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Heures d'Afrique

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UN AN APRÈS

D’ALGER A CONSTANTINE

NOTES DE VOYAGE

Nous avons laissé Alger baignant dans la douceur infinie du petit jour qui fait les matins de là-bas inoubliables, un Alger gris perle, lumineux et enveloppé comme de gazes de vieil argent, tandis que, sur la rade moirée par places de glacis d’or, l’aurore s’annonce par un immense feu de bengale violaçant tout l’horizon et allumant, comme dans une féerie, les neiges du Djurjura.

Ah ! les aurores d’Alger, comme elles m’apparaissent déjà lointaines, reculées dans l’irréparable et le jamais plus, ces heures passées sur le balcon de l’hôtel dans la fraîcheur matinale, frileusement enveloppé de couvertures, à peine vêtu dessous, sorti en hâte du lit pour assister à l’embrasement, à la féerie de lumière et de couleur des montagnes de la Kabylie !

Le charme de rêve et le bien-être tout animal de ces quatre à cinq quotidiens dans l’atmosphère de perle de cette ville d’hiver à la fois douce et gaie comme un matin d’avril, les retrouverai-je jamais ?

Les clairons s’éveillaient dans les casernes ; c’était partout, des hauteurs de la Kasbah aux quartiers de cavalerie de Mustapha inférieur, une jeune envolée de fanfares ; des cris de portefaix montaient de la Marine dans de sourdes rumeurs, et tout cela se fondait, sonorités et couleurs, dans une atmosphère ensoleillée et chantante, où le lilas du ciel, se colorant de rose, devenait, par je ne sais quel mirage, l’immédiate correspondance d’un galop de spahis au tournant de cette rue, d’un parfum musqué d’œillets et de narcisses subtilement épars en l’air.

Et la silhouette, comme éternelle, des six Arabes immobiles, déguenillés et fatidiques, retrouvés, tous les matins, accoudés au parapet du quai, en contemplation devant la mer ?

A la station de la Maison-Carrée, Courtellemont, l’éditeur d’art et l’artiste d’Alger, a voulu venir nous redire adieu. Il s’est levé pour cela à quatre heures, et, sanglé dans le perpétuel dolman noir qui le fait ressembler à un dompteur, il est là, botté, la cravache à la main (car il est venu à cheval), qui nous sourit de son bon sourire, la main à la portière. Il a apporté un gros bouquet de violettes qui ne nous quittera plus durant le voyage, et l’air de santé, la force heureuse de ce petit homme trapu, ses bons yeux de malice attendris aggravent encore l’espèce de malaise inhérent à tout départ.

« Vous m’écrirez de Constantine ; non, plutôt de Biskra. Je tiens à votre impression sur le désert ; mais ce que vous allez être heureux à Tunis ! N’oubliez pas le souk aux étoffes. » Et le train s’ébranle, et nous voilà partis.

Constantine, c’est le froid, c’est le brouillard, cinq ou six degrés au-dessous de zéro comme en France. Ici, c’est la tiédeur embaumée et la brise alizée d’un matin de mai d’Antibes.

Nous venons de passer deux mois dans l’exquise et somnolente douceur de vivre de ce climat enveloppant et nous partons… parce que d’autres pays à voir, je ne sais quelle stupide concession au snobisme et à la curiosité…

Sire, vous êtes roi, vous m’aimez et je pars…

A l’horizon, la Kasbah déjà lointaine, toute blanche, échelonnée dans le bleu de la baie, m’apparaît comme une autre Bérénice.

Des horizons de montagnes se succèdent sans trêve, des gorges et puis des gorges, des couloirs comme taillés à même dans des blocs de granit, pas un arbre ; çà et là quelques brins d’herbe, romarins rabougris, tiges blêmes d’alfas… C’est dans ce chaos que la voie du chemin de fer serpente et se traîne depuis des heures ; des oueds (petits ruisseaux) filtrent une eau jaune et rare dans des lits de fleuves poussiéreux et profonds ; des cimes d’un noir bleu, comme plaquées de neige, surplombent des premiers plans de roches d’un terne gris rosâtre ; çà et là surgit un maigre lentisque : vrai pays de désolation.

Au loin, de vagues silhouettes de bergers nomades, gardant au flanc d’une montagne en pierraille la lèpre mouvante d’un troupeau. Drapés dans des loques grisâtres, les mains et le visage de la couleur des pierres, ils ont l’air sculptés à même les roches du paysage, immobilisés là par je ne sais quel enchantement. Etres figés, ramenés au règne minéral, ils inquiètent par leur attitude à la fois songeuse et hautaine ; leurs grands yeux noirs seuls donnent une impression de vie dans ces faces couleur de sable et de tan. Ils contemplent dédaigneusement les trains qui passent et semblent éterniser, en dehors du temps et de l’espace, l’immuable des civilisations disparues devant nos modernes sociétés qui passeront ; puis ce sont, entrevus dans l’échappée lumineuse de tunnels successifs, des gorges et des ravins, puis des ravins encore, qui se creusent et qui fuient au pied des hautes murailles de roches vitrifiées : les gorges de Palestro, les Portes-de-Fer.

Dans les wagons de premières, littéralement bondés, l’atmosphère est rare, les filets ploient sous le poids des colis. Les genoux encastrés les uns dans les autres, les membres moulus, brisés, et l’estomac en accordéon, les voyageurs, faces tirées et grises, boivent de l’eau de Saint-Galmier en chipotant des mandarines. Dans les troisièmes, à côté d’Arabes pouilleux, c’est un convoi de prisonniers.

Faces effarées de bétail qu’on mène à l’abattoir, ils sont là une dizaine, militaires nationaux ou indigènes, qui voyagent sous la garde de sphahis et de gendarmes. Aux stations, on fait descendre toute cette humanité misérable et malpropre et on la mène en troupe faire coricolo (sic). C’est assez dire qu’il est impossible de coricoler soi-même après le passage de cette tourbe.

Ah ! ces dix-huit heures de chemin de fer entre Alger et Constantine, ce wagon de première transformé en voiture de restaurant, ces relents de charcuteries, de gelées de viande et d’écorces de mandarines mêlés au poivre violent des fourrures des femmes et aux odeurs de cuir des valises, et ce ménage de photographes amateurs en ébullition à chaque nouveau point de vue, toujours sursautant, tressautant sur sa banquette et, sous prétexte d’instantanés, vous piétinant tyranniquement les orteils, et, plus désastreux encore que ce couple, le monsieur qui fait son sixième voyage d’Algérie, l’inévitable monsieur de tous les paquebots et de tous les compartiments, qui fort de son expérience, veut vous imposer ses itinéraires et ses hôtels ! De trois à six, l’horripilation devient telle qu’on en arrive à des souhaits coupables, à d’homicides désirs de déraillement.

Mais l’air fraîchit. Nous courons maintenant sur les hauts plateaux. Nous courons… c’est une façon de dire, car rien ne peut donner une idée en France de la lenteur des chemins de fer algériens. Chaque voyageur de coin a relevé son vasistas et, enfoui sous ses couvertures, regarde s’allumer à l’horizon la féerie, la féerie du crépuscule, car le soir descend, et avec lui s’allument les mirages et les indescriptibles ciels de là-bas.

Des montagnes apparaissent, d’un gris bleu de pétales d’iris et d’ailes de papillons ; c’est à la fois de la moire et de la nacre, et cela sur des ciels d’or malade, de cuivre rouge et de turquoise verte, où neigent tour à tour des braises incandescentes, des flocons d’ouate rose et de lentes fleurs de pêchers : les nuances les plus invraisemblablement douces, les couleurs les plus ardentes se fondent d’un horizon à l’autre au-dessus des roches devenues d’une transparence d’opale ; les premiers plans apparaissent de cendre ; les derniers semblent fleuris de chimériques bruyères, tout roses dans la flamme du couchant ; et ces paysages de désolation et de misère rutilent d’une inconnue splendeur de rêve dans l’ombre violacée du soir.

Mais le froid augmente, on apporte les bouillottes, un va-et-vient d’employés indigènes s’agite confusément dans la gare obscure. C’est la nuit ; dans six autres heures, nous serons à Constantine, et nous avons quitté Alger à cinq heures du matin.

Nous nous accotons pour essayer de dormir : sur la trame noire des ténèbres, la silhouette épique d’un laboureur kabyle, apparu il y a deux heures, un peu avant Sétif, se dresse despotique et, malgré moi, m’obsède et me poursuit. Avec sa charrue primitive, demeurée celle du temps de Cincinnatus, profilait-il assez fièrement sa courte face de bandit sur la rougeur dévastatrice du ciel ! C’était une vision d’il y a trois mille ans ; et, tout entier à la mélancolie du passé, tout au charme triste de cette race aux attitudes bibliques et conservée si pure malgré notre civilisation moderne, je me remémore des scènes de l’Ancien Testament et ne regrette, ni Paris, ni le boulevard.

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