Heures d'Afrique
EL-KANTARA
A Georges Clairin.
Une immense, une haute muraille de schiste rose, d’un rose de terre cuite, mais une vraie muraille bien verticale et faisant angle droit avec le sol : elle a quelques vingtaines de lieues et court à perte de vue à travers le pays. Une étroite entaille la coupe, l’entaille d’une épée de géant qui l’aurait fendue de haut en bas, c’est El-Kantara ou la porte du désert.
Notre auberge, un rez-de-chaussée de cinq fenêtres, l’hôtel Bertrand, est au pied de cette muraille. En face, ce sont les bâtiments de la gendarmerie, et c’est tout le village français avec un four de boulanger et la maison du chef de gare ; et l’ombre de l’immense montagne rose pèse tout entière sur ces quelques logis et ce serait l’absolu silence sans le grondement d’un torrent, qui roule derrière l’auberge entre un cordon de lauriers-roses et de palmiers poudreux.
Le torrent se précipite en longeant la route vers l’étroite entaille ouverte, comme une brèche de lumière sur le ciel ; car, une fois la brèche dépassée, ce sont, pareilles à une mer figée, de vastes et mornes étendues d’un gris rose, des lieues et des lieues de pierres et de sables, avec à l’horizon d’autres chaînes de montagnes d’un rose de tuiles rongées par le soleil : c’est le Désert.
Ici finit l’Aurès ; le Sahara commence.
Une tache d’un vert pâle s’étend de chaque côté du torrent, piquée çà et là de carrés jaunâtres : cette tache est l’oasis même, un oasis de soixante-cinq mille palmiers verdoyant tristement à l’entrée du Désert ; les carrés de pisé jaunâtre sont les habitations arabes. Comme accroupies au ras du sol dans la torpeur étouffante d’un ciel blanc, quand un véritable vent de mer venu d’on ne sait où n’y souffle pas en bourrasque, elles sont d’une saleté et d’une puanteur repoussantes : village morne et poussiéreux avec, au coin des ruelles désertes, des amoncellements de haillons qui sont des indigènes lézardant au soleil. Encapuchonnés de burnous de la couleur du sol, ce qu’on voit de leurs jambes velues, de leurs bras et de leurs figures tannées est du vert culotté de l’olive ou du brun goudronneux du poil de chameau. Il y a de la momie dans leur attitude et leurs faces de terre ; sans l’émail blanc de leurs profonds yeux noirs, on croirait à des tas de morts desséchés. Immobiles, ils tournent à peine la tête pour nous suivre au passage, d’un regard accablé ; ils ne mendient même pas, et, devant cette détresse et cette indifférence, nous avons l’impression, par ces ruelles aveuglantes, d’une visite au pays du Désespoir.
El-Kantara, l’oasis entre toutes célébrée, renommée par les peintres ! J’y pressens, moi, un immense montage de cou. Le palmier lui-même y est une déception ; il y pousse par groupes de soixante à trois cents, clôturés de petits murs de terre et de galets pour la plupart effrités et croulants, et fait ainsi de la légendaire forêt de dattiers qu’on s’imagine un vaste échiquier de petites cultures privées, une véritable entreprise de maraîchers arabes, quelque chose comme un Argenteuil du Sahara dont le palmier serait l’asperge.
Le pays n’en a pas moins un grand succès auprès des manieurs de pinceaux qui prétendent trouver à El-Kantara des colorations extraordinaires ; mais j’ai beau faire, mon enthousiasme demeure récalcitrant. Devant ce pays mort, comme enlisé dans ces sables, je ne ressens que plus désespérément le regret de l’ancien El-Kantara dont notre guide en capuchon nous raconte les splendeurs : l’El-Kantara d’avant la conquête, les progrès de la civilisation, les grandes routes et le chemin de fer, quand El-Kantara était vraiment la porte du désert, la porte d’or ouverte aux nomades du Sahara sur les villes et les marchés de l’Aurès, et que l’interminable défilé des caravanes s’acheminait lentement à travers les sables, les yeux fixés sur la grande muraille de schiste rose avec, à ses pieds, l’oasis et ses palmiers.
L’El-Kantara des caravanes !… Nous en visitons justement l’ancien caravansérail. Il tombe en ruines, et rien de plus triste que sa vaste cour à l’abandon entre quatre hautes murailles percées de meurtrières, à l’entrée d’une plaine de galets d’où nous dominons le village. Un vent brûlant et âpre y fait rage, qui nous coupe la face et nous met un goût de sel aux lèvres ; et nous demeurons là, navrés, au milieu de ces ruines, avec dans les mains de pauvres petites roses de Jéricho ramassées dans la pierraille, et dans l’âme toute la détresse infinie des solitudes.
Mais un spectacle imprévu nous attend au retour.
Le ciel s’est tout à coup éclairci, balayé par le vent, et dans un coup de soleil le village arabe nous apparaît maintenant d’une netteté merveilleuse, détaché en pleine lumière sur la haute muraille de schiste rose, devenue fleur de pêcher.
C’est une vision d’une délicatesse inouïe, où la solidité des choses s’évapore pour ainsi dire en nuances et en transparences : les contours seuls demeurent précis. Et c’est au bord du torrent, tout à coup élargi et devenu rivière, une suite de jardins féeriques, de bouquets de palmiers aux panaches d’or pâle ombrageant des dômes et des terrasses. Des minarets s’élancent au-dessus de coupoles d’un blond fauve ; toutes ces laides constructions de pisé jaunâtre semblent à présent des cubes d’ambre clair ; le torrent roule des eaux de turquoise. C’est bien l’oasis rêvée des fumeurs de kief, la halte paradisiaque d’eaux vives et de frais ombrages promise aux croyants par le Prophète. Le hameau lui-même est devenu une ville immense, une ville de kalifes au bord d’un grand fleuve d’Asie, Damas ou Bagdad ; au-dessus, la haute muraille de falaises roses miroite et resplendit, moirée par places d’ombres mauves… et c’était tout à l’heure un pauvre village berbère. Un rayon de soleil a suffi pour tout magnifier ; c’est un mirage, mais nous sommes, il est vrai, au désert.
Vision délicieuse, mais éphémère, hélas ! qui déjà s’atténue et, à chacun de nos pas en avant devient fumée et disparaît, paysage d’Afrique, terre des illusions qu’il faut voir de loin.
Un joli coin pourtant en rentrant au village : une fontaine pierreuse au tournant de la route avec tout un groupe de lavandières indigènes en train d’y tremper leurs loques. Une bande de petites sauvagesses enturbannées, d’énormes anneaux d’argent brut aux oreilles, des bracelets aux bras et aux chevilles, y dansent, haut troussées jusques aux cuisses, une espèce de pas de Salomé d’une grâce primitive et simiesque. Debout sur de grosses pierres plates, leur linge à laver étendu sous leurs pieds, elles détachent, avec un joli balancement du corps, un coup de jarret à droite, un coup de jarret à gauche, et piétinent en cadence, leur fine nudité inconsciemment offerte, à la fois souriantes et farouches, enjoaillées comme de jeunes idoles.
Oh ! ces grands yeux veloutés et hardis, presque d’animal, dans ces faces mordorées et rondes, le sourire à dents blanches, étincelantes, aiguës, de ces petites femmes fauves, car les petites filles y sont charmantes, mais que dire des femmes ? Esquintées par les maternités et les basses besognes qui sont leur part dans la vie arabe, la poitrine et le ventre déformés, les seins ballants, fluents comme des poires blettes, le front tatoué de cercles et d’étoiles, les femmes sont hideuses, — hideuses à vingt-cinq ans ! Elles se traînent, les jambes ignoblement écarquillées, sous un tas bariolé de vieilles loques ; des lambeaux d’étoffes éclatantes et fanées pendent lamentablement autour d’elles, et le violent maquillage des peuplades nomades aggrave encore leur laideur. Leurs paupières éraillées et crayonnées de kohl leur font à toutes des yeux capotés et bleuis de vieilles gardes. Ces chairs flasques, ces paupières azurées et ces profils en somme très purs, j’ai déjà vu cela quelque part, mais très loin d’ici, en pleine civilisation, sinon pourrie, du moins très faisandée, à des centaines et des centaines de lieues de ce coin sauvage et primitif. Où cela ? Je me rappelle maintenant : à Montmartre, dans certaines tables d’hôte de femmes, où il fut quelque temps de mode d’aller s’asseoir à l’heure du dîner, et des noms de belles en vogue sous l’Empire me montent aux lèvres : Fanny Signoret, Esther Guimont, des morphinomanes aussi, Clotilde Charvet, les sœurs Drouard. Le linge, rincé et avec quels procédés sommaires, toute cette femellerie indigène le charge sur ses épaules ; la provision d’eau pour le ménage recueillie dans des outres s’ajoute par-dessus, accrochée par des cordes, et toutes, femmes et enfants, l’échine pliée sous le faix, regagnent le logis par les ruelles ensoleillées et puantes.
El-Kantara, porte du Désert !