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Heures d'Afrique

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LES CHEMINS DE FER

Les chemins de fer espagnols, tant vilipendés et si décriés pour leur saleté, leur intolérable lenteur et leur manque absolu de confort, sont des rapides de luxe auprès des chemins de fer algériens.

Essayer de rendre avec quel laisser-aller tout oriental un train parti d’Oran à neuf heures du matin peut arriver en gare d’Alger à onze heures du soir, est une épreuve au-dessus des forces de quiconque a voyagé à travers les provinces. Sans barrières pour les protéger contre la malveillance toujours aux aguets des Arabes, les wagons vont à la dérive, d’une allure assez comparable à celle d’une mule qui trotterait à l’amble, sans secousse et sans vitesse d’ailleurs, dans la torpeur accablée d’interminables plaines d’alfas ou de plantations monotones, vignes et bosquets d’orangers, dont le feuillage luisant et dur aggrave encore, autre tristesse, la morne désolation du paysage.

A l’horizon, les chimériques montagnes, qui sont, avec les changeantes splendeurs du ciel, la féerie de ce pays, courent en sens inverse des trains, tour à tour bleuâtres et mauves avec, selon l’heure du jour, des éclaboussures d’or vert à leurs cimes ou des ruissellements de neige rose sur leurs pentes, neige rose à l’aurore, or vert au couchant ; et c’est ici l’Atlas et ses hauts contreforts, dominant toute la plaine de la Mitidja avec Blidah couchée dans son ombre, aux pieds des oliviers de son vieux cimetière. Là-bas ce sont les neiges comme incandescentes du Djurdjura, le Djurdjura, ce Mont Blanc de la Kabylie, dont les crêtes baignées d’éternelles vapeurs trouent d’arabesques d’argent les réveils gris de lin, comme embrumés d’iris, de la rade d’Alger, et les crépuscules de braise et cuivre rouge, des ravins de Constantine.

Et sur ces fonds de décors dramatiques et grandioses, comme en rêvent parfois Rubé et Chaperon, la monotone végétation d’Algérie, avec ses palmiers en zinc et ses aloès de tôle peinte déroule la fatigante impression de ses verdures artificielles.

Ah ! comme nous sommes loin des hautes forêts profondes et bruissantes des climats tempérés, hêtrées de Normandie pareilles à des temples avec les hauts fûts de leurs troncs doucement baignés de soleil, sapinières Lorraines hantées de clartés bleuâtres où des reflets de lune semblent être restés de la nuit dernière, chênaies de Bretagne qu’emplit encore l’horreur d’un bois sacré avec leurs clairières empourprées de digitales, où des pieds de druidesses et de fées ont passé.

Et l’accablant ennui de ces campagnes, pareilles à des berges abandonnées par la mer, avec, çà et là, un maigre chêne-liège ou un pauvre petit bois d’oliviers abritant la kouba en forme de mosquée de quelque pieux marabout ! Ah ! comme tout cela est différent des beaux Calvaires de granit du Cotentin et du Finistère, et comme la nostalgie nous prend, devant ces mornes carrés de chaux, des naïves madones de carrefour, joignant au-dessus des plateaux des falaises la prière sculptée de leurs mains ferventes.

En revanche, si le paysage est triste, l’élément voyageur est gai, grouillant, remuant et d’une couleur et d’un pittoresque ! Celui des troisièmes, bien entendu, car, dans les premières, ce sont les inévitables Anglais à complets cannelle, à chemises de laine et aux innombrables colis encombrant les filets, obstruant tous les coins. A part un rare officier et un plus rare cheick en bottes de cuir rouge brodé d’or, drapé du burnous de drap bleu avec, autour du front, tout un enroulement de minces cordelettes brunes, l’élément des premières est désespérément anglais, sinon prussien et allemand. Ah ! nous voyageons décidément peu en France, et ce que nous redoutons de traverser la mer !… Aussi, devant ces figures d’outre-Rhin et d’outre-Manche, avons-nous fui dans les troisièmes. Le personnel en est autrement amusant et curieux, mais plus odorant aussi. C’est, à vrai dire, le même que celui des diligences : colons espagnols, faces glabres de forçats, noueux et tannés comme des paysans de Provence ; turcos permissionnaires aux yeux d’émail bleuâtre, au sourire carnassier, lèvres noires et dents blanches ; zouaves en changement de garnison ; prostituées d’Espagne en camisoles dorées sur des jupes de percale à fleurs, les joues roses comme celles des poupées, les sourcils au charbon, la voix rauque et la bouche humide, d’un rouge de fleur vraie au milieu de toute cette chair peinte ; terrassiers poussiéreux avec leurs baluchons, leurs pelles et leurs pioches ; arabes recroquevillés dans leurs loques, l’air de singes, les talons posés sur la banquette et leurs profils de chèvre tournés vers le paysage, tandis que leurs mains fines s’attardent, machinales, entre les doigts de leurs pieds nus ; et tout ce monde mange, chante, chantonne en mélopée, boit à la régalade, les uns grattent des guitares, ce nègre, une calebasse. Le parquet gras est jonché d’écorces d’oranges, de miettes de pain et de papiers de charcuterie ; un vieux juif d’un jaune de cire, évidemment rongé d’albuminurie, boit, avec la tension de cou d’une tortue, à même une bouteille de lait que lui tient une belle créature à châle jaune, sa fille. Deux Marocains, dont un du plus beau noir, chipotent au fond d’une vieille couffe un pestilentiel couscouss ; un grand spahi couve d’un œil inquiétant un petit chasseur d’Afrique imberbe assis en face de lui, et un vieux mendiant, empêtré de chapelets et de loques, baragouine et gémit à chaque station, ne sachant où descendre.

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