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Heures d'Afrique

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TUNIS SOUS LA PLUIE

Mercredi 12 janvier 1898.

Il ne faut jamais revenir : l’étonnement est la première des joies de l’homme qui voyage, et c’est tenter l’impossible que de vouloir être étonné deux fois par les mêmes aspects de race et de pays ; et il n’étonne pas, mais il détonne et navre, cet Orient de misère qu’offre Tunis noyé de boue sous un ciel crevé de pluie.

La palette des couleurs s’est effacée, et, dans leurs costumes trop clairs, ce ne sont plus des nuances de fleurs que les Tunisiens promènent sous l’ondée, mais la lamentable et piteuse défroque d’un bazar oriental en faillite… et les gros mollets des juifs dans leurs bas blancs mouchetés de boue ! et les pauvres jambes nues des bicots pataugeant dans les flaques d’eau jaunâtre, et la sordide impression de l’avenue de France, aujourd’hui, avec sa foule guenilleuse et mouillée de Maltais et de portefaix arabes encapuchonnés de vieux sacs de toile… Non, il ne faut pas revenir.

Jeudi 13 janvier.

Il pleut encore, il pleut toujours. Devant le Grand-Hôtel, c’est, armée de parapluies, l’inévitable nuée des courtiers pisteurs. Ils sont là, dépêchés au-devant de l’étranger par les Souks de Medina, et guettent la proie à ramener dans les repaires ; ils me reconnaissent tous (à quatre ans de distance, quelle mémoire ont ces juifs ! jugez de leur rancune contre les roumis, s’ils se souviennent avec autant de persistance des anciens affronts dont nous les avons abreuvés jadis) ; je décline leurs offres, et c’est aux Souks que je me rends néanmoins, les Souks dont les rues voûtées, ou tout au moins recouvertes de planches, m’offriront un sûr abri contre la pluie qui redouble.

Ils pullulent et foisonnent de la même foule colorée, diaprée et grouillante. C’est dans le clair-obscur des longs couloirs bordés d’échopes les mêmes groupes en burnous, les mêmes oscillations de turbans et de chéchias, la même promenade à pas majestueux et les mêmes salamalecs des gandouras de nuances tendres ; Arabes riches circulant au milieu de la bousculade des courtiers juifs et des nègres commissionnaires, mais ce ne sont plus les Souks que j’ai connus… Tout aussi animés qu’autrefois, ils ont perdu l’aspect des Mille et une Nuits qu’ils avaient dans le soleil : là aussi les costumes se sont fanés et les nuances se sont éteintes. Il faut l’azur éclatant des ciels d’été à ces groupements de foule et d’étoffes, il faut des bandes de ciel bleu dans l’interstice de ces planches disjointes ; et, dans le cintre de ces voûtes, les dômes et les minarets des mosquées se détachent mal sur un horizon pluvieux, et puis le monotone crépitement de l’ondée sur ces toitures ! Il me semble être encore sur le paquebot ; non, il ne faut pas revenir.

Ils sont pourtant en rumeur aujourd’hui, les Souks : tous les marchands, arabes et juifs, y commentent, avec des oscillements de tête, des mouvements d’yeux et des grands gestes, un article de la Dépêche tunisienne sur le prince Vautour. C’est un des leurs qui est visé dans l’entrefilet paru, un des pisteurs les plus connus de l’avenue de France, envoyé à Malte pour y racoler des clients.

Cet Arabe inventif aurait, grâce au faste oriental de ses costumes et à la suprême élégance de ses manières, réussi à se faire passer pour un prince de la famille du bey, et cela même auprès du gouvernement anglais. C’est en plein triomphe, au milieu d’un bal au cercle des officiers, que la vérité sur le faux prince beylical aurait éclaté, au grand scandale des jolies misses et des aristocratiques ladies, très sensibles (c’est le prince Vautour qui l’aurait affirmé depuis), au beau physique du dit ; mais quand on s’appelle Ben-Amor ! La chose m’est racontée tout au long chez Barbouchi, où je me suis laissé entraîner à prendre le kahoua. Kahoua, protestations d’amitié, joie délirante de me revoir, tout le grand jeu des effusions et des caresses, grâce auquel on espère me placer pour cinquante louis de broderies persanes et de tapis de Ladick. Les tapis sont, il faut l’avouer, merveilleux. A vingt-cinq louis, on pourra peut-être s’entendre.

Comme le prince Vautour en question est employé dans une maison rivale, on s’exclame et on s’esclaffe fort chez les Barbouchi, mais Tunis n’a pas lieu de triompher si insolemment des méprises de l’île de Malte, puisqu’il y a trois ans je ne sais quel aventurier, sous mon propre nom, non seulement faisait de nombreuses dupes de l’avenue de la Marine à la rue de la Kasbah ; pouff à l’hôtel de Paris, escroqueries chez de nombreux marchands et toute la série des notes en souffrance, mais arrivait encore à placer de la copie et à la signer de mon nom dans la presse tunisienne, qui ne tarissait pas d’éloges sur le cher confrère. Et pourtant, l’hiver précédent, j’avais séjourné vingt jours à Tunis : c’est dire que j’y avais passé inaperçu ! Si j’avais quelque vanité, quelle aventure mortifiante !… inaperçu à Tunis, ô Parisiens cités des premières, petites célébrités d’un soir, comment jamais reparaître sur le boulevard !

HALFAOUINE

Vendredi 14 janvier.

Le quartier Halfaouine, maisons basses, un seul rez-de-chaussée, des fleurs jaunes et des herbes poussent sur les terrasses ; une suite de dés à jouer d’inégales grandeurs, voilà les rues ; chaque habitation s’ouvre en échope : ce sont en enfilades des friterias, poissons frits et beignets aux mêmes relents d’huile, des boucheries arabes avec le boucher assis en plein étal, les orteils nus, au milieu de ses viandes, boutiques de fruits et de légumes encadrées de régimes de dattes, de bottes de raves et de chapelets de piments, étals de potiers encombrés de jarres et de gargoulettes grossièrement peintes à la manière italienne, boutiques de charbon de bois et, à tous les dix pas, des barbiers et des cafés maures. Sur la place, vis-à-vis d’un café maure à péristyle enguirlandé d’une vigne (le fameux café maure reproduit par toutes les photographies) les huit coupoles blanchies à la chaux de la mosquée d’El-Aloui, huit mamelons d’un blanc d’argent sur le bleu laiteux d’un ciel d’aquarelle, et çà et là, dans une foule où la gandoura devenue rare est remplacée par le burnous, une énorme juive à bonnet pointu et aux petits souliers trop courts se dandinant comme une cane ; chez les barbiers, quelques soldats du bey… impression de printemps de Tunis.


Ces quelques notes prises, il y a quatre ans, le moyen de les revivre sous la monotone et persistante pluie qui continue à noyer Tunis, une Tunis souillée, délavée et moisie dont une lèpre verdâtre a envahi tous les murs. De longues traînées vertes, du vert des lentilles d’eau, formées par des mousses imperceptibles, soulignent le long des dômes et des murailles les infiltrations d’eau, et font de la ville argentée (Tunis l’argentée, comme disent les Arabes), une inquiétante agglomération de dômes et de cubes livides et marbrés de veinures, telle une immense ruine sculptée dans du roquefort : Tunis d’hiver ! Et, entre ses maisons comme atteintes de lèpre, la foule la plus laide et la plus sordide, la détresse des burnous et de toutes les loques sales que l’Arabe de Tunis ballotte entre ses jambes ; des vieux bicots retroussés jusqu’aux cuisses et la fuite sous la pluie de jambes sèches et noires, profils de dromadaires et pattes de sauterelles d’Égypte, la majesté des marabouts déshonorée par le parapluie, et, enfin, cette silhouette inoubliable, ce grotesque rencontré, ici, à tous les coins de rues, les jours d’averse : un vieil Arabe à capuchon sautillant parmi les flaques d’eau, un couffin de provisions d’une main, dans l’autre une vieille ombrelle écrue ; non, décidément, il ne fallait pas revenir.

LE QUARTIER JUIF

Samedi 15 janvier 1898.

Le quartier juif, après la porte de France et la rue des Maltais.

C’est surtout là qu’il ne fallait pas revenir ; dans ces rues étroites et sombres, comme étranglées entre les maisons plus hautes, ces rues déjà sales par les temps de soleil. Non, il ne fallait pas revenir dans le dédale obscur des placettes et des impasses du quartier des juifs.

Ville morte au cœur même de la ville et qui ne s’anime que le samedi, j’avais il y a quatre ans aimé l’aspect morne et fermé de ses ruelles hostiles et de ses hautes demeures, leur air de forteresses derrière leurs fenêtres grillagées tantôt à l’espagnole, tantôt à la mauresque, toute cette vie sourde et dérobée d’une race comme en défiance et se gardant jalousement des autres ; quartier bizarre resté bien moyen âge avec ses maisons en ruines surgissant tout à coup au milieu d’une rue ou au fond d’une impasse, tout ce labyrinthe de ruelles silencieuses et tristes, aboutissant parfois à la porte bouchée par des planches d’un vieux logis à l’abandon ! J’y avais fait de si radieuses et lumineuses rencontres, car la juive, la juive tunisienne hideuse à trente ans avec sa large face blafarde, ses bajoues, ses fanons et sa taille déformée par les grossesses, la juive aux lourdes jambes caleçonnées de soie et d’or est délicieuse de treize à dix-huit ans, et il faut qu’elles soient bien charmantes, les juives de Tunis, pour résister au grotesque somptueux de leur costume.

La gorge libre sous une courte chemise de soie vert tendre, bleu turquoise ou rose turc brodée, c’est, de la ceinture aux chevilles, la soie mauve, blanche, ou jonquille, d’étroits caleçons, collants jusqu’à mi-cuisses, aux mollets cuirassés de lourdes broderies d’or, des caleçons qui valent parfois jusqu’à mille francs pièce et qui, bridant sur le ventre et leur serrant le bas des jambes, avec la mise en relief de fesses énormes, donnent aux juives déjà mûres, celles aux gorges flasques, un étrange aspect d’oies bardées prêtes pour la broche… Un bonnet pointu à banderole, la jolie coiffure des châtelaines de missel, casque comme d’un hennin leurs faces empâtées et blêmes, ces faces envahies par la lymphe juive et jaunes d’une graisse déjà vue à Paris sur le visage des baronnes ; mais ces monstres, je l’ai déjà dit, sont les juives de trente ans.

Par contre, les enfants rencontrés aux coins des portes sont charmants, les petites filles surtout, d’une pâleur de jasmin avec leurs grands yeux noirs. Sous les chamarrures de leurs costumes, ils luttaient, ces petits juifs, dans mon souvenir, avec les enfants de Tlemcen, et les jeunes filles donc ! les jeunes filles entrevues au fond des cours en train de faire la lessive, en chemise de soie brodée, tout comme les princesses des légendes, ou tassées l’une contre l’autre derrière le renflement grillagé d’une fenêtre, étaient-elles assez délicieuses sous leurs foulards de soie de couleur vive et le lustré de leurs luisants cheveux noirs, leurs cheveux du noir de leurs larges prunelles, leurs foulards du rouge de leurs bouches charnues.

Elles m’étaient apparues dans leurs blouses et leurs caleçons de soies claires comme autant de fleurs vivantes, les unes isolées sur leur tige, les autres groupées en bouquet…, fleurs de cire pourtant plutôt que fleurs vivantes, à cause de leur immuable pâleur… Je me rappelle encore un certain coin de rue avec un vieux mur blanc de chaux, couronné de glycines, et un ancien puits à large margelle, surmonté de ferronneries, dont trois petites juives tiraient de l’eau, groupe adorable et harmonieux allant du vert tendre au lilas clair. L’une d’elles était montée sur le puits pour aider au jeu de la poulie, et sa silhouette enfantine et parée se détachait, dans le soleil, sur le bleu soyeux du ciel : et cela ressemblait au début d’un conte, d’un conte des Mille et une Nuits. Je ne les ai pas retrouvées.

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