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Heures d'Afrique

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COMMENT ELLES VOYAGENT

MADAME BARINGHEL A CARTHAGE

Dans la plaine de Tunis, sur l’emplacement même de Carthage, à quelques mètres de la cathédrale des Pères Blancs, Mme Baringhel, Lord et Lady Quray, Lord Édouard Fingal, la marquise de Spolete et d’Héloé. Il pleut à verse, tout ce monde est engoncé dans des caoutchoucs, enveloppé de plaids et chaussé de snowboots ; on ne distingue absolument rien, si ce n’est quelques vergues et quelques mâts formant hachures dans la direction de la Goulette ; le Zaghouan, le Bou-Kornin, toutes les montagnes célèbres ont disparu dans la brume, c’est un spectacle de désolation.

Lord et Lady Quray de passage à Tunis qu’ils visitent en se rendant à Sofia ; Lord Algernon vient d’y être nommé consul et fait son tour de Méditerranée avant de se rendre à son poste où il entre en fonctions dans les premiers jours de mars ; l’homme géant, très blond, haut en couleur, très effacé et très correct, la femme très grande, trop grande presque, mais très belle, de la beauté classique d’une Junon, une des professionnelles beautés citées pendant dix ans à Londres ; Lady Quray a bien trente-cinq ans.

Lord Édouard Fingal : dix-huit ans, beau comme un dieu grec, des cheveux d’un noir de jais bouclant naturellement, avec des yeux gris vert dans un visage de médaille syracusaine ; produit évident d’un vigoureux croisement de races, d’origine irlandaise pourtant ; fait loucher les Arabes et la marquise de Spolete.

La marquise de Spolete, Sicilienne, vingt-huit ans, en paraît quarante ; petite, mince, sèche, mélange déconcertant de langueur et d’imprévue vivacité, tête étroite et longue, au menton accusé, éclairée par de splendides yeux pâles, des yeux d’un bleu comme mourant de désir ; rejoint le marquis de Spolete, acquéreur d’immenses terrains entre Nabeul et Enfidaville ; évidemment ruiné, vient se refaire en Tunisie.

Mme Baringhel, plus nerveuse et surexcitée que jamais, un peu fanée par la traversée, un peu hâlée surtout, mais toujours jolie.

D’Héloé, casquette russe en velours gris côtelé, immense caoutchouc mastic, plaid vert myrthe et vert olive, plus anglais encore que Lord Édouard Fingal, mais beaucoup moins beau.

Tous ces seigneurs braquent en vain jumelles et parapluies sous l’averse qui redouble.

Mme Baringhel. — Qu’est-ce que nous sommes venus faire ici ?

D’Héloé. — Je me le demande.

Marquise de Spolete. — Mais admirer des ruines, chère amie, songez, l’antique Carthage, la rivale de Rome, ce sol est plein de souvenirs, et tout le passé qu’il évoque !

Mme Baringhel. — Les souvenirs ! Je ne suis pas encore à l’âge des souvenirs ; puis, dans cet ordre d’idées, il n’y a que les miens qui m’intéressent. (A d’Héloé.) Elle commence à m’agacer, moi, la Sicilienne, elle parle comme un guide Conty, pas même un Bædeker ; nous a-t-elle assez ennuyés, en voiture, avec son histoire de Caton d’Utique… Utique, rivale de Carthage !

D’Héloé. — Carthage, rivale de Rome !

Mme Baringhel. — Rome, rivale d’Utique, ça se décline, c’est une femme pour musées ! Nous avions bien besoin de nous en embarrasser ! Avoir échappé aux courtiers-vautours pour tomber sur ce vieux cicerone !

D’Héloé. — Vieux ! vous êtes dure.

Mme Baringhel. — Avec ce teint citron séché, vous avez des indulgences.

D’Héloé. — Que voulez-vous ? en voyage…

Mme Baringhel. — D’autant plus qu’elle en sait beaucoup trop pour une femme de notre monde, et c’est d’un mauvais goût cet étalage de connaissances.

D’Héloé. — Ça vous humilie, hein ?

Mme Baringhel. — Son érudition d’institutrice, moi ? Vous êtes fou ; mais écoutez-la parler ; on n’est jamais assez difficile sur ses relations d’hôtel ; quand cette femme-là serait une espionne…

La marquise de Spolete, à Lord et à Lady Quray, attentifs. — Le petit village, là-haut, ces koubas et ces villas arabes ?

Lord Quray. — Oh ! yes, Bou-Saïd.

Marquise de Spolete. — C’était la ville haute, celle où s’étageaient les immenses terrasses des palais de Carthage, l’emplacement même du quartier des riches, l’endroit où Flaubert, dans son beau roman de Salammbô

D’Héloé. — Ça y est.

Marquise de Spolete. — A fait rêver, les soirs de lune, l’ardente virginité de la fille d’Hamilcar.

Mme Baringhel. — Et Lady Quray ne bronche pas ?

D’Héloé. — La phrase est dans le guide, c’est une vieille connaissance.

Marquise de Spolete. — Vous vous rappelez la belle description du lever de soleil sur Carthage, dans le roman ; la mer moirée et laquée d’argent avec le profil des montagnes du golfe et les chevaux consacrés au soleil hennissant vers l’aurore et frappant de leurs sabots dorés le parapet du temple.

Mme Baringhel. — Elle sait le roman par cœur.

Marquise de Spolete. — Vous avez vu les citernes ? toutes les données scientifiques portent à croire que le temple de Moloch s’élevait tout auprès.

Mme Baringhel. — Moloch fécondateur, elle va leur montrer le temple de la déesse, maintenant.

D’Héloé. — Voyons, ne vous agitez pas.

Mme Baringhel. — Le malheur est que le jeune Fingal reste insensible à toutes les avances. En voilà un, je crois, auquel la dame ne serait pas fâchée de dire : « Moloch, tu me brûles », mais Love’s labour lost, très shakespearien, le jeune lord ! Il se méfie de la Sicile.

D’Héloé. — Taisez-vous, elle va nous entendre.

Marquise de Spolete. — Et quelle disgrâce que cette pluie ! Si la chance avait voulu que vous vinssiez ici quinze jours plus tôt, vous auriez vu, mais à croire pouvoir les toucher avec la main, le Bou-Kornin et le Zaghouan. La lumière de ce pays est si merveilleuse ; vous vous rappelez, le Zaghouan, la montagne des sources, dont le célèbre aqueduc de Spendius et de Mathô apportait les eaux à Carthage.

Lady Quray. — Mathô, aho, oui, je me rappelle ; c’était M. Sellier qui avait créé le rôle dans la Salammbô, de Reyer ; il était très bien, ce garçon-là, et la Caron donc, dans la Salammbô, divine.

Lord Quray. — Divine, en effet. Moâ, je adore ses longs bras. Les longs bras, cela est très chaste.

Mme Baringhel. — Écrivez donc des chefs-d’œuvre. (Du ton d’un enfant qui récite une leçon.) Vous oubliez le Bou-Kornin, ma chère, la montagne en croissant, tant chantée par Flaubert, la fameuse montagne de plomb où l’auteur a placé le défilé de la Hache. Sans ce brouillard, vous la verriez, la gorge où l’armée des mercenaires pressentit sa destinée tragique devant les lions crucifiés des deux côtés de la route !

Voyons, un petit effort de mémoire, chère amie, et dites-nous la belle page du crucifiement des lions. Cette Carthage ! Nous ne nous souvenons que de celle de Salammbô, d’Hamilcar et d’Hannon ; mais il y a celle des Scipion, de Massinissa et plus tard de Marius, les deux ruines se pleurant ensemble. Mais qui parle jamais de celle-là ! Quel pneumatique qu’une œuvre de génie ! Salammbô a fait le vide dans l’histoire, car il y a eu une Carthage romaine et même une Carthage chrétienne dont on ne souffle mot, celle de saint Augustin, d’Apulée et de Tertullien, le Nice et le Monte-Carlo des sénateurs et des chevaliers de la décadence ; car ils allaient, eux aussi, prendre leurs quartiers d’hiver dans de meilleurs climats : « Viens dans une autre patrie ! » Et il ne pleuvait pas alors, à Carthage !

Quand on pense que tous les sièges de cette ville-là ont été des odyssées de la Soif. Carthage, la ville sans eau ! Qu’est-ce qui s’en douterait ? voilà dix jours que nous sommes à Tunis, et que la pluie ne cesse pas ! Dire que les mercenaires faillirent la réduire en coupant l’aqueduc, et que les Romains, pour s’en emparer, durent l’envelopper d’un mur d’enceinte ! Que les temps sont changés ! Voyez-vous ces ondées au troisième chapitre de Flaubert ! Plus de Grec Spendius et de rusés stratagèmes. Mathô ne s’introduit plus dans la conduite d’eau et Carthage en deuil n’a plus à sacrifier ses enfants à Moloch. Voilà tous les effets du roman coupés : petite pluie abat grand vent. (Bas à d’Héloé.) Vous voyez qu’on sait ses auteurs. Lui ai-je assez coupé ses effets, à la marquise ?

Lord Édouard Fingal, qui n’a pas cessé de prendre des notes. — D’où savez-vous toutes ces choses, madame ?

Mme Baringhel. — Mais dans mon guide, tout simplement. Je vous l’indiquerai.

D’Héloé. — Vous êtes cruelle !

Mme Baringhel. — Oui, l’ennui me rend assez féroce ; (A haute voix.) et maintenant, vous ne trouvez pas que nous sommes assez mouillés ? Très imposants, tous ces souvenirs, mais, comme paysage, ça vaut la plaine d’Argenteuil. Moi, je rentre à l’hôtel ; assez grelotté sous la pluie.

Lady Quray. — Ah ! mais, n’y a-t-il pas à visiter l’église ?

Marquise de Spolete. — La cathédrale, vous voulez dire ?

Lady Quray. — Oui, la cathédrale et un musée très curieux, est-il vrai ?

Mme Baringhel. — La collection des pieds et des mains des soi-disant statues célèbres, tout le résidu des familles ; bien du plaisir, je la connais, la cathédrale de Carthage et le petit couplet sur Mgr Lavigerie. (Reprenant son ton de petite fille.) Le cardinal Lavigerie, un nom qu’on retrouve partout en Algérie et en Tunisie, le grrrand cardinal, vénéré des Arabes, qui le considèrent comme un marabout, regretté des Français dont il avait assuré ici la prépondérance par sa haute intelligence politique et religieuse et sa profonde compréhension du caractère indigène. Un point, c’est tout. Je laisse à la marquise de Spolete le soin de vous en faire les honneurs ; elle possède le pays mieux que moi, et, en sa qualité d’Italienne, vous dira en détail toute l’histoire de la colonisation française. Je suis un peu lasse, vous permettrez que j’aille vous attendre à l’auberge, je ferai atteler ; mais vous me laissez M. d’Héloé, n’est-ce pas ?

Ces dames, en chœur. — Comment, chère, fatiguée ! — Êtes-vous assez couverte, voulez-vous mon plaid ? Serez-vous bien dans cette auberge ? — Merci, merci, ne vous préoccupez pas de moi.

Dix minutes après, dans la salle de l’hôtel de Carthage, Mme Baringhel et d’Héloé, assis en tête à tête devant des punchs tunisiens (lisez grog très étendu d’eau) ; la pluie tombe encore avec plus de violence.

D’Héloé, après un long silence. — Et dire qu’il y a trois ans, nous cueillions ici des asphodèles et du trèfle incarnat de Tripoli que nous envoyions, le lendemain, par le courrier de France aux amis de Paris !

Mme Baringhel. — Et sous le plus beau ciel du monde ! Quelle mélancolie ! C’était au début de nos hostilités ; comme vous me connaissiez peu encore, cher ami ! Vous me faisiez la cour, oh ! ne vous défendez pas, vous ne me jugiez ni plus mal ni mieux que les autres… « Cette petite femme-là doit marcher », vous étiez-vous dit, parce que bien chaussée et de jolis dessous.

D’Héloé. — Ah ! si l’on peut dire !

Mme Baringhel. — Mais voilà, je ne marche pas, et, sur un flirt inutile, nous avons bâti une amitié sérieuse… Il est vrai que, depuis, vous avez tant marché, vous, pour votre compte…

D’Héloé. — Mais, chère amie, je ne vous permets pas…

Mme Baringhel. — Allons donc, vous n’allez pas me faire croire que vous êtes du Cercle des pieds nickelés. Qu’êtes-vous venu faire en Tunisie ?

D’Héloé. — Mais des documents pour mon livre.

Mme Baringhel. — Ah ! oui, le fameux livre : Figues de Barbarie… J’aimerais mieux, moi, Odeurs de Tunis, car elle odore assez au milieu de ses lacs, la marécageuse ville des beys ; et c’est pour documenter ce livre que, depuis dix jours, dix fois vingt-quatre heures que nous moisissons ici, vous me plantez-là tous les soirs pour courir les cafés et les bains maures.

D’Héloé. — D’abord, le soir, les bains maures sont fermés à Tunis ; et puis, je ne puis pourtant vous mener dans les mauvais lieux.

Mme Baringhel. — Vous m’y traîniez bien pendant votre dernier voyage… Ah ! je comprends, c’était un cadre à votre flirt, vous escomptiez le trouble et la suggestion des spectacles, vous me meniez là comme un voyeur.

D’Héloé. — Vous me prêtez des sentiments…

Mme Baringhel. — Bien naturels. Oh ! je connais les hommes, moins que vous, certainement, mais assez pour les mépriser à leur juste valeur, et la pluie redouble… Dire qu’à Paris on donnait hier la Ville morte et avant-hier le Nouveau Jeu de Lavedan.

D’Héloé. — Oui, mais il y a aussi l’influenza, l’affaire Dreyfus, l’incident Zola et les lettres infectieuses.

Mme Baringhel. — Oui, c’est vrai, nous avons échappé aux lettres anonymes, qui, le premier janvier, ont inondé Paris. Vous soupçonnez qui ?

D’Héloé. — Mais le post-scriptum de Chasteley ne laisse aucun doute. Il pleut de la m…, a-t-il écrit, ça ne peut venir que de Bob ou de Gavrochetinette.

Mme Baringhel. — Odeurs de Tunis, odeurs de Paris ; j’aurais aimé pourtant entendre la prose d’Annunzio.

D’Héloé. — La Sicilienne ne vous suffit donc pas ?

Mme Baringhel. — Rien ne me suffit, mon ami ; les choses me manquent ou bien m’excèdent. Mais que peuvent-ils bien faire dans ce musée ? Pourvu qu’on n’y ait pas retenu lady de Quray ; ils auraient au moins une statue intacte ; ah ! bon, les voici qui sortent.

C’est Junon tout entière à son socle attachée.

Quelle majesté ! Ça m’ennuierait, moi, une femme si grande, c’est tout un monde à parcourir ; mais lord Fingal est vraiment beau, c’est le dieu même de la jeunesse ; mais d’où sort-il ? A-t-il de la fortune, pourquoi voyage-t-il ? Pour son agrément ou celui des autres ?

D’Héloé. — Mais vous devenez pernicieuse…

Mme Baringhel. — Oh ! ces Anglais, tout est possible avec eux ; et puis, un homme si beau… Enfin, que fait-il dans ce ménage, pupille de monsieur ou amant de madame ! Moi, il me fait l’effet de Dorian Grey.

D’Héloé. — Et vous osez dire que vous êtes réfractaire à Tunis !

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