Heures d'Afrique
TUNIS MYSTÉRIEUSE
En proie, telle qu’elle est, à son armée de guides et de courtiers pisteurs uniquement préoccupés d’exploiter l’étranger, Tunis est peut-être la ville de toute la côte barbaresque que connaissent le moins les touristes. Guettés et happés à la porte des hôtels par la bande des vautours, les nouveaux débarqués dans la ville des beys ne seront promenés et conduits qu’aux seuls endroits où leurs convoitises attisées, leurs goûts séduits et leurs caprices tentés pourront les entraîner à délier les cordons de leur bourse, partout où le pisteur aura flairé l’occasion d’un achat.
Resteriez-vous un mois à Tunis, si vous êtes tombé entre leurs mains, trente matins ils vous conduiront dans les souks, et par de nouvelles rues et d’imprévus détours vous ramèneront invariablement chez Djemal ou Piperno, chez Barbouchi ou Boccara ; et chaque matin, de onze heures à midi, quelque désir que vous ayez manifesté d’aller ailleurs, vous vous retrouverez assis devant l’inévitable tasse de kahoua, au milieu des gestes enveloppants et des caresses de langage d’un des quatre marchands nommés déjà. « Un tapis, sidi, pas cher, une occasion parce que c’est toi. Veux-tu ce cimeterre ? Il est joli, c’est une lame de Damas, et ce coussin de soie brodée d’Asie, pour toi pas cher, parce que toi bon ami. Moi rien gagner sur toi, moi faire affaire pour le plaisir », et c’est l’antienne dont on rabattra tout un mois vos oreilles, jusqu’à ce que les vautours vous aient jugé à sec.
En votre qualité de roumi, vous êtes taillable et corvéable, vous devez payer tribut aux seigneurs des souks ; c’est pour ici et non ailleurs que la sagesse des peuples a promulgué le proverbe : La conquête dévore le conquérant… A peine vous permettront-ils une excursion à Carthage, où vous verrez peu de chose en dehors de la cathédrale des Pères Blancs, beaucoup de souvenirs et peu de vestiges, une journée au Bardo, qui s’amoindrit de jour en jour et perd tout caractère sous prétexte d’embellissement, peut-être quelques heures à Hammam-Lif, qui seront une déception, malgré le beau panorama de la montagne de Plomb, du Bou-Cornin et du Zaghouan, et encore autoriseront-ils ces déplacements, ces heures volées aux achats qu’ils espèrent, parce que ces excursions nécessitent une voiture, et là-dessus ils trouveront le moyen de griveler et de gagner sur vous. Ce seront des arrangements à compte à demi avec des cochers de leur choix ; on vous demandera quinze et vingt francs pour une promenade de trois heures, tarifées à trois francs, si bien que, toutes vos minutes passées sur le territoire de l’ancienne cité de Thounes auront engraissé peu ou prou la bande en chéchia et en gandoura bleue des courtiers-vautours.
Et notez que je n’exagère pas. J’ai connu des Parisiens demeurés vingt jours à Tunis et qui, dans une ville de cent cinquante mille âmes, dont quatre-vingt mille Arabes et quarante mille juifs, ne connaissent, en dehors des souks, que la rue de la Kasbah qui y mène, la rue Halfaouine qu’il faut longer toute pour aller au Bardo, et le Dar-El-Bey, le petit palais où le bey vient tous les lundis rendre la justice, le Dar-El-Bey classé parmi les curiosités du Bædeker pour sa terrasse d’où l’on embrasse toute la vue de Tunis, offerte là avec ses monuments, ses rues et ses mosquées, et son vieux mur d’enceinte, jusqu’au petit port de la Goulette, apparu sur le bleu de la Méditerranée, au delà du vert limoneux de son lac.
Et, pourtant, que de mystère et de silence dans certains quartiers de cette Tunis ouverte aux paquebots, grouillante de garnison, et, trois fois par semaine, envahie d’un nouveau flot de touristes ! car il existe, et cela à la sortie des souks et à cent mètres de la Porte de France, une Tunis d’Orient, une Tunis bien plus d’Asie que d’Afrique, avec ses hautes demeures verrouillées et grillées comme autant de forteresses, la Tunis des Arabes riches, longues façades aveugles, uniformément blanches, avec leurs larges portes cintrées aux vantaux de bronze oxydé et verdi, la Tunis du siège de saint Louis, la Tunis des Croisades, la Tunis apparue comme la clef d’or de l’Orient mystérieux aux rois-chevaliers de la chrétienté, la Tunis dont les murailles sarrazines connurent, avant les reîtres de Charles-Quint, les gonfaloniers de Venise et les archers de Barberousse.
Cette Tunis du moyen âge, qui m’avait échappé lors d’un premier séjour, et qu’une heure de désœuvrement m’a fait découvrir en rôdant au hasard à travers les rues, aucun guide ne vous l’indiquera, car elle n’existe pas pour eux. On n’y vend ni bibelots, ni étoffes curieuses. En dehors d’une unique voie réservée aux marchands de comestibles et tous de race indigène, on ne vend rien dans le morne quartier de l’aristocratie maure.
Ce sont, coupées d’angles et de retraits, de longues suites de voûtes, on dirait millénaires, tant les motifs de leurs piliers ont disparu sous les couches de chaux successives : longs couloirs crépusculaires, ils semblent creusés dans de la marne, avec des détails de sculpture, chapiteaux et colonnettes, comme noyés dans des blancheurs crayeuses et, de place en place, réapparus et resurgis. On sent que des siècles dorment là dans la pénombre et la poussière des siècles ; et du mystère, et de la religion aussi.
Puis ce sont, profondes comme des puits, d’étroites rues à ciel ouvert : de grands murs les bordent, où surplombent très haut des moucharabiehs, tandis que, en contre-bas du sol, s’enfonce, dans un jour de soupirail, une large porte en plein cintre ; et, par l’entrebâillement, des piliers coloriés apparaissent, des lueurs de mosaïques éclairent une ombre de caverne ; et c’est sur un banc l’immobile rêverie d’un portier indigène, en veste et culotte bouffante, ou bien, le long des murs, accroupis, les capuchons et les burnous fantômes des familiers de la maison, et c’est le vestibule d’un riche, le riche qui, à Tunis et à Alger, a ses clients qu’il protège et nourrit, tout comme un patricien avait les siens à Rome.
Ici, l’Islam n’a pas bougé. Le Progrès, cette hélice, n’a pas même effleuré cette mer figée, la Tradition… et le mystère des voûtes recommence interrompu par des rues, jusqu’à ce qu’un lourd bâtiment sans fenêtre, enjambant la chaussée, fasse renaître et les voûtes et leur clair-obscur ; et qu’elle soit couverte ou libre, la rue, ici, ce sont toujours les mêmes logis fermés, les mêmes façades aveugles et hostiles à l’Europe, les mêmes murailles spectrales où un subit renflement de grillage indique seul l’appartement des femmes, les femmes ici recluses et retranchées de la vie ; et c’est partout le même aspect de maisons forteresses où règne en souveraine la loi du bon plaisir, le bon plaisir de l’homme seigneur et tout-puissant, et, de par le Coran, maître de la vie et de la mort.
D’ailleurs, aucun mouvement ; les maisons silencieuses bordent des rues muettes, des rues aux passants rares, où je sens que ma présence inquiète et surprend. Aucun Européen ne s’y rencontre, et pourtant le quartier des Siciliens est tout proche…
Je vague et je rôde, seul de ma race et de mon costume, dans la torpeur d’une ville enchantée ; les quelques burnous que je croise sont rayés de soie et d’une parfaite blancheur, des burnous de riches ; ils s’écartent à peine sur des gandouras à passementeries lourdes et des vestes de moire, et tous ici portent le turban. Ils passent de loin en loin, majestueux et calmes, avec, à ma vue, un imperceptible dédain dans leurs larges prunelles noires, et c’est là tout ce que soulève mon intrusion de roumi. Parfois, une main ossifiée se tend hors d’un paquet de guenilles. Échoué contre un pilier, c’est un mendiant indigène qui demande l’aumône.
Le capuchon rabattu sur ses yeux, ses yeux le plus souvent obscurcis de taies, il ne sait même pas qui il implore ; il a perçu un bruit de pas et machinalement a tendu la main, et pourtant des regards me guettent du haut de ces demeures qu’on croirait inhabitées, et ce sont des regards de femmes ; mais les grillages peints en vert des moucharabiehs les dérobent, elles, à tous les yeux, et je ne les verrai jamais, jamais ! Et, dans le silence de ce quartier léthargique, ce mot jamais grandit et stupéfie, lourd de je ne sais quelle épouvante : jamais ? Jamais je ne connaîtrai les visages aux sourcils croisés et aux paupières peintes de ces femmes, de ces indolentes et ennuyées recluses dont ma curiosité de touriste aura distrait quelques instants le loisir ; et c’est à travers les mêmes rues blanches et monotones, mais dont l’aspect change et se transforme tous les dix pas par l’imprévu des retraits, des impasses et des angles, un émerveillement continu de l’esprit, un perpétuel ravissement de l’œil, une incessante mise en éveil de l’imagination amorcée par de nouveaux décors. Je marche dans de la réalité et dans du rêve, et tous les costumes rencontrés ajoutent encore du pittoresque au mystère du cadre.
… Un porteur d’eau indigène heurte à une porte close, un vantail clouté de fer s’entrebâille et l’embrasure encadre une vivante statue de bronze, et c’est l’éclair de deux yeux d’émail dans une face brune enturbanée, et ce sont, pareilles à deux massues de vieux buis, les jambes fauves et sèches sous la culotte bouffante, et l’harmonie du geste qui tient la cruche de cuivre appuyée à l’épaule…! ce geste millénaire qui n’a pas changé depuis des siècles et que les touristes de l’avenir retrouveront dans deux mille ans. Mais l’impression persistante, obsédante de cette promenade à travers un quartier de torpeur est qu’on y marche entre des cloîtres, qu’on y dérange des rêveries de harem, qu’on y peuple peut-être d’un monde de regrets des cerveaux enfantins de captives ; car, pour toutes ces femmes d’Orient, l’Européen entrevu par leur fenêtre treillissée et peinte, c’est Paris ; Paris, la ville unique, Paris, centre de l’univers, Paris, la ville de luxe et de plaisir, où les femmes sont libres ; Paris, dont elles adoptent les modes attardées, Paris, dont les princesses beylicales font venir maintenant leur mobilier et leurs tapis, oui, leurs tapis… elles si près de l’Asie et plus proches de Kairouan.
Un regret, moins qu’un regret, un regard deviné, soupçonné derrière le renflement grillagé d’une fenêtre, voilà tout ce que l’Européen peut connaître de la femme d’Orient, car les masses empaquetées de voiles et trébuchantes, que vous croiserez à travers les rues des villes barbaresques, sont des servantes ou des femmes d’artisans : la mauresque née ne sort jamais à pied, jamais, même pour aller au cimetière et aux bains…
Parfois, une antique voiture, un trot de chevaux piaffeurs ébranlent d’un bruit de ferrailles une voûte séculaire ; sur le siège, un cocher nègre triomphe dans des oripeaux de soie combien fanée, mais des stores de soie jaune sont strictement tirés sur toutes les glaces : ce sont des femmes arabes qui vont au jardin, le jardin que tout Tunisien de marque possède aux environs de la ville, à Bou-Saïd, le petit village bâti sur les ruines de Carthage, à l’Ariana, à la Manouba, ce Saint-Germain de la cour des beys.
Vous n’en verrez jamais plus ; tout ce que vous pourrez tenter dans ce but sera peine perdue. Il n’y a que dans les romans de poète qu’un œillet rouge tombe des moucharabiehs ouvragés et dorés sur le front du roumi : vous ne rencontrerez pas d’Aziadée à Tunis, mais si la femme se dérobe, invisible, intangible, et demeure l’énigme blanche de ces hautes demeures, le cadre n’en subsiste pas moins puissamment évocateur… et par le labyrinthe des ruelles et des places, le charme de l’Orient continue et s’affirme et s’impose et grandit, il opprime même un peu à la longue, ce charme, à la manière d’un philtre ou d’un songe d’opium.
Sur les angles et les pans-coupés de très hautes murailles, un ciel pâlement bleu (car la pluie a cessé) met la mélancolie d’un ciel d’avril du Nord ; les fines mousses verdâtres, dont l’humidité revêt comme d’une lèpre les maisons de Tunis, semblent ici, dans ce quartier des riches, des motifs de jaspe et même de malachite introduits dans l’architecture : une Tunis blanche et verte, d’une préciosité de tons infinie, a surgi, une Tunis un peu étrange à la façon d’une ville-fée. Dans certains endroits, la rue se campe comme un décor, et c’est ici tout un coin de Stamboul évoqué par cinq dômes d’émail sous leur revêtement de tuiles luisantes et vertes, cinq coupoles vernissées mamelonnant soudain au milieu d’une placette encadrée de palais aux treillages vermoulus, des palais inhabités peut-être… : le monument élevé sur les tombeaux des beys, m’a-t-il été appris depuis.
Plus loin, c’est un carrefour hallucinant par l’angle de très hautes murailles, coupées en second plan par de plus hauts bâtiments encore. Cela s’échafaude comme des tours, des poutres sortent des frises soutenant des moucharabiehs qui surplombent, des fenêtres grillagées s’ouvrent presque en plein ciel, puis une voûte s’enfonce dans un mur où la rue disparaît engouffrée, et cela tient du coupe-gorge et aussi du précipice. C’est effarant de profondeur et inquiétant comme une menace ; des âniers, heureusement, débouchent de cette voûte ; ils ont des jonquilles piquées sous leur chéchia, et leurs cris d’arroua me rassurent.
Rue du Riche, enfin (une rue que je signale à l’étranger de passage à Tunis, car aucun pisteur ne l’y conduira et elle ne figure dans aucun guide), une kouba, un tombeau de marabout, comme il en surgit à chaque pas au pays de l’Islam, dresse, au milieu de retraits et de cours et d’impasses, une coupole et des cubes de chaux si délicieusement tachés de veinures et moisis, qu’elle en devient une espèce de joyau, de mosquée séculaire et magique, une architecture de féerie. Du jade ou du plâtre ? on ne sait plus, tant le renflement du dôme et la voussure du porche, tant les piliers eux-mêmes sont délicatement épousés par les mousses, tant la chaux des murailles est pittoresquement marbrée et de glauque et de vert.
Plus haut, c’est l’ancien mur d’enceinte avec ses jardins plantés de poivriers et d’eucalyptus, jardins à l’abandon avec des éboulis de terre crevant de place en place, des murailles effondrées, toute l’incurie de l’Islam ; puis les tanières des prostituées arabes, car la caserne de la Kasbah est proche et nous sommes près des remparts… Mais voici de larges braies de zouaves et de hautes chéchias de spahis ; des sonneries de clairon s’entendent ; nous rentrons en France ; et Tunis mystérieuse ici s’évanouit.