Heures d'Afrique
QUARTIERS DE TUNIS
LA PORTE DE FRANCE
C’est, à Tunis, ce qu’est la place du Gouvernement à Alger, le centre du mouvement de la ville, mais du mouvement européen, la place des cochers, le rendez-vous indiqué des touristes. C’est là que sont groupés les grands magasins, les cafés, les libraires, tous les fournisseurs à l’instar de Paris et de Londres, dont peut avoir besoin Cosmopolis en déplacement. L’air d’une fausse rue de Rivoli avec son côté de maisons à arcades, c’est l’avenue de France avec, à l’horizon, les palmiers de la Résidence et la steppe encore à peine bâtie de l’avenue de la Marine. L’aspect en est médiocre et rappellerait à la fois la place Masséna de Nice et celle de la Liberté de Toulon, sans sa foule grouillante et déjà colorée d’Arabes en burnous, de Maltais, de Siciliens, de nègres vendeurs de macarons et de pâtisseries arabes, crieurs de bouquets de violettes et, pêle-mêle avec les Tunisiens vêtus à l’européenne, mais coiffés de chéchia à long gland de soie bleue, des ordonnances et des soldats de la place.
C’est une foule peuple, bavarde, affairée, stationnant en groupes haillonneux et querelleurs, des faces lourdes et moustachues de Maltais à côté des profils ciselés et des yeux aigus des têtes siciliennes ; les complets jaunâtres, les sombreros déteints, les bonnets de fourrure et les bottes à hautes tiges chères à toute la racaille latine ; et cela joue dans les buvettes, attablé le long des journées autour de cartes graisseuses ; et ce sont des jurons et ce sont des menaces et des offres de service à l’étranger qui passe, mais proférés sur un ton chanteur et caressant dont la douceur zézayante étonne ; et puis, sur ce fond roux de loques européennes, des faces camuses de nègre, taches noires rehaussées de la blancheur d’un burnous et du rouge vif d’un turban, l’envolement écarlate d’un manteau de spahi, le drap bleu soutaché de noir d’un costume de juif, l’éclat tapageur d’une couffe de piments frais qu’un Arabe emporte, la grotesque silhouette blanche d’une femme indigène, coiffée du hennin et trébuchant sur d’énormes hanches empaquetées de voiles, la joliesse claire et comme nickelée d’un dolman d’officier de chasseurs, et, dans des odeurs de jonquille, des relents de poisson frit et de beignets arabes, le caquetage assourdissant, la rumeur incessante et les voix enfantines des vendeurs et des camelots, dont la Porte de France semble être, de l’aube au soir, le perpétuel et bruyant rendez-vous.
LES SOUKS
Après la Porte de France, deux rues tortueuses, commerçantes et étroites bifurquent et montent vers la ville arabe. Parties d’une petite placette, on dirait réservée à l’industrie des cireurs et des pâtissiers arabes, elles s’enfoncent, odorantes et malpropres, entre des étals de bouchers, de marchands de légumes et de brocanteurs, dans un pullulement d’indigènes de tout âge et de toutes classes ; marée arabe dont le flot qui monte et le flot qui descend emplissent de jambes nues, de gandouras, de burnous et de turbans les étroites travées, obstruées déjà de petits bourricots chargés de légumes, de provisions, et même de gravats de démolitions empilés dans des couffes ; Arroua, arroua. Ce sont et la rue de l’Église et celle de la Kasbah ; toutes les deux conduisent dans les Souks…
Les Souks sont le charme, la séduction et le danger de Tunis. Ils sont le charme des yeux, la séduction des sens attirés et pris par les couleurs, les nuances et les senteurs, ils sont aussi le danger pour les bourses, ils sont la dette embusquée derrière les colonnes rouges et vertes dont s’encadre chaque échope marchande. Les Souks, c’est le piège tendu par l’Orient à l’Europe, l’inévitable nasse aux fines mailles de soie, mailles ténues, chatoyantes, mais dont toutes se resserreront sur vous et vous prendront à la gorge, pour peu que vous ne sachiez point vous défendre contre la caresse enfantine du parler des vendeurs, l’enveloppement de leurs gestes et leur offre de kaoua (le café qu’ils vous invitent, implorants presque, à venir prendre chez eux, au milieu de leurs coussins et leurs tapis d’Asie). Les Souks, c’est votre budget grevé pour des années, si vous ne savez pas éventer les ruses et les travaux d’approche des courtiers fripons et harceleurs, toute cette nuée de guides et de pisteurs que les Souks envoient chaque matin guetter l’étranger riche à la porte des hôtels, juifs et musulmans rapaces, juifs surtout dont le commerce arabe a fait des rabatteurs, affiliés et affidés aussi des Vieux de la Montagne contre la bourse des roumis, pisteurs et guides qu’une trouvaille heureuse d’un journaliste tunisien a baptisés du nom de Vautours,
Les vautours des Souks ! et sous leurs voûtes blanchies à la chaux et leurs toitures de planches disjointes, voici, baignés d’ombre et de lumière, les mille et un dédales du souk aux parfums, du souk des tailleurs, du souk des femmes et du souk aux étoffes, la cité même de la couleur, de la richesse et du clair-obscur…
Mystérieuse pénombre trouée çà et là d’un filet de soleil, une foule gesticulante et diaprée s’y démène, Arabes et juifs, les Arabes en gandoura rose, bleu turquoise, vert d’eau, mauve, orange ou gris de fer, les juifs en veste et culotte bouffante, la plupart en drap bleu pâle, reconnaissables à leurs mollets énormes et aux larges yeux noirs de leurs faces encore plus pâles et plus bouffies que celles des marchands maures ; et c’est le souk des fruits secs avec ses jattes de bois et ses couffins d’alfa débordant de caroubes, de pois chiches, de pistaches et d’amandes, ses sacs de beller et des régimes entiers de bananes et de dattes ! Que de marchés longtemps débattus autour d’une livre de fèves grillées, que de conciliabules pour une poignée de raisins secs ! La rue des Tamis le traverse, mais c’est auprès de la grande Mosquée de la Zitouna que l’émerveillement commence.
A peine a-t-on dépassé la haute colonnade interdite aux roumis (le temps d’une halte devant le grand escalier incessamment monté et descendu par des fidèles), vous êtes dans le souk aux parfums.
Odeurs à la fois écœurantes et violentes d’essences de rose et de jasmin, c’est, dans un long couloir-voûte soutenu par des piliers au coloriage brutal, une double rangée de boutiques aux boiseries peinturlurées avec un goût barbare, une galerie de véritables niches auréolées de cierges de toutes grandeurs, quelques-uns à cinq branches : cierges aux extrémités rouges, vertes et dorées, longs flacons de verre peints d’arabesques d’or, de verre bleu pour le kohl, de verre blanc pour les essences, toute une enfilade d’étroites petites chapelles d’une ornementation criarde où s’encadre, tel un Boudha dans la pénombre de son temple, un parfumeur indolent et blafard… Avec des langueurs de captifs derrière leurs comptoirs encombrés de flacons et de boîtes, ils se tiennent là le long des jours, les aristocratiques et pâles vendeurs du souk.
Une corde pendante à la portée de leurs mains pour les aider à se hisser dehors, ils demeurent là au milieu des vastes corbeilles remplies de henné et de souak, vous hélant nonchalamment au passage et sans autre mouvement que celui du fumeur faisant tomber les cendres de sa cigarette ; pas d’autre appel au client. Un peu dédaigneux, efféminés et blêmes dans leurs longues gandouras de drap fin et de nuances mourantes, ils forment dans les Souks une classe à part.
C’est la noblesse même de Tunis commerçante : fils de grandes familles pour la plupart, ils s’étiolent durant l’hiver au milieu de leurs parfums d’ambre et de benjoin et de leurs cornes remplies de ched, mais vont passer, pour la plupart, la saison chaude à Djerba, où leurs parents ont des villas, et où ils pêchent et ils chassent, chasses au faucon, chasses au sloughi, comme des fils d’émir ; puis reviennent à la saison des pluies reprendre leur longue immobilité d’idoles dans leur niche odorante et peinte et de nouveau s’étioler et pâlir en attendant les visiteurs.
A l’entrée des boutiques, des Arabes, clients ou amis (tout un cénacle), se tiennent assis sur des petits bancs et causent.
C’est Souk-el-Attarine, ou le souk aux parfums. Aussitôt après, s’ouvre en long couloir le souk des tailleurs.
Mêmes colonnettes peintes en vert et en vermillon, même jour de mystère tamisé par des planches en toiture, même rangée d’échopes, mais ici en estrade, assez larges et profondes. Dans chacune d’elles, sept ou huit indigènes, presque tous juifs, se tiennent accroupis en cercle et travaillent silencieusement. Coiffés de chéchias et vêtus de drap de couleur claire, leurs grosses jambes croisées dans l’attitude classique, ils taillent, ils cousent, très actifs, bien plus acharnés à leur tâche que les tailleurs d’Alger, ne lâchant leur travail que pour vous appeler et vous offrir, à des prix naturellement doubles et quadruples de leur valeur : « Une gandoura, sidi ! » ou : « Sidi, un burnous ! » Et quels burnous ! Depuis le vert amande jusqu’au violet pâle des violettes de Parme.
Derrière eux, suspendue à des clous, c’est toute la défroque de l’Orient, gilets de moire, vestes brodées, gandouras aux nuances de fleurs.
Plus loin, c’est le souk aux étoffes, aux logettes petites et sombres, avec leurs marchands d’écharpes, de ceintures, de foutas et de haïcks. Puis voici des étoffes à turbans, brodées de soie jaune, des soieries d’Orient, de frêles tabourets incrustés de nacre et des gros chapelets d’ambre posés parmi les fusils damasquinés et les cimeterres de Damas ; là aussi dorment, entassés l’un sur l’autre, les moelleux tapis de Kairouan à côté des tapis de Perse, et les portières de Stamboul bossuées d’arabesques d’or.
C’est ici que le roumi doit redoubler de vigilance, car c’est dans le souk aux étoffes qu’il est le plus guetté par les courriers pisteurs. Ils sont là confondus dans la foule arabe, épiant vos gestes, votre physionomie, et, à la moindre velléité d’achat par vous manifestée, ils sont sur vous, sollicitant pour vous conduire ailleurs.
C’est à qui vous indiquera un magasin où vous trouverez à meilleur compte le même objet beaucoup plus beau et beaucoup moins cher : « Viens par ici, sidi, viens ! » Et l’un vous prend par le bras, et l’autre vous tire par la manche ; un troisième, insidieux, a osé glisser sa main dans la vôtre. Songez ! voilà peut-être une heure qu’ils vous suivent, une heure qu’ils vous étudient, attendent, avec quelle patience ! le moment de la curée. Si vous ne savez vous en défaire, dix minutes après vous serez installé, devant une tasse de café, chez Djemal ou Barbouchi, les deux grosses fortunes de Tunis, Barbouchi et Djemal, dont les rabatteurs, entretenus à l’année, ont mission d’amorcer et d’amener tout étranger de passage dans les deux anciens caravansérails dont ils ont fait leurs cavernes, car c’est dans deux anciens marchés d’esclaves que les deux rusés Tunisiens ont empilé les objets les plus tentants, les armes les plus rares et les plus fastueux tapis de Turquie et d’Asie que puisse trouver un chrétien à Tunis.
D’ailleurs, dans la rue, la séduction continue.
Après le souk des brodeurs, voici le souk des selliers et la féerie de leurs harnachements de velours plaqués d’or et d’argent, le luxe barbare de leurs hautes selles brodées de soie, puis le souk des tisseurs, celui du cuivre, le souk El-Bey et le souk des teinturiers, le plus ancien de tous, dans la rue du même nom ; le souk des teinturiers avec sa bordure d’amphores gigantesques et son vaste puits, dont l’eau servit peut-être à teindre les robes des suffètes de Carthage.
Il y a aussi le souk des libraires, le souk des orfèvres, mais c’est au souk des femmes que l’Européen s’arrêtera surtout charmé…
Là règnent en maîtres les vendeurs de costumes, de coiffures et d’oripeaux à l’usage des Tunisiennes ; là s’épanouit, comme une flore, la gamme des nuances infiniment tendres, pantalons de soie mauve écrasés de broderies, brochés rose turc et bleu turquoise filigranés d’argent ; et c’est dans un désordre qu’on croirait voulu, tant l’ensemble en chatoie et miroite, les coiffures pointues en argent et en or fin, les damas d’Orient à côté des brocarts de Lyon, des tons de fleurs et de métaux, des vestes de velours et des voiles de gazes, des tulles lamés, des caftans de drap rouge bossués de lourdes broderies d’or de princesses beylicales, des chaussures de toutes couleurs, depuis les clot-clot en bois verni, incrustés de nacre… jusqu’aux minuscules babouches de sultane, en argent repoussé et martelé comme de véritables bijoux ; et là, dans une foule de plus en plus affairée, plus gesticulante et plus dense, gandouras et burnous se coudoient et s’agitent dans la fièvre et le brouhaha de la vente à la criée ; des indigènes circulent à travers les groupes, criant à tue-tête en arabe, en mauvais français s’ils vous voient, le prix de l’objet qu’ils tiennent à la main. « Trois douros (quinze francs) une veste de velours mandarine treillagée d’argent. » Un hennin de juive, tout brodé d’or fin à rubans de soie vert pistache, m’est laissé à deux douros (dix francs) ; des vendeurs promènent des perles, la plupart mal montées et presque toutes baroques, et, sur tout ce bruit, toutes ces couleurs et sur tout ce mouvement, la Zitouna, interdite aux chrétiens, répand son ombre sainte, dressée au milieu des Souks ou plutôt les tenant groupés autour d’elle, si bien que de sa boutique, pour s’encourager à tromper et spolier le client d’Europe, le marchand musulman peut longuement fixer la mosquée et son fin minaret revêtu de tuiles vertes pointant vers le ciel, dont le dieu de Mahomet a exclu le roumi.