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Heures d'Afrique

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THIMGAD

Quel opprimant cauchemar ! Je m’éveille moulu dans ma petite chambre ensoleillée de l’hôtel Bertrand ; le grondement du torrent, qui coule sous ma fenêtre, et le vert glauque des lauriers-roses en fleurs m’accueillent et me rassurent au seuil du réel ; je saute à bas du lit, je cours à la croisée et l’ouvre toute grande sur le ravin. C’est l’air embaumé de la plus belle matinée, le frais de l’eau courante et le grand mur de schiste rose tout micacé de lumière sur le profond ciel bleu ; j’aspire l’air à pleins poumons : c’est la sensation du naufragé arraché au gouffre, car j’avais glissé dans d’étranges ténèbres.

Rêve poignant, décevant, bizarre ! D’où sortaient ces tronçons de portiques, ces longs fûts de colonnes ? Pourquoi errais-je en ces décombres ? et ces vieilles statues mutilées, ces socles dans le sable, comme il y en avait, mon Dieu ! Où donc avais-je déjà vu cette ville de ruines ? Et pas une herbe, pas un lierre… du sable et du sable partout ; c’était une étrange solitude… Et quel silence ! pas un oiseau dans l’air ! Oh ! cette ville morte transparente de lune, où l’avais-je déjà rencontrée, endormie dans la cendre vaporeuse du désert ? Je reconnaissais cette voie sacrée aux larges dalles de marbre. Herculanum ou Pompéies ; j’avais déjà aimé ailleurs les reflets d’eau et les moires de ces plaques de porphyre. Et tout à coup des formes s’ébauchaient dans les mouvantes ténèbres, la nuit s’emplissait de frôlements de voiles et c’étaient, mitrées comme des prêtresses hindoues et de flottantes gazes, telles des ailes de phalènes, autour d’elles déployées, c’étaient de sardoniques figures de femmes : comme un ballet ironique et cruel de menaçantes Salomés. Des joyaux verdâtres tintaient à leurs chevilles, perlaient en larmes pâles au creux de leurs seins nus et, sous la lune apparue tout à coup énorme au-dessus des colonnades des temples, leurs tuniques soulevées entre leurs doigts menus s’allumaient, tour à tour obscures et bleuissantes ; et sous leurs pas muets la ville renaissait lentement. C’étaient des propylées, des terrasses de palais tout à coup érigées aux sommets des collines, et des arcs de triomphe se dressaient maintenant à l’extrémité des voies antiques ; mais la ville demeurait déserte. Les Salomés phosphorescentes seules l’emplissaient, sorcières ou vampires, effroi des chameliers traversant le désert, et dont les méfaits racontés le soir à l’abri des fondoucks enchantent la veillée des caravanes.

Et maintenant je me souvenais. Ces ruines évoquées, ressuscitées en rêve, c’étaient celles de Thimgad : Thimgad, la Pompéies du désert, que nous avions brûlée à notre passage, rebutés par les quinze lieues, trente lieues aller et retour, à faire à cheval, parmi les sables et la nuit à passer à Batna ; Thimgad dont le regret nous obsédait maintenant depuis que ce peintre, rencontré à l’auberge et avec lequel nous avions dîné la veille, nous en avait fait de si merveilleux récits.

Des photogravures de l’Algérie artistique, des épreuves hors pair de Gervais Courtellemont, naguère admirées dans son atelier d’Alger, nous étaient revenues à la mémoire et, pendant que notre interlocuteur précisait un détail, animait d’une observation de visu le vague un peu fantômal de nos souvenirs, la Pompéies du Sahara s’était peu à peu reconstituée dans mon cerveau visionnaire avec ses architectures d’apothéose, ses voies triomphales et les colonnades en terrasses de ses temples ; et c’est Thimgad, joyau des civilisations disparues, maintenant enlisé dans les sables, dont le reflet avait toute la nuit hanté mon rêve ; Thimgad, la ville romaine ensevelie dans la cendre mouvante et chaude des solitudes, comme jadis la vieille cité du roi Gralon dans les vagues de la mer ; Thimgad, la ville d’Ys du désert.

Charme mystérieux des légendes contradictoires, antithèses de la tradition ! Si les masses liquides de l’Océan avaient, rompant les digues, envahi la cité celtique, les eaux avaient abandonné la Pompéies africaine, les sources s’y étaient soudain taries, et, devant le vide des piscines et les vasques des fontaines à sec, tout un peuple désespéré et vaincu par la soif avait dû abandonner une colonie hier encore de luxe et de plaisir, tout à coup devenue une cité de détresse, la ville inhabitable !

Thimgad ou la ville de la soif… Et, jaillie avec l’eau d’une source du milieu du désert, le désert l’avait lentement reprise, chassant l’homme et la civilisation des théâtres, des temples, des palais et des bains. Les sables l’avaient peu à peu submergée, nivelant tout comme une marée montante, et si les fouilles des archéologues viennent de l’exhumer, elle n’en demeure pas moins morte sur son linceul de cendre rose, espèce de momie séculaire visitée seulement par les touristes et qu’évitent même les nomades craintifs… Thimgad la mal famée, effroi des caravanes !…

D’ailleurs, toute cette partie de l’Aurès est des moins rassurantes, et, si l’auberge où nous avons dormi fait face à la gendarmerie, ce n’est pas un vain hasard ; le force armée est ici des plus nécessaires pour protéger les voyageurs. El-Kantara possède la plus mauvaise population de toute l’Algérie, c’est elle qui fournit le plus d’accusés aux bancs de la cour d’assises. Ancien repaire de bandits posté à l’entrée même du désert pour y détrousser les caravanes, El-Kantara a été pendant des siècles le mauvais pas de l’Aurès, le défilé sinistre et redouté. Assassins et voleurs de père en fils depuis les époques les plus reculées, les indigènes y ont la rapine dans le sang et tuent sans vergogne Européens et Arabes, autant pour s’en faire gloire que pour dévaliser ; la femme d’El-Kantara n’épouse volontiers qu’un homme au moins convaincu de trois meurtres. La veille encore, à table, on ne parlait que du dernier assassinat commis dans le pays, et dans quelles circonstances atroces ! L’enfant d’un garde-barrière, un indigène pourtant, surpris en plein jour, à trois cents mètres du village, par trois Arabes de l’oasis même, en l’absence de ses parents ; et lequel, d’abord attaché par les pieds et les mains, était, après mûre délibération et quelques tortures préalables, saigné comme un jeune mouton ; les parents avaient, à leur retour chez eux, trouvé le cadavre décapité, les membres encore liés sur la table où ces misérables l’avaient martyrisé des heures durant.

Et c’est cette aimable population que nous allons visiter à domicile. Ahmet, notre guide, un Berbère superbe aux yeux caressants, au rire enfantin et l’air si noble sous son burnous de laine brute qu’on dirait un émir, nous a proposé hier soir de nous conduire dans un intérieur arabe.

Il est charmant, cet Ahmet, et d’une si grande distinction avec ses mains fines, soignées, et l’harmonie de ses gestes lents, que nous l’avons hier invité à notre table. Le peintre, qui nous a fait dans la soirée de si belles confidences sur la population d’El-Kantara, prétend qu’Ahmet ne vaut pas mieux que les autres, que c’est simplement un bandit un peu plus civilisé, mais tout aussi rapace, doublé d’un Kaouët (fournisseur de tout ce qu’on veut), et qu’il nous saignerait imperturbablement tout en gardant son air digne, s’il n’avait la crainte de l’autorité militaire et devant les yeux la présence constante des gendarmes.

Ce pauvre Ahmet ! Et c’est dans sa famille qu’il veut nous mener, chez son oncle et chez sa mère, où demeurent ses frères, beaux-frères, belles-sœurs et cousins mariés. Mais on frappe trois coups discrets à ma porte, j’ouvre. C’est Ahmet lui-même avec son grand air calme et doux, son œil profond d’une insistance étrange et son geste caressant qui semble vous envelopper. « Tu es prêt ? me dit-il de sa voix chantante ; les autres attendent. » Les autres, ce sont ma mère, et les Jules Chéret avec lesquels nous voyageons depuis Alger. Je suis prêt : la guimbarde de l’hôtel nous conduit jusqu’au village ; nous la quittons à l’entrée d’une ruelle poudreuse et ensoleillée, nous contournons quelques ruelles plus fraîches à la suite d’Ahmet, il heurte à une petite porte en contrebas du sol, on ouvre : nous sommes arrivés.

C’est une haute et vaste pièce sans fenêtre, d’aspect biblique avec ses larges piliers de pisé. Pas de plancher, de la terre battue ou plutôt piétinée ; une autre porte est ouverte sur une cour intérieure, toute baignée de lumière, et cela crée dans la haute pièce où nous sommes une atmosphère de clair-obscur à travers laquelle s’ébauchent moelleusement un four à cuire le pain, d’immenses jarres remplies, les unes d’huile, les autres de grains, avec, à côté, des couffes bondées de dattes ; pas de meubles, mais des peaux de chèvre faisant outres suspendues à des trépieds de bois brut, et des nattes pour dormir. Des jeunes femmes pâles, à l’air souffrant, pilent le couscous ou filent de la laine au fuseau ; autour d’elles piaille une marmaille turbulente et morveuse ; les femmes ont de larges anneaux de cuivre aux oreilles, le front tatoué d’étoiles bleues, et de grands yeux tristes gouachés de kohl ; ce sont les sœurs et les cousines d’Ahmet ; les enfants demi-nus nous entourent en nous demandant des soldi.

Par la porte de la cour, on entrevoit dans un bain de soleil le jardin planté de palmiers : les palmiers, le plus clair revenu de la famille ; les murs en terre sèche du jardin s’effritent et ne le séparent même plus des enclos voisins ; des citronniers et des arbres à cédrats égrènent dans la lumière l’or pâle de leurs beaux fruits. A côté, ce sont des abricotiers en fleurs, tout un floconnement rose, et la grande muraille de schiste d’El-Kantara occupe tout le fond, violacée de grandes ombres sous le soleil du Midi. De tous les côtés monte une puanteur infâme, une odeur âcre et suffocante de charogne et de détritus humains ; les jeunes femmes qui nous ont suivis au jardin exhalent, elles, sous leurs colliers d’argent et de corail, un relent de chair moite et de poivre ; Ahmet, qui nous propose des dattes à emporter, sent, lui, la mandarine et la laine fauve.

Odeurs écœurantes, épicées et musquées, qui sont, paraît-il, le parfum du désert.

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