Heures d'Afrique
QUATRE ANS APRÈS
A BORD DE L’« ABD-EL-KADER »
Lundi 10 janvier 1898.
Quatre heures à bord de l’Abd-el-Kader, quai de la Joliette.
« Comme vous êtes heureux de partir ! — Croyez-vous ? — C’est bien à vous de m’envier, vous qui venez de l’Inde ! — Oui, mais je reste à Marseille cet hiver. — Vous auriez dû aller au Caire. — Peut-être, mais cinquante francs par jour de dahabieh, c’est un peu chaud pour mon budget. — Surtout, ne manquez pas Tripoli, c’est une ville turque qui vous enchantera. » Et, dans le salon du paquebot, le jeune ménage et les amis qui sont venus me dire adieu, me serrent la main et puis s’en vont. Sur Marseille, une diluvienne ondée n’a pas cessé de tomber depuis le matin ; il pleut encore à seaux, et les cheminées des transatlantiques, les vergues et les hautes coques garnies de cuivre évoquent, dans la brume de plus en plus dense, une humide et fantastique vision de Glasgow ; la température est moite et d’une extrême douceur. A cela près, ce Marseille pluvieux est aujourd’hui un port du Nord ; sur les pontons autour de nous, c’est une armée de portefaix coiffés de sacs, un fracas de grues et de leviers montant le chargement du bord ; d’autres portefaix sont à fond de cale, arrimant les sacs et les caisses de toutes provenances ; c’est un tumulte assourdissant, et la pluie tombe toujours… Six heures, nous sommes encore à quai, nous avons déjà deux heures de retard avant d’avoir quitté le port ; il nous faut attendre l’embarquement complet des marchandises… Une cloche, c’est le dîner ; nous nous mettons à table ; nous sommes treize, sans compter le commandant ; le médecin et le commissaire du bord, les autres passagers sont déjà couchés dans leurs cabines, et nous sommes encore à quai… un bruit de chaînes, l’hélice racle et le bateau dérape.
Nous partons ; en route pour Tunis. La mer est toujours douce quand il pleut.
Mardi 11 janvier.
Sept heures du matin, en Méditerranée, sur l’entrepont que lave à grande eau l’équipage. La nuit a été bonne ; j’avais hâte de quitter cette cabine où la tête tourne, tant on y étouffe. Trois passagers tôt levés font comme moi les cent pas le long des bastingages ; nous filons dans la brume, assez durement secoués par une mer d’un bleu d’encre de Chine, presque noire, aux vagues on dirait schisteuses. La notion de l’heure se perd à les regarder. Peu à peu, d’autres passagers se montrent : tous ont arboré des caoutchoucs et des casquettes extraordinaires ; il y a des visages bien tirés, mais tous préfèrent la grande brise du large à l’air empuanti et au bruit de cuvettes des cabines. Autour de nous, la Méditerranée continue de chevaucher avec des lames dures et courtes, d’un bleu qui s’assombrit encore ; à l’arrière, trois goélands tournoient, blancheurs planantes attirées par les déchets des cuisines.
Onze heures. Nous ne sommes plus que neuf à table, quatre passagers déjà manquent à l’appel, mais l’appétit de ceux qui restent fait honneur aux estomacs français, car, sur ces neuf, deux seuls sont Anglais et les absents sont Belges… L’Anglais déclare que les Français mangent des couleuvres, des anguilles de haie, aôh ! comme il dit ; je pourrais lui répondre qu’on lui en a fait avaler une de belle dimension, le jour où on lui a raconté cette histoire, mais il me plaît d’entretenir les illusions d’Albion.
Quatre heures. Les goélands, qui étaient trois ce matin, sont maintenant devenus essaim : ils sont seize, dix-huit, vingt et un, vingt-quatre, car on a peine à les compter à travers les ellipses et le caprice de leur vol ; d’heure en heure, leur nombre s’augmente, d’où viennent-ils ? Mais il nous suivent obstinément acharnés, comme après une proie vivante, à l’arrière du bateau ; leur voracité est si grande qu’ils arrivent à planer presque sur notre tête ; jamais je n’en avais vu de si près, on pourrait presque en saisir avec la main.
soupire un des plus jolis poèmes en prose de Judith Gautier, celui de l’Ile de Siloë, l’île où il pleut toujours ! L’adorable bête, en effet ! le gris cendré, presque blanc de son corps effilé comme celui d’un poisson, la large envergure de ses ailes, ses grandes ailes taillées en biseau comme pour mieux couper l’air, et la grâce, la mollesse de son vol comme bercé dans l’espace, leur brusque plongeon, comme une chute, les deux pattes pendantes pour fouiller la vague du bec, et, sur ce ciel de brume, les chassés-croisés, les lacs et les entrelacs et les arabesques imprévues de leurs planantes blancheurs.
Nous sommes installés deux ou trois à l’arrière et leur jetons des morceaux de pain. Ils tournoient avec des piaulements plaintifs comme jaillis même de l’écume du sillage, ce sillage où la Méditerranée labourée par l’hélice devient d’une transparence de saphir pâle, d’un bleu si liquide et à la fois si vitrifié qu’on ne se lasserait jamais de le regarder… Oh ! le bleu de la vague bouillonnante et déchirée sous le poids du navire, comme il vous fait comprendre la fable des sirènes et toute la mer peuplée d’yeux et de cheveux de femmes des théogonies antiques !
Cinq heures. La mer se fonce, la brume augmente, les goélands se font plus rares, et ce brouillard plus dense dans le brouillard, à notre gauche, ce sont, seulement devinées, les côtes de la Sardaigne… L’Abd-el-Kader danse de plus en plus, la nuit sera mauvaise.
Six heures. Nous ne sommes plus que six à table, trois passagers manquent encore ; le bateau tangue horriblement, et chacun se dit avec angoisse : « Serai-je aussi malade ? »
Mercredi, sept heures, en Méditerranée. Une mer terrible qui n’a pas cessé de faire rage toute la nuit ; il y a douze heures que nous tanguons sans une minute d’accalmie ; je n’ai pu fermer l’œil, la tête et l’estomac pris de vertiges, anéanti, depuis douze heures, dans l’affreuse sensation du sol qui se dérobe, et qui remonte brusquement sous vous, douze heures sans interruption de montagnes russes, songez à cela, Parisiennes, avec l’aggravation des paquets de mer s’écrasant aux hublots, des moments atroces, où l’hélice sortie de l’eau tourne dans le vide, la casserole, comme on dit à bord, et du bâtiment craquant dans toute sa charpente… Aussi, tous les passagers sont malades : je suis le seul debout, dans les premières du moins… Sept heures, et nous devions arriver à Tunis à cinq. Ces côtes, en face de moi, à travers la bruine, c’est la pointe de Bizerte ; nous n’entrerons dans le canal de la Goulette qu’à dix heures, cela fera cinq heures de retard. La Méditerranée remueuse est d’un vert glauque d’Océan ; elle est écumeuse et striée de lividités opaques qui me rappellent les mers démontées de mon pays, en mars. Bon, voilà qu’il pleut à verse, et nous tanguons toujours !
Un marin de l’équipage, une brune figure de Provençal aux étranges yeux clairs, vient à moi en prononçant mon nom. Où ai-je déjà vu, ce visage ? L’homme se nomme, et je me souviens, à Hendaye, l’autre été, chez Pierre Loti, à mon retour d’Espagne… Léo Témesse. Il fut le compagnon de voyage de Lucien Viaud à travers la Galilée et les sables de Pétra, et c’est à lui que Pierre Loti a dédié la belle trilogie qui commence au Désert et finit à Jérusalem… Comme on se retrouve ! Oh ! l’imprévu des voyages et des rencontres qu’ils comportent, Hendaye, la Bidassoa et Fontarabie fauve et morne dans le gris moiré du golfe de Biscaye, Lévy Durmer installé dans la villa de Loti et en train de faire son portrait, comme c’est déjà loin, tout cela !
Et nous nous retrouvons, le long des côtes de Tunisie, sur une Méditerranée tourmentée d’hiver ; mais son service appelle mon interlocuteur ailleurs, nous nous serrons les mains : adieu ! qui sait si nous nous reverrons jamais !
Onze heures, le déjeuner. Nous sommes trois à table, la pluie a cessé ; la mer, d’un vert pâle comme dans les tableaux de Whistler, vient mourir dans des lueurs jaunâtres aux bords d’une grève plate d’un vert de jeune pousse ; des gros cubes blanchâtres s’y ébauchent, qui sont des villas musulmanes. C’est, sur un ciel de lait, un paysage d’une douceur infinie, une harmonie de gris perle, de blanc de plomb, de vert glauque et de vert d’asperge qui fait songer aux plus fines et aux plus atténuées aquarelles de l’école moderne. Déjà, derrière nous, fuit une haute colline où blanchissent d’autres villas, c’est la montagne de Carthage avec son village arabe, villégiature de riches, Sidi-Bou-Saïd ; puis la colline s’abaisse, et cette masse, d’un blanc lumineux, comme de l’argent sous le ciel bas, c’est la cathédrale fondée par Mgr Lavigerie, le cathédrale et ses Pères blancs. La mer est tout à fait calme, d’un vert limoneux de canal. Nous entrons dans le canal de la Goulette. Trois quarts d’heure encore, et nous serons à quai de Tunis.
Des visages non encore vus, des passagers inconnus, enveloppés de caoutchoucs et de plaids, envahissent la salle où nous mangeons ; c’est un encombrement de valises, de fusils et de couvertures. Ce sont tous les cloîtrés du mal de mer qui remontent des limbes des cabines à la lumière du jour ; nous arrivons.