusqu’à la ville indigène, dont le silence ne s’en accuse que plus lourd et plus mort.
A l’abri d’un porche en ruines, des bras décharnés et de vieilles mains se tendent hors d’un amas de loques vermineuses ; un affaissement de chairs implore au pied d’une muraille croulante, et une espèce de psalmodie traîne et marmonne, prière de mendiants, et c’est là, avec la dolente mélopée de la mer implacablement bleue au-dessous de la ville blanche, le leit-motiv de mélancolie et d’accablement de ce paysage monotone.