Heures d'Afrique
CONSTANTINE
C’est le réveil dans le froid et le brouillard ; les fenêtres de ma chambre, étamées par le gel, donnent sur une grande place, déjà toute boueuse sous le piétinement de la foule. Une tourbe déguenillée d’Arabes en burnous y grouille presque fantômale dans un halo de vapeur et de rêve ; de la brume s’effiloche autour de leurs chéchias enturbannées de linge, et des nuées blanchâtres barrent à mi-hauteur les maisons de la ville, dérobant aux yeux l’horizon qu’on affirme splendide. Une humidité glaciale pénètre et vous fige les moelles, une odeur fétide d’Arabes et de haillons vous saisit à la gorge ; c’est la corruption des oripeaux de l’Orient dans le fog et le spleen d’un de nos mornes matins d’hiver.
Une vague musique militaire arrive comme par bouffées jusqu’aux fenêtres de l’hôtel, la musique du 3e zouaves jouant sur la place de la Division de huit à neuf, avant la messe : c’est dimanche.
Un groupe de turcos, la seule tache gaie dans cette foule minable, stationne au coin de la place : indigènes et tirailleurs se bousculent avec des rires simiesques autour des petits verres d’alcool d’une misérable buvette ; des robes de soie et des fourrures, des femmes de fonctionnaires et d’officiers se hâtent avec des mines composées vers la proche église : toilettes en retard d’un an, manchons poilus et boas érupés de dames de paroisse, des familles entières défilent, des livres de messe sous le bras : c’est dimanche.
Grelottant et l’estomac crispé, courbaturé par les dix-huit heures de wagon de la veille, je cours au plus prochain bain maure m’étendre sur la pierre chaude pour m’y faire savonner, masser et, une fois la réaction faite, y faire la sieste, si possible, y réparer cette éreintante nuit passée à boire du thé et de l’éther.
Le chasseur de l’hôtel veut bien m’indiquer dans une ruelle voisine le hammam adopté par les officiers de la garnison ; je le reconnaîtrai à son porche de faïence émaillée et à ses colonnettes de ciment.
Si je pouvais y dormir !
Ces masseurs indigènes sont étonnants. Je suis entré au bain à neuf heures, il est dix heures et demie, et c’est rajeuni de dix ans que je retraverse le porche émaillé du hammam, où j’ai laissé, comme un fardeau trop lourd, ma fatigue et ma courbature.
La première chose que j’ai faite en quittant le bain, ç’a été de tourner à droite au lieu d’à gauche et de m’égarer. J’erre maintenant par des rues obscures et puantes, des rues voûtées aboutissant à chaque pas à d’équivoques impasses, à de sordides culs-de-sac, dont l’horreur m’avait été jusqu’ici épargnée. Les plus ignobles ruelles de la Kasbah d’Alger ne sont rien auprès de ce vieux Constantine. Et de quels détritus peut bien être faite la boue grasse, où mon pied enfonce et glisse ? Et la hideur des étalages, donc !
Des quartiers de viande noire sèchent pendus à des croix de fer à côté d’échopes bondées d’étoffes et de soieries éclatantes ; des boutiques de beignets et d’horribles gâteaux arabes, des espèces d’échaudés informes et mollasses saupoudrés de cannelle, mêlent d’écœurantes fadeurs de friture aux senteurs de poivre et de muscade de gros marchands mozabites ; car ils sont là comme partout, installés dans les plus confortables échopes, les instinctifs commerçants de cette race, les gras Mozabites au nez court, à la large face épanouie. Ils sont là campés sur leurs gros mollets velus, et d’une voix gazouillante et câline débitent aux clients leurs épices entre un ciseleur de cuivre et un brodeur de maroquin assis, les jambes croisées, presque sous l’auvent de leur étal. Dans des tanières, qui sont des cafés maures, des tas de guenilles, d’où émergent des profils de jeunes boucs et de vieux dromadaires ; autant de consommateurs indigènes accroupis. Cela sent la vermine et la misère, et sur toutes ces formes haillonneuses un clair-obscur, digne de Rembrandt, verse à la fois les ombres et les lueurs d’une scène de sorcellerie ; puis tout à coup le pavé cesse, on baigne jusqu’aux chevilles dans des flaques de boue ; les rues ont fait place à des porches de prisons, à de longs couloirs en voûtes, et, tapis, embusqués dans les recoins les plus sombres, de louches mendiants, qui sont des marchands de choses sans nom, vous hèlent, vous harcèlent et vous happent au passage avec leurs maigres bras nus. Dans la rue, une foule repoussante et bigarrée de muchachos, de nègres et de juives énormes coiffées de foulards de nuances éclatantes !
Oh ! ces juives de Constantine avec leurs yeux chassieux, leurs faces de graisse blafarde sous le serre-tête noir, le serre-tête apparu, comme une tare, sous le chatoiement des soies changeantes, et la hideur des seins flasques et tombants sur le ballonnement des ventres ! Dans toutes les boutiques, des têtes rusées à l’œil oblique, des têtes sémites enturbannées ou coiffées de chéchias, vous donnent partout, où que vous regardiez, l’obsession et l’horreur du juif. Cela tient à la fois du malaise et du cauchemar : le juif se multiplie comme dans la Bible, il apparaît partout, dans la lucarne ronde des étages supérieurs comme dans l’échope à niveau de la rue ; et partout, sous le cafetan de soie verte comme sous la veste de moire jaune, c’est l’œil métallique et le mince sourire déjà vus dans le Peseur d’or. Chose étrange dans cette race, quand la bouche n’est pas avare, elle est bestiale, et, sous le nez en bec d’oiseau de proie, c’est la fente étroite d’une tirelire ou la lippe épaisse et tuméfiée d’un baiser de luxure.
Le ghetto ne devait pas être plus hideux jadis dans l’ancien Venise ; je sors de ce dédale de ruelles et d’impasses écœuré, anéanti ; mais j’en sors enfin.
En arrivant sur la place, j’y trouve un spectacle admirable. Le brouillard s’est levé, il se lève encore : le merveilleux panorama de la vallée du Rummel apparaît baigné de soleil ; des flocons blanchâtres traînent bien encore à mi-hauteur des montagnes ; ce sont comme de longues bandes de brume horizontalement tendues dans l’espace, et des coins entiers de paysage luisent dans l’écartement des vapeurs, à des hauteurs invraisemblables, comme détachés en plein ciel.
Au milieu de cette mer de brouillard, Constantine et son chemin de ville, taillé à même le roc, se dressent et se découpent, tel un énorme nid d’aigle.
Nid d’aigle imprenable, repaire d’aventuriers et de forbans, dont l’assaut demeuré légendaire est peut-être le plus beau fait d’armes de l’histoire de la conquête ! Constantine avec son enceinte naturelle de vertigineuses falaises et le gouffre béant de ses fossés perpétuellement assourdis par le fracas du Rummel.
Le Rummel ! Il faut être descendu dans le lit du torrent pour pouvoir se faire une idée de cette horreur farouche et grandiose, de ces eaux jaunes et comme sulfureuses roulant un continuel tonnerre dans l’étranglement de ce couloir de roches. Hautes et verticales comme des murailles, on pourrait se croire dans le fossé de quelque forteresse de rêve, de celles que la fougue d’imagination d’Hugo a évoquées dans d’épiques dessins.
A droite, c’est la ville, Constantine, dont les toits de casernes pointent au-dessus de l’abîme ; à gauche, c’est la falaise du chemin de la Corniche, dont les parapets de ciment courent à une hauteur prodigieuse à mi-flanc des rochers. Deux arches naturelles d’une pierre rougeâtre et comme craquelée relient les deux parois du couloir entre elles et forment une voûte géante, une sorte de crypte obscure, au-dessous de laquelle le Rummel, qui gronde, ressemble à un fleuve souterrain, à quelque Averne arabe enfermé dans la nuit d’une grotte infernale.
Et sur tout ce décor d’horreur et de vertige, sur ce gouffre de pierre pareil à une blessure, tout de crevasses et de déchirements, on ne sait quelle rougeur suintante impose l’idée de crime, de suicide et de sang. Ah ! ce Rummel ! Comment pouvoir y plonger le regard sans évoquer aussitôt toutes les vies humaines qui s’y sont englouties ? Aventuriers hardis grimpant par les nuits noires aux crêtes de la roche et tentant quelque coup de surprise sur la ville imprenable, condamnés coupables et condamnés innocents, Mauresques adultères, esclaves de harem, cousues dans un sac et jetées dans l’abîme sur un signe du maître, et les cadavres aux yeux hagards des fous d’amour et des désespérés, combien ont tournoyé dans ce vide, les mains battant l’air et le cri d’agonie étranglé dans la gorge ! Et les beaux corps souples aux aisselles épilées, à la peau douce blêmie par les aromates, et les bras musculeux et les poitrines velues s’y sont tous également écrasés. Et la légende du dernier dey, du cruel El-Hady-Ahmed, celui qui faisait coudre la bouche de ses femmes et hachait, par plaisir, à coups de sabre les corps ligotés de ses esclaves, ajoute encore à l’épouvante quasi sacrée de ces gorges, où son affreux souvenir plane comme un vautour.
Le dey de Constantine ! Dans la roche à pic au-dessus de laquelle apparaît la ville, on vous montre un trou presque invisible à première vue, creusé au ras même des remparts. De loin, c’est un rond noir, curieusement placé juste entre deux palmiers se profilant, tels deux mains ouvertes, sur le ciel implacablement bleu. C’est le trou par lequel le capricieux El-Hady-Ahmed faisait jeter, cousues dans le sac des exécutions sommaires, les femmes de son harem qui ne lui disaient plus.
Et dire qu’à ce gredin, qui méritait pour tombe le ventre des charognards, nous avons fait des rentes ! Il est mort en les mangeant dans sa villa d’Alger, sous le ciel limpide, devant la mer éternellement tiède, et son corps repose à l’ombre d’une mosquée, dans un terrain bénit.
Mais le couloir de falaises s’élargit, l’eau fangeuse écume, s’éclabousse d’argent, court, se précipite et, devant une immense échappée lumineuse, disparaît brusquement dans un formidable bruit d’enclume ; c’est la cascade. Un autre abîme est là, mais alors en pleine échappée sur le plus merveilleux paysage : nous avons devant nous la vallée du pont d’Aumale. Fertile, toute en culture et semée de villages, elle s’étend à perte de vue et monte insensiblement, çà et là soulevée au pied de molles et vertes collines qui ne sont que les lointains contreforts de superbes et hautes montagnes. Leur chaîne emplit tout l’horizon, et la campagne avec ses petits villages semés par places dans des replis de terrain, ces premiers et ces deuxièmes plans de colorations différentes, ces routes en lacets et le serpenteau du Rummel luisant au fond de la vallée, apparaît comme un vaste panorama.
Pendant qu’à nos pieds fuient à une profondeur inimaginable des lieues et des lieues de pays, à des centaines de mètres au-dessus de nous Constantine se profile fièrement à la crête de ses falaises. Nous sortons du lit du Rummel et regagnons lentement la ville à la suite d’âniers arabes poussant devant eux leurs bourricots. Sous les arches ruinées d’un petit village de mégissiers aux terrasses couvertes de peaux, nous nous arrêtons un moment pour reprendre haleine. On entend toujours le Rummel gronder et mugir. Une curiosité nous penche au-dessus des parapets croulants ; nous dominons justement le gué des Arabes, cinq ou six grosses pierres rondes et une passerelle de bois jetée à quelques mètres de la grande cascade, à l’endroit le plus profond. L’écume du torrent balaie par saccades la fragile passerelle. Trois Biskris noirs comme des grillons traversent en ce moment le gué, leurs chaussures à la main, leurs maigres cuisses nues fantasquement apparues sous leur burnous, retroussé jusqu’au nombril.
LA VILLE DES TANNEURS
Pour le Docteur Samuel Pozzi.
Nous contournons, de l’autre côté même des gorges du Rummel, la formidable enceinte, toute de roches et de falaises, de la hautaine Constantine ; le pont du chemin de fer d’une arche vertigineusement hardie nous a mis hors de la ville. L’abîme en entonnoir du torrent tourne et serpente au pied du vieux repaire des deys, et, de l’autre côté du vide, aux toits de casernes et aux hautes maisons à cinq étages, faisant face à la vallée d’Aumale, a succédé une agglomération de petites terrasses, de murs croulants, d’escaliers et de hangars, le tout roussi, couleur de tan, dévalant comme un troupeau de chèvres au-dessus d’un gouffre ignoble d’aspect et de puanteur.
Ce gouffre immonde, c’est le Rummel devenu, au pied du quartier des peaussiers, l’égout de leurs eaux et de leurs détritus. Les escaliers branlants, les toits et les terrasses s’étageant au-dessus du torrent, c’est la ville des Tanneurs.
Ce Rummel, qui tout à l’heure encore roulait avec un bruit d’enclume dans le grandiose et le clair-obscur de gorges presque infernales, le voici maintenant sur une distance d’au moins un kilomètre, du pont du chemin de fer au pont du Diable, devenu sentine et cloaque, et quel cloaque !… une sentine infâme, étranglée entre deux falaises à pic, dont l’une, rempart naturel de Constantine, étaie maintenant une ville obscène et malade, une ville de peste et de malaria pourrissant là, dans d’innommables fétidités, au-dessus de roches contaminées : des roches elles-mêmes putrescentes et chancreuses, se crevassant en fissures sinistres, en fistules atroces, quelque chose comme une gigantesque pièce anatomique du musée Dupuytren, un paysage retouché par Ricord, où jusqu’aux rares palmiers, poussés là dans les traînées d’un brun équivoque et jaunâtre, ont des aspects d’excroissances bizarres, mûres pour le thermocautère ou le bistouri du chirurgien.
Au-dessus de ce gouffre ordureux, béant comme je ne sais quel effroyable sexe, planent et tournoient de lents vols de vautours. Tout Constantine se vide dans cette partie du Rummel ; l’éternelle pourriture de la ville arabe y coule et y suinte par toutes les fentes du rocher ; et, attirés par cette pourriture, les charognards (tel est le nom sinistre qu’on donne ici aux vautours) attristent de leurs longs cris plaintifs l’étroit couloir de falaises, où l’ébouriffement de leurs ventres argentés évoque au crépuscule l’idée d’oiseaux-fantômes, de vautours de limbes, surveillés de loin, du haut des toits de la ville, par la silhouette immobile des cigognes.
Tant de puanteurs et tant de larges ailes tournoyantes dans l’air ! On songe malgré soi aux lugubres oiseaux du lac Stymphale, à d’épiques légendes de peste et de charnier, à des visions féeriques et fabuleuses comme en peignit Gustave Moreau, et cela dans le décor rocailleux et terrible que nous offrent ici même les gorges, où tant d’infâmes relents montant en bouffées chaudes justifient si bien le nom de Constant-sentine, donné par un loustic à l’ancienne ville des deys.
A mi-flanc de la roche, au-dessus d’un remblai de gazon, notre cocher appelle notre attention sur un trou plus ignoble encore. C’est, dans l’herbe courte du talus, un répugnant amas de loques et de vieux os, d’anciennes boîtes à sardines, de bidons à pétrole et de chiffons sordides, quelque chose comme l’entrée de la grotte du sphinx, mais d’un sphinx de banlieue, peint par Raffaëli.
C’est la retraite d’un marabout fameux, très honoré des Arabes qui le nourrissent… et le vont consulter par des chemins qui feraient peur à des chèvres. Toutes les ordures entrevues sont à la fois le mobilier, la garde-robe et la desserte du vieux prophète. Il vit là, dans ce cul-de-basse-fosse, sous les déjections suintantes de la ville indigène, les pieds dans le gouffre. Il vit, si cela est vivre, des aumônes et de la piété de la population de la plus sale de toutes les villes de la province. Sur un ciel gris de fer, que le couchant décompose et qui, par places, s’ensanglante et verdit comme une plaie, les terrasses de la ville montent et s’estompent en noir avec la silhouette plus grêle des cigognes. Dans le Rummel envahi d’ombre, l’envolement des vautours flotte plus indistinct ; comme une forme s’ébauche de l’autre côté du gouffre, à l’entrée de la grotte du marabout. Je songe malgré moi à mes lectures de Gustave Flaubert : des souvenirs de Salammbô me hantent, celui des mangeurs de choses immondes se précise entre tous ; et je regagne la ville française, écœuré et pourtant charmé d’avoir touché de si près, à travers tant de siècles, les mœurs abolies des antiques Carthages.
LA RUE DES ÉCHELLES
Des ronflements de derbouka, des bruissements de soie et de moire, des jurons français, des rires gutturaux, espagnols ou maltais, et des mélopées arabes, des blancheurs de burnous et des étincellements d’uniformes, des odeurs de friture et d’essence de rose, des coins pleins d’ombre et des angles de rue inondés de lumière, un cliquetis de sabres et de molettes d’éperons sur des bruits de portes qu’on ferme et, derrière des judas grillés, des femmes immobiles et fardées apparues sous des voiles ; une indéfinissable atmosphère de musc, de gingembre et d’alcool, empestant à la fois le suint et le drap de soldat, une rumeur incessante de voix et de pas, les bousculades et les attroupements d’une foule en fête, et, sur toutes ces silhouettes tour à tour éclairées et obscures, le bain de vif-argent d’une nuit lunaire et bleue, la fantasmagorie d’un ciel roulant un disque de nacre dans de translucides profondeurs de saphir ; la rue des Échelles, la rue des Filles et de la Prostitution à neuf heures du soir, dans le vieux Constantine.
Oh ! cette rue des Échelles, son pittoresque et son grouillement sous les traînées lumineuses de ses cafés maures ! Comme nous voilà loin de la tristesse et du silence de la Kasbah d’Alger, si déserte et si noire dès huit heures du soir, si fantômalement blême dans le mutisme menaçant et le morne abandon de ses rues étranglées. Ici ce sont des allées et venues continuelles d’Arabes, de zouaves permissionnaires, de turcos et de spahis drapés dans de longs burnous. Voici trois indigènes qui s’avancent, lentement, en se tenant par la main, l’air de grands enfants égarés dans une ville de joie. Leur gravité souriante, leur haute stature, leur démarche calme font songer à la promenade à travers quelque Bagdad de rêve de trois princes des Mille et une Nuits. De chaque côté de l’étroite rue en pente, des échopes de friterias et de marchands de beignets empestent auprès des cafés arabes aux consommateurs débordant en dehors, vautrés et couchés en tas sur des bancs ; puis ce sont des attroupements de soldats devant des buvettes maltaises, des maisons de filles et des bains maures, le tout aggloméré sur un très court espace, dans la petite rue dévalant dans le noir avec une rapidité de torrent. Une incessante galopade d’uniformes la traverse ; tous les quartiers de cavalerie, toutes les casernes de Constantine sont là ripaillant, fumant et cherchant de la femme. De larges judas grillés se découpent en clartés dans le bronze résistant de petites portes basses ; dans la lumière, des filles apparaissent groupées, échelonnées dans des costumes de couleurs vives, en travers des marches d’étroits escaliers ; des cours mauresques blanchies à la chaux, une chaux teintée de bleu qui met comme un éternel clair de lune, s’enfoncent sous de vagues colonnades ; comme une illusion de palais de songe flotte à travers ces patios entrevus ; des brûle-parfums fument à l’entrée.
Les filles, pour la plupart avachies et très grosses, sont assez jeunes pourtant ; presque toutes juives, elles ont, malgré leur maquillage trop rose, leurs lèvres épaisses et leurs sourcils artificiellement rejoints, un certain charme mystérieux d’idoles. Les foulards lamés d’argent et les oripeaux verts et mauves brillants de clinquant, dont elles sont affublées, ajoutent au prestige du décor, et puis leur air d’indolence passive est bien celui qu’on prête aux houris des paradis de l’Islam. Quelques-unes sont coiffées en Ouled-Naïls avec de grosses chaînes d’or leur barrant le front ; de lourdes tresses de crin noir bouffent autour de leur grosse face pâle, du rouge s’écrase à leurs pommettes, et leurs mains tatouées, ensanglantées de henné, sollicitent le passant avec une grâce inquiétante et simiesque. Des Arabes s’arrêtent devant les judas ; ils regardent, se consultent et vont promener plus loin leur curiosité somnolente ; en somme, beaucoup de curieux et peu de clients. Si les lourdes portes de bronze s’entr’ouvrent, c’est devant quelques soldats de la garnison ; mais uniformes et burnous se hâtent surtout vers le bas de la rue, dans la partie qui longe le ravin, où la prostitution espagnole et française raccroche effrontément debout sur le seuil de la cella de la courtisane antique.
Néanmoins la foule augmente ; un bruit d’armée en marche monte entre les maisons ; des bouffées d’aromates s’échappent des bains maures ; une patrouille de tirailleurs, faces courtes de fauves aux yeux rieurs et blancs, prend son kaoua, arme au pied, disséminée sur les nattes de deux cafés voisins. Une espèce d’arche jetée sur la rue et en reliant les deux côtés l’un à l’autre laisse voir dans une baie lumineuse des Arabes accroupis. Cette arche est un café maure. Par où y monte-t-on ? Mystère ! Les burnous et les turbans apparaissent suspendus dans le vide, comme dans un décor de théâtre ; la rue grouillante et piquée de lumières s’enfonce par dessous ; au-dessus, c’est le ciel nocturne baigné de lueurs coupantes comme d’acier bleui ; à l’horizon, la silhouette des montages de Constantine.
Un attroupement d’indigènes nous arrête devant un café où des derboukas bourdonnent, des flûtes glapissent ; une mélopée gémit, aiguë et monotone jusqu’à l’écœurement. L’établissement est bondé d’Arabes. Deux êtres exsangues, aux yeux tirés et morts, aux souplesses de couleuvre, deux danseurs kabyles y miment des déhanchements infâmes ; leur sveltesse, extraordinairement creusée aux reins, s’y cambre dans des flottements de gaze et de tulle lamé, tels en portent les femmes. Leurs bras grêles se tordent en appels désespérés, presque convulsifs, au-dessus de leurs faces immobiles ; leurs yeux sont peints, peintes leurs joues tatouées, et de courts frissons les secouent de la tête aux pieds, comme une décharge de pile électrique. Les assistants, les prunelles allumées, frappent en cadence dans la paume de leurs mains, tandis qu’un des danseurs lance un long cri de hyène et que redouble, plus assourdissant encore, le bruit des tamtams et des flûtes : c’est un café de fumeurs de kief.