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Heures d'Afrique

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COMMENT ELLES VOYAGENT

LE 30 JANVIER DE MADAME BARINGHEL

Neuf heures et demie du soir, à Sousse, dans les terrains vagues qui avoisinent la gare ; ténèbres et flaques de boue. Mme Baringhel et d’Héloé, très mackintosh, errent à tâtons sous la pluie ; une charrette poussée par un nègre les suit, leurs bagages sont empilés dessus ; derrière la charrette, Harry, le valet de chambre de d’Héloé, et Maria, la femme de chambre de Mme Baringhel. Au loin, derrière les remparts, le tohu-bohu des fifres et des derboukas du Rhamadan ; un garçon de cuisine de l’hôtel du Sahel précède la lamentable caravane.

— Je suis trempée jusqu’aux genoux. Vous en avez eu une lumineuse idée, de prendre cette diligence. — Mais vous craignez la mer, chère amie. — Je crains encore plus la boue. Comment, votre ville n’est pas plus éclairée ? — Le gaz, il est promis pour l’année prochaine ; il y a du pétrole dans la ville arabe. — Tout pour les Arabes, et ce tapage ! je n’ai pu fermer l’œil de la nuit, et comment allons-nous passer celle-ci ? — Mais très bien, vous verrez ; en coupé, on dort toujours, et puis, ce n’est pas banal, en l’an 1898, une nuit passée en diligence. — Bon ! encore une flaque d’eau, je prends la mort dans ce marécage ; est-ce encore loin ? — Tout près, madame, après le cimetière, quand nous serons sortis. — Comment, nous sommes dans un cimetière, mais c’est fou à vous, d’Héloé, dans un cimetière arabe, à minuit. — Je vous ferai observer, chère amie, que le courrier part à dix heures et qu’il est juste neuf heures et demie. (Silence ; tout à coup, des hurlements lugubres.) — Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que cela ? — Aie pas peur, madame, c’est les chiens des Arabes ; ils promènent toute la nuit en liberté sur les terrasses, parce que l’Arabe, il est très voleur. — Très voleur ! Maria, ayez l’œil aux bagages ; alors, l’endroit n’est pas sûr ? — Pas sûr du tout, madame ; ici, l’Arabe, il assomme avec sa matraque ; mauvais pour les roumis à dix heures du soir. — Vous entendez, mon cher, c’est un coupe-gorge. Ah ! vous êtes bien coupable ; où sommes-nous, mon ami ? — Mais à la gare, ne pleurez plus ! Sauvés, mon Dieu, sauvés !

C’est devant un petit jardinet une baraque de planches, bureau sommaire et plus sommaire salle d’attente, où deux Arabes en guenilles pèsent des malles et des colis. Public de Maltais bottés jusqu’au ventre et d’indigènes encapuchonnés. Sous la pluie, haute comme deux étages, une fantômale diligence pas encore attelée. Elle a bien cinquante ans d’usage, des ferrailles pendent de dessous sa caisse jaunâtre comme des entrailles crevées ; une bande d’Arabes entourent immédiatement les arrivants, s’emparent, avec des cris, de leurs bagages. Mme Baringhel est atterrée.

— Mais c’est le Courrier de Lyon, nous allons monter là-dedans ? — Sans doute. — Vous voulez nous faire assassiner. — D’Héloé aux Arabes : — Barra, barra, baleck, gare les coups de canne, allons, chassez-moi ces vermines. (Des Maltais interviennent et arrachent les bagages des mains des indigènes ; d’Héloé les fait peser et enregistrer. — Mme Baringhel à sa femme de chambre :) — Ma pauvre Maria, où sommes-nous ? — Le fait est que nous sommes loin, madame. — Ah ! que ne l’ai-je écoutée, ah !… D’Héloé, vous m’assurez qu’il n’y a pas de danger. — Mais aucun, d’ailleurs, les conducteurs sont armés. — Comment, ce sont ces gens-là qui vont nous conduire, ces faces de bandits. — Allons donc, l’un est Basque, et l’autre Maltais, je me suis déjà informé. — Et ils sont armés ? — Jusques aux dents ; chacun a deux revolvers. — Mais alors, c’est très dangereux. — Non, mais en somme, c’est le courrier. — Vous êtes gai. — Mais on ne l’a encore jamais attaquée, cette diligence. Pourquoi voulez-vous que… — Il y a commencement à tout. — Naturellement, tout arrive ; je crois qu’il est temps de nous embarquer. — Mon Dieu, mon Dieu, et nous arriverons à quelle heure, demain, à Sfax ? — Midi, madame. — Alors, ça fait ? — Quatorze heures, peut-être quinze, madame, car les routes sont défoncées. — Alors, nous pouvons verser ? — Mais non, mais non, il y a cinq chevaux. Allons, montez. — Et verrons-nous au moins les arènes d’El-Djem ? — Oui, nous y passerons à six heures du matin, je me suis informé ; voyons, ça ne vous console pas de voir en pleine brousse un cirque romain plus beau que le Colisée ? — Oh ! toute une nuit en diligence pour voir des arènes ruinées, comme j’ai eu tort de vous écouter. Bonsoir, Maria.

Mme Baringhel se décide à monter. Dans le coupé, d’Héloé et Mme Baringhel.

— Etes-vous bien, avez-vous les couvertures ? — Oui, pas mal, arrangez-moi seulement l’oreiller ; vous avez mon flacon, non pas celui de sel anglais, l’autre ; merci. Ah ! voulez-vous m’envelopper les pieds avec la fourrure ? — Vous devriez vous déchausser. — Comment, vous permettez ? — Certainement ; voulez-vous que je vous aide ? — Ah ! quand vous voulez, vous savez tout faire. — Je vous avais bien dit que vous seriez à merveille ; avouez que c’est gentil tout plein, ce voyage en coupé ; il me semble que je vous enlève. — Un voyage de noces ; mais nous ne partons pas. Qu’est-ce qu’ils attendent ? — Mais on arrime les bagages et les Arabes s’installent sous la bâche. — En effet, mais ils vont nous tomber sur la tête ; quel fracas, j’ai les oreilles cassées. — Un peu de patience. — Comme ils piétinent là-dessus, combien sont-ils sur notre tête ? — Mais trois indigènes, les deux conducteurs, ça fait cinq. Ah ! on hisse la vieille femme. — Quelle vieille femme ? — Mais la vieille Fathma, ce paquet d’étoffe tout à l’heure accroupi à l’entrée du bureau, le vieux ménage indigène qui réclamait tant pour un soldi. Dieu ! que c’est pénible ! regardez-la monter. Un, deux, bon ! Elle perd une babouche, ah ! elle la rattrape, mais manque le marchepied ; enfin, c’est fait, et sans poulie. — Ça fait sept alors, là-haut, sur notre tête, et tout ce monde-là est plein de puces, n’est-ce pas ? — Oui, mais elles ne traverseront pas le plancher. Allons, nous partons. Riez un peu, soyez gaie :

La diligence
Part pour Mayence,
Bordeaux, Florence,
Et tous pays.
Les chevaux hennissent,
Les fouets retentissent,
Les vitres frémissent,
Les voilà partis.

Mme Baringhel, avec soupir. — C’est beau, la jeunesse.

Dix minutes de trot ; tout à coup, brusque arrêt : la diligence est entourée d’une nuée de fantômes en burnous. Un des conducteurs dégringole du siège et s’évanouit dans la nuit. Cris, tumulte ; on est au pied des remparts de Sousse, auprès d’une tour éventrée ; la mer striée d’écume mugit, l’endroit est assez sinistre.

— Ah Jésus Maria ! on arrête la diligence. — Mais non, on apporte les dépêches et le courrier. Voyez, on hisse les sacs. — Jamais nous n’arriverons vivants ; moi, mon cher, je n’ai plus une goutte de sang dans les veines. — Quelle imaginative vous faites ! vous auriez été un romancier de génie, c’est une carrière manquée. — Raillez, goguenardez, on pourrait trembler à moins ; le décor est lugubre. — Mais nous sommes aux portes, attendez au moins que nous soyons en pleine campagne ; là, vous pourrez vous suggestionner. Bon ! un Arabe qui tombe ! — Non, du haut de la diligence ? — Presque, l’imbécile a voulu sauter. — Et ? — Il ne peut se relever. En voilà un autre qui lui tire la jambe. Voyez ce pied nu d’Arabe, cette jambe de coq, ce tibia de momie ! S’il n’a pas la cuisse cassée ! — Et personne ne l’aide, ce pauvre homme ! aidez-le, descendez, d’Héloé ; conducteur ! descendez. (Mme Baringhel, très émue, frappe aux vitres.) — Bah ! un Arabe, ça ne compte pas ; pouvait pas demeurer tranquille ? Qu’il se débrouille, peut bien crever là, c’te charogne, des bicots, y en a toujours assez. — D’Héloé, cet homme est indigne et vous aussi, j’ai le cœur soulevé. — Le fatalisme oriental, ma chère amie, nous sommes dans l’Islam. D’ailleurs, voilà notre homme remonté, ç’a été dur, mais ça y est : nous partons, conducteur ? — Oui, monsieur. — Maintenant, chère amie, il faudrait s’arranger pour dormir. Bonne nuit et jusqu’à El-Djem, huit heures sont bien vite passées.

Deux heures après, en pleine brousse, dans une plaine, oh ! combien morne plaine.

— D’Héloé, d’Héloé ? (D’Héloé se réveille en sursaut.) — Qu’est-ce encore ? — Cette fois, nous le sommes, mon ami, on dételle les chevaux, la diligence est bel et bien arrêtée. Ah ! qu’allons-nous devenir ? — Mais c’est le relai, chère amie. Il y en a quatre d’ici El-Djem et trois d’El-Djem à Sfax ; il va falloir nous y habituer ; celui-ci est le premier. — Quatre alertes comme ça, en pleine nuit, me voilà fraîche ! Je ne pourrai fermer l’œil. Oh ! ce voyage en diligence, quelle infernale idée. — Moins infernale que vous, je vous assure. Vous avez le diable en vous déchaîné. On repart… Bonsoir ! Bonne nuit ! Il faut dormir. — D’Héloé, vous devenez grossier. — Mais oui, mais oui… Bonne nuit ! Bonsoir ! (D’Héloé s’enveloppe dans ses couvertures ; il s’endort.)

Une heure après.

— D’Héloé, monsieur d’Héloé ? — D’Héloé, bâillant : Qu’est-ce encore ? — Voyons, secouez-vous ; j’en ai assez moi, de vous regarder dormir. — D’Héloé, résigné : Qu’y a-t-il ? — Vous avez manqué un spectacle féerique, mon cher, nous venons de traverser une forêt d’amandiers. — Pas possible ! c’était joli ? — Si c’était joli ! ils étaient en fleurs, jugez, le clair de lune là-dessus… un décor en filigrane, un rêve argenté. — Alors, vous êtes contente ? — Très contente. — Eh bien, remerciez-moi et laissez-moi reprendre mon somme ; je tombe de fatigue, moi. — D’Héloé, d’Héloé ! (Mais M. d’Héloé ne veut rien entendre ; il s’endort.)

Deux heures après.

— D’Héloé, mon ami. — Bon, voilà. — Dites-moi, cela me travaille depuis Tunis et je ne fais qu’y songer. — Vous dites ? — Oui, que pensez-vous de la situation du jeune Fingal dans le ménage de Quray ; c’est l’amant de Madame, n’est-ce pas ? — Dame, je ne le vois pas de Monsieur, à moins qu’il ne soit l’amant de personne ; ces choses-là se sont vues. — C’est bien improbable ; n’empêche qu’ils nous ont lâchés. — Vous étiez si aimable pour eux. — Moi, les Anglais m’énervent, et vous ? — Quelquefois ; moins que les Français, pourtant. — Est-ce vrai que dans les bains maures, quand on veut courir des… dangers… — Vous dites ? — Oui, quand on veut… vous me comprenez, il suffit de parler anglais ? — Anglais ? — Et alors, immédiatement toutes les audaces… — C’est pour cela que vous m’avez éveillé ? vous ne manquez pas d’estomac ; bonsoir.

Six heures du matin, dans la plaine d’El-Djem ; la masse énorme des arènes se profile en noir sur un ciel rose pâle, lavé par la pluie ; des nuées d’un or blême, plates et longues, tels de fantastiques et gigantesques lézards, s’étalent à l’horizon, qui, d’abord rose, tourne au bleu turquoise au zénith.

— D’Héloé, d’Héloé, El-Djem ! nous sommes à El-Djem ! — Ah ! et c’est bien ? — Regardez, c’est splendide ! — En effet, mâtin, quelle allure, ça n’est pas dans une musette, ce décor antique. Ces Romains, quelle civilisation ! Dire que ça a deux mille ans, ces ruines, et c’est encore debout, ça a à peine bougé. — Fermez le vasistas, mon cher, il fait un froid de canard ; en effet ça fait rêver. — On voit encore les cella pour les belluaires. — Ah ! non, de grâce, pas d’érudition, les mosaïques de Sousse m’ont assez embêtée. — Vous avez la bouche amère au réveil, belle amie. — Au réveil, parlez pour vous : vous n’avez pas cessé de ronfler. — Vous ne descendez pas faire un tour dans ces ruines ? Nous avons le temps, on relaie ici vingt minutes. — Me désempêtrer de ces couvertures, moi, bouger ? Descendre dans cette boue ! plus souvent. Allez, vous, allez, vous me raconterez… (D’Héloé descend. Mme Baringhel, tapant contre la cloison du coupé.) Maria, avez-vous dormi ? — Assez bien, madame, merci, et Madame, comment a-t-elle passé la nuit ? — Oh ! une nuit atroce, ma pauvre Maria ; je suis mourante, je vais décéder. — Madame a besoin de moi ? je descends. — Non, ne bougez pas, vous prendriez froid, ma pauvre Maria ; au prochain relai, vous nous apporterez le déjeuner. (A d’Héloé, qui remonte dans le coupé.) Eh bien ? — C’est très beau, très imposant. Ah ! nous sommes peu de chose à travers l’espace et la durée. Dire qu’une ville immense avec ses places, ses bains, ses temples et ses arcs de triomphe, toute une civilisation raffinée, tout un peuple a vécu, a remué là des idées, des ambitions et des actes, et qu’il n’en reste rien, rien que des gourbis arabes au pied d’une ruine dans le désert. — Vous n’allez pas me faire un cours de philosophie, hein ? Vous avez le réveil triste, mon petit d’Héloé. (Silence de d’Héloé.) Et vous n’allez plus dormir, j’espère ; allons, soyez brillant, et racontez-moi les journaux d’hier ; que se passe-t-il à la cour d’assises… mais résumez, mon cher, résumez…

Et la diligence de Sfax, au trot de ses cinq chevaux, repart à travers la brousse hérissée de cactus et d’alfa d’un vert glauque.

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