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Heures d'Afrique

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BANLIEUES D’ALGER

MUSTAPHA SUPÉRIEUR

Devant nous, la ville hors la brume émerge
Et s’éploie en dômes d’or
Et se dresse
En minarets de feu
Ou tombe, de terrasse en terrasse,
Vers la mer — blanche ville en sa grâce —
Et, derrière nous, l’éveil mystérieux de l’ombre.

Vielé-Griffin.

Cette prose nostalgique et cadencée, évoquant la descente en amphithéâtre de je ne sais quelle blanche ville de songe vers le bleu de la mer, c’est la description même d’Alger, Alger prise en écharpe et vue de côté des hauteurs verdoyantes de Mustapha supérieur, Alger que les métaphores arabes ont comparée dans sa nonchalante attitude à une Mauresque couchée, dont la tête s’appuierait à la Bouzaréha, tandis que les pieds nus baigneraient dans la mer.

Au-dessus de la poussière incessamment remuée des rues Michelet et du plateau Saulière par les tramways du Ruisseau et de l’Agha, c’est ainsi qu’elle apparaît, cette Alger déjà lointaine et mensongère, d’autant plus blanche qu’elle est ensoleillée, d’autant plus attirante derrière sa ceinture de bois d’eucalyptus, qu’on ne sent plus à ces distances les écœurantes odeurs de détritus de sa Kasbah.

Oh ! le service de la voirie des rues montantes et tortueuses de la ville arabe, ses ânes chargés de couffins débordant d’ordures, les tas de choux pourris, d’oranges avariées et de loques sans nom de ses impasses, et l’horrible impression du pied glissant dans je ne sais quoi de remuant et de mou par le clair-obscur de certaines de ses voûtes !

Et les émanations du marché de la place de Chartres, et les relents de friteria et de cuisine maltaise des arcades de la Marine ! Comme on est loin de tout cela au milieu des orangers et des pêchers en fleurs de ces belles villas de Mustapha, Mustapha tout en profonds jardins aux pelouses peignées, aux massifs d’arbres rares éclaboussés de floraisons éclatantes, Mustapha pareil, avec sa suite d’hôtels princiers, de family-houses et son bois de Boulogne, à quelque Passy-Neuilly d’Alger, dont le château de Madrid serait l’hôtel Kirsch ou le Continental.

Hôtels de luxe à cinquante francs par jour pour Anglais spleenitiques et fils de maradjah cosmopolites et littéraires ; villas mauresques avec patios de marbre, étuves et mosaïques hispano-arabes, à vingt mille francs la saison pour grandes dames juives en mal de troisième lune de miel, après veuvages tragiques ou divorces légendaires ; anciennes maisons arabes tendues d’andrinople et de nattes et lambrissées de pitchpin, à l’usage de décavés du boulevard et de demi-mondaines assagies, venus guérir au soleil d’Afrique des suites d’éther et de morphine compliquées de culottes au club ; maisons françaises à six étages avec téléphone, ascenseur et tout ce qui s’ensuit ; demi-pensions de familles pour jeunes misses délicates, que le climat d’Alger achèvera sûrement ; demi-cités d’ateliers pour musiciens névrosés et peintres amoureux de la lumière, que l’Algérie guérira et reverra désormais chaque hiver : tel est Mustapha supérieur avec ses larges avenues ombragées et montantes, bordées de terrasses enguirlandées de glycine et de lierre, empourprées de bougainvillias fin janvier, éclaboussées d’iris et de glaïeuls en mars, embellies de fleurs en toutes saisons. La résidence d’été du gouverneur y profile ses moucharabiehs et ses deux corps de bâtiment presque au-dessus du Bardo d’Alger, cette merveille dont l’architecture résume à la fois tout le Maroc et tout l’Orient.

Un temple protestant s’y trouve naturellement, et c’est, par l’adorable chemin des Aqueducs, cette avenue des Acacias de la ville des Deys, un perpétuel va-et-vient de cavaliers et d’amazones, amazones aux cheveux jaunes et à la gorge plate, cavaliers en tenue de tennis, pantalons de flanelle et souliers de cuir fauve, qui font de ce joli coin et malgré le ciel bleu et les belles fleurs d’Afrique un sot et prétentieux faubourg Londonnien.

Les good morning et les Ah ! beautiful indeed y gargouillent de l’aube au crépuscule

Entre d’effroyables mâchoires à quarante-deux dents.

les mélodies de Tosti y font rage, les pieds plats y font prime, les five o’clock tea, et les nine o’clock tea et les twelve o’clock tea y emplissent les journées ; les épiceries, les pharmacies et les crèmeries, toutes les boutiques y sont anglaises, les domestiques de Genève, et les hôtels tenus par des Allemands.

Oh ! my dear soul, Maud and Liliane are here certainly.

Oh ! ma chère âme, Maud et Liliane sont ici sûrement.

LE RUISSEAU

Le Ruisseau, ainsi nommé parce qu’il n’y en a pas. Un petit village espagnol au bord d’une route poussiéreuse, une unique rue bâtie de maisons basses recouvertes en tuiles roses, des hangars de poteries qui sèchent là au soleil dans les perpétuels courants d’air de la Méditerranée toute proche, une odeur d’ail et d’anisette mêlée à d’entêtants parfums de lauriers-roses ; des thyrses criblés de fleurs et l’azur profond de la mer d’Afrique barrant à l’horizon les cent mètres de plaine qui servent d’emplacement au village : voilà le Ruisseau.

De hideux tramways de la place Bresson y soulèvent toutes les demi-heures une âcre et tourbillonnante poussière ; des diligences bondées d’Arabes, de colons crasseux et de zouaves permissionnaires y relaient à toute heure ; au seuil des aguardientes, de grands gars au teint olivâtre se tiennent le long des jours accotés, les reins sanglés de ceintures flambantes, déhanchés et souples avec, rabattu sur leurs yeux noirs, l’immense chapeau gris des nervi de Marseille.

Espagnols de Carthagène ou d’Alicante, que la misère et la paresse ont chassés de leur pays, ils ont fondé là, à un kilomètre d’Alger, à vingt portées de fusil à peine de la merveilleuse allée de bambous et du rond-point de ficus du Jardin d’Essai, une colonie à l’étrange aspect de bourg de Sierra et de banlieue parisienne.

Il y a du Point-du-Jour et des berges de la Seine dans cet amas de bicoques poussées au bord de la mer bleue, sur cette route aussi passagère que peut l’être à Paris l’avenue de Versailles ; et cette écume de la population, longs gaillards aux gestes indolents d’hommes trop beaux pour rien faire, filles à la voix rauque, l’accroche-cœur en virgule sur la blancheur des tempes, la taille entortillée de châles de couleurs voyantes, rappellent, à travers d’indéniables différences de races et de climats, la clientèle des bateaux-mouches des beaux lundis d’Auteuil ; mais, si le voisinage de l’Agha et de ses casernes (l’Agha, ce quartier de l’École militaire d’Alger) a mis dans tous les alentours comme un parfum de basse prostitution, relents du Gros-Caillou ou de la plaine de Grenelle, les grands flandrins à faces de bandit ont des navajas passées dans leur ceinture, des lueurs d’acier dans leurs yeux morts, et les filles à la démarche éreintée de roulures ont parfois un rouge œillet piqué et combien fièrement dans leurs cheveux pommadés et noirs.

De jolis airs de guitares y fredonnent le soir dans l’ambre lumineux et la chaude torpeur des crépuscules de mars ; le Tango y piétine aux sons des castagnettes avec des cris aigus et des olle rageurs, l’atmosphère y sent le rut et le carnage.

Cette chanson du Ruisseau, qu’un professeur d’Alger m’a bien voulu traduire :

Là-bas, près du Ruisseau,
Y a des belles filles,
Mercède, Carmencite, Pépite et Thérézon.
Là-bas, près du Ruisseau,
Jotas et séguédilles
Font au bruit des guitares et zitte et zette et zon.
Là-bas, près du Ruisseau,
Y a des belles filles,
J’y vais me promener, chantant une chanson.
Là-bas, près du Ruisseau,
Je rencontre Inésille.
Je lui cueille un œillet et lui dis : « Prends mon nom ! »
Elle alors, ajustant
Ma fleur dans sa mantille :
« Ton nom ! hé, pour quoi faire ? n’as-tu pas des doublons ?
« Là-bas, près du Ruisseau,
« Faut pas craindre les filles.
« Allons, grand innocent, suis-moi dans le vallon !
« Là-bas, près du Ruisseau,
« Faut pas suivre les filles.
« Des couteaux catalans luisent dans les buissons. »
Et, de mon gilet neuf
Tirant de l’argent qui brille :
« Conduis-moi dans ta chambre et là je t’aimerai.
« C’est parler en garçon, »
Proclame alors la fille,
« Viens donc, j’ai l’cœur chaud et te le prouverai. »

C’est sur les lèvres inconscientes d’un garçonnet de dix ans que je l’ai surprise un dimanche, à la tombée de la nuit, pendant que des filles engoncées de lainages roses et jaunes riaient bruyamment avec des chasseurs d’Afrique devant la porte d’une auberge ; leurs amants en sombreros les surveillaient de loin, la cigarette aux dents ; et le chanteur, lui, petit potier en herbe, rangeait sous un hangar jarres et gargoulettes.

NOTRE-DAME D’AFRIQUE

Au Sud-Ouest d’Alger, du côté opposé à Mustapha-Supérieur, après les rues Bab-el-Oued et du quartier de la Marine toutes grouillantes d’une équivoque population d’Espagnols et de Maltais, la route bordée de figuiers de Barbarie monte par la Carrière, et, laissant au-dessous d’elle les ruelles malpropres de Saint-Eugène, serpente et monte encore, quelque temps encaissée entre un double rang de petites villas.

Villas bon marché étranglées dans des petits jardinets plantés de mimosas, de palmiers et de rosiers, d’un aspect minable et poussiéreux malgré le luxe d’une végétation folle, c’est le quartier des petites rentes et des petites bourses d’Alger, le bain de mer du faubourg où le Français, trop gêné pour émigrer en France les trois mois d’été ou s’installer du moins dans les fraîcheurs ombreuses de Mustapha, vient se réfugier à cinq cents mètres de la ville ensoleillée, sous les coups d’éventail de la Méditerranée ; la Méditerranée qui baigne ici d’innombrables estacades de restaurants casse-croûte, « coquillages et poissons frais pêchés à toute heure », les fritures et matelotes à tonnelles défeuillées des vilaines berges de la Seine.

Mais, à mesure que nous montons, les toits de Saint-Eugène s’abaissent, les casernes s’aplatissent, et entre les villas plus rares une immense étendue d’azur presque violet, un pavage étincelant et dur de lapis et d’émail emplit tout l’horizon. Du cap Matifou entrevu, d’une transparence infinie sous le ciel, comme vaporisé de chaleur, jusqu’aux premières roches luisantes et brunes de la Pointe Pescade, c’est la mer de violettes des poèmes antiques, les vagues d’hyacinthe que Leconte de Lisle évoque dans tous ses vers, mais que seul Jean Moréas a bien chantées avec la conviction persuasive d’une enfance passée à les entendre et à les regarder rire et pleurer sur des rivages illustres.

Et tel est l’enchantement de cette mer immobile dressée sur l’infini comme un mur d’améthystes, telle est l’imposante grandeur de cet horizon d’eau, dont tout détail pittoresque a même disparu (on ne voit même plus Alger et sa rade bordée de chimériques montagnes ; tout s’est effacé dans un lumineux brouillard de chaleur), telle est enfin l’irradiation de cet unique et splendide décor, qu’on en oublie l’ignoble et laide foule de pèlerins endimanchés cheminant avec vous au flanc de la montagne. Trôlées d’Espagnols en bordée, venus là comme à la foire de Séville, avec des bouquets de fleurs fanées piquées sous les chapeaux ; Maltais fanatiques en casquettes de fourrures, des cache-nez quadrillés sur leur veste de matelot ; Italiens bronzés, les pieds nus dans des espadrilles ; affreux marmots mal mouchés pendus aux jupes de femmes à châles, les enfants à sucres d’orge et à trompette de cuivre de nos fêtes de banlieue ; Arabes déguenillés marmonnant là je ne sais quelle prière, accroupis au tournant de la route ; Algériennes en robe de soie à lourdes tournures de Marseillaises, vieilles dames à chapelet égarées, Dieu sait comment, dans cette montée à la courtille, et sur leurs pas les inévitables séminaristes à tête glabre, retroussant comiquement des soutanes râpées sur les maigres tibias des virginités rancies ; toute l’horreur enfin des foules en mal de dévotions ou de fêtes avec, échelonnées le long du chemin, les buvettes, les guinguettes, les boutiques de vendeurs de médailles, de bondieuseries et de chapelets, de marchands de saucissons en plein vent, et les débitants ambulants de sirops et de limonades des retours de Saint-Cloud.

Et les cris dans tous les idiomes de la Méditerranée, les interpellations rauques, les jurons des cochers se dépassant, s’accrochant et fouaillant leurs rosses ! les odeurs sui generis de cette humanité en marche, haletante au soleil et malpropre, et l’infamie des mendiants à béquille ou à moignons, avec sur l’œil un bandeau de linge sanglant.

Mais des psaumes s’élèvent sous le ciel torride avec des bouffées d’encens, des orgues chantent : les élèves des Pères blancs défilent escortés des longues robes de leurs professeurs, et la foule s’engouffre dans les trois porches de l’église. La nef est bondée, on s’empile sur les degrés extérieurs du portail, des Maltaises enveloppées de capes noires psalmodient à genoux autour d’un petit calvaire, et, dans le clair-obscur de la chapelle illuminée de cierges aux écœurantes fadeurs, d’équivoques ex-votos sont pendus aux murs qui étonnent et terrifient ; ce sont des bras, des pieds, des mains, tous les membres humains exposés là en cire et témoignant d’un vœu et d’une guérison.

Suprême épouvantail enfin, au-dessus de tous ces simulacres de la maladie et de la souffrance, au milieu de toutes ces lueurs et de ces chaudes odeurs qui font défaillir, une vierge énorme, une statue géante et négresse s’érige au fond du chœur, au-dessus de l’autel, constellée de joyaux et drapée de soieries comme une madone espagnole.

Toute noire au milieu du flamboiement des cierges, elle évoque sous cet accablant soleil d’Algérie l’idée de je ne sais quelle effroyable idole, et cependant tout le christianisme est en elle, tout l’amour et toute la pitié pardonnante d’une religion de tendresse, car sur l’arceau même de la voûte, qui se courbe au-dessus de sa tiare, étincelle en exergue cette invocation sublime :

« Notre-Dame d’Afrique, priez pour nous et pour les Musulmans. »

LES TOURNANTS ROVIGO

Un peu au-dessous de la caserne d’Orléans, dominant de ses murailles et de ses bastions mauresques toute la ville d’Alger et le port et la rade et jusqu’aux lointaines montagnes détachées en fines découpures mauves sur le bleu de la mer.

A gauche, ce sont les dernières maisons de la Kasbah, tassées en ruelles et en impasses autour de cette place du Rempart-Médéhe, dont j’aimais tant l’élégant café maure, un café bien plus turc qu’arabe avec sa treille enguirlandée de vignes vierges, ses bancs installés dehors et son public d’indigènes attirés là par les bourdonnantes musiques de l’intérieur ; puis, c’est l’espèce de ravin où montent, en se suivant entre deux rangées de hautes maisons modernes, les trois cents et quelques degrés de l’escalier Rovigo : l’escalier Rovigo, cette large et belle trouée ouverte sur la mer et la ville française, avec son avenue de caroubiers, où tout un peuple de moineaux querelleurs met, soir et matin, un pépiement grésillant de friture. A droite, enfin, c’était l’aguardiente espagnole où j’avais pris l’habitude de monter quotidiennement, à la chute du jour, pour m’asseoir là, sous la tonnelle, au bord même de la route toute sonnaillante de bruits de charrois et de troupeaux de bourricots, regagnant El-Biar ou descendant à la ville.

J’avais fini par l’aimer, ce coin de route suburbaine, et pour ses larges échappées sur Alger et pour son paysage à la fois militaire et arabe, indigène et français, par l’opposition de la Kasbah si proche, dominée par le quartier des zouaves, cet ancien palais du dey aujourd’hui la caserne de deux régiments.

Puis, à la porte même de mon aguardiente, un grand atelier de menuiserie mettait une âpre et persistante odeur de sapin neuf, d’autant plus réconfortante à respirer dans le voisinage de la ville arabe. A cent mètres de là enfin commençait cette belle promenade des Eucalyptus qui fait aux remparts d’Alger une ceinture de feuillage odorant et sain ; et, à cette heure crépusculaire, dans l’ombre demeurée lumineuse et comme dorée par la poussière du chemin, cela m’était une douceur infinie que d’entendre la brise plus fraîche s’élever avec un imperceptible bruit d’eau dans les feuilles, la Kasbah s’emplir de rumeurs et de pas sous la montée de sa population rentrant du travail, tandis qu’au loin, du côté du Sahel, des sonnailles de chariot s’éteignaient lentement.

Au-dessus des eucalyptus, aux pieds desquels j’avais rôdé toute la matinée, grisé d’ombre ensoleillée et d’air pur, comme de l’ouate rose s’effilochait dans un ciel vert pâle ; et c’était au-dessus des arbres devenus noirs un envolement de flocons de pourpre, comme une pluie de cendre incandescente en train d’engloutir, là-bas, au delà des coteaux, quelque ville maudite. Sur la route l’ombre était étrange, de silencieuses silhouettes y passaient que je ne reconnaissais pas : zouaves de la caserne voisine se hâtant vers Alger, Arabes enlinceulés dans leurs burnous, ouvriers espagnols à larges sombreros qu’éclairait brusquement le passage d’un tramway, puis tout retombait dans la nuit, une nuit chaude, alourdie d’odeurs suaves et composites, et, devant ce peuple de fantômes coulant à pas de velours sur cette route déserte vers Alger s’allumant et bourdonnant plus bas, une délicieuse angoisse m’étreignait au cœur en même temps qu’un vrai chagrin d’enfant, à la pensée qu’il m’allait falloir quitter ce pays !

Ce pays d’engourdissement et de demi-sommeil, où depuis trois mois je m’éternisais, toute énergie absente, tout souvenir éteint, sans un regret pour les affections laissées en France, sans un désir de retrouver Paris.

Adorable et dangereux climat que celui qui peut ainsi supprimer le système nerveux d’un être ! Dans cette perpétuelle caresse de l’épiderme et des yeux, l’atroce clameur des sens s’était même enfin tue, la mémoire endormie, et avec elle le culte des anciens maux subis, et j’avais oublié, oublié.

Cette pitié de l’heure, comme l’a appelée un poète, je l’avais éprouvée et connue, j’avais su enfin ce que c’était que l’oubli.

Ici l’on oubliait ! et une opprimante terreur me prenait à la pensée que j’allais réintégrer cet effrayant Paris, Paris, la ville où l’on n’oublie pas, car la vie factice et surchauffée y crispe trop les nerfs, y secoue trop les cerveaux et, si l’on y stupéfie parfois la mémoire et le regret par les anesthésiants, la morphine, l’éther, etc., personne n’y peut oublier et n’y oublie vraiment… l’existence y est trop ardente pour cela.

Et ce pays qui m’avait guéri, il m’allait falloir le quitter, et pour n’y jamais revenir peut-être et je me levais brusquement de ma table avec sous les paupières une ridicule montée de larmes. Du côté d’Alger, la lune subitement élargie au-dessus de l’Amirauté, baignait et la route et le port comme d’un immense filet aux lumineuses mailles ; et c’était, dans toute la largeur de l’horizon, l’étincelant clapotis de petites vagues de nacre.

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