Heures d'Afrique
SFAX
Mardi 8 février.
Il faut beaucoup pardonner à Sfax, et sa ville française masquant toute la vue de sa ville arabe, et la monotonie de son paysage, et l’ignominie de ses hôtels, et la saleté, la crasse et le grouillement sordide de sa kasbah, la plus arabe des kasbahs arabes. Il faut pardonner à Sfax la puanteur de ses souks, l’immonde aspect de ses boucheries, l’ordure de ses impasses, l’encombrement de ses places et tant d’indigènes vous heurtant et vous bousculant, et dans quel remous de guenilles et de loques ! parce que Sfax est la ville de Fathma, la mère du Prophète, parce que tous les Arabes ou presque y portent le turban vert, signe de leur parenté sainte avec la mère de Mahomet, et qu’en souvenir d’elle les femmes de Sfax sont, dit-on, les plus belles de toute l’Algérie et de tout le Sud tunisien.
J’ai écrit dit-on, parce que, à Sfax plus que partout ailleurs, règne impénétrable le mystère épaissi entre l’œil du roumi et le visage des femmes. A peine en rencontre-t-on dans les rues, furtifs et lents fantômes enlinceulés de blanc : le haïck blanc qui s’obscurcit d’un masque noir à Tunis et prête aux femmes qu’on entrevoit, une face camuse de négresse, le haïck blanc reparaît ici immaculé comme celui d’Alger, et l’œil est tout heureux de le retrouver après les spectres noirs des femmes de Sousse, où les escaliers des rues descendant vers la Mer sont comme les piédestaux d’autant de statues de deuil ; Sousse, où le haïck noir, enveloppant de la tête aux pieds les femmes, semble promener par la ville la voilure sinistre des anciens bateaux pirates.
Et cette ville aux femmes hermétiquement closes, ce Sfax où le haïck se fait rare dans un immonde pullulement d’Arabes, il faut l’aimer pour la poésie et le nostalgique décor de ses citernes.
Là-bas, là-bas, hors des portes et passé le cimetière, du côté des jardins, après le camp des tirailleurs et des spahis, c’est là que Sfax, avec ses hautes murailles hérissées de créneaux en dents de palissade, se profile, héroïque et férocement blanche sur le bleu du ciel, un bleu délicieusement doux aujourd’hui ; car nous avons retrouvé le soleil à Sfax, ville de Fathma, et après les rues grouillantes de nomades, de cavaliers et de convois de chameaux, après l’innommable brouhaha du souk des forgerons et l’Orient sordide d’un marché de grains et d’alfa installé aux portes de la ville, c’est une fraîcheur d’oasis, c’est un calme et c’est un repos que cette halte à l’entrée des jardins, passé le champ des morts, au milieu des citernes et de leurs immenses enclos.
Les citernes ! la source même de la vie dans ces brûlants pays de la soif ! Entourés de longs murs, tels chez nous les cimetières, ce sont de grands espaces rectangulaires maçonnés et cimentés à un mètre au-dessus du sol. Des dômes y bombent de place en place, bossuant l’enclos dallé comme d’autant de tombeaux ; une ouverture carrée bâille au haut de chaque dôme : ce sont les citernes !
Au loin, la ville profile, hautes et blanches, ses murailles dentelées ; derrière, ce sont les jardins avec leurs cyprès et leurs palmiers souples, et, dans l’enclos où l’eau des réservoirs dort, attendant la cruche qu’on y viendra plonger, des Arabes en burnous causent, indolemment couchés, groupe biblique, sans l’uniforme d’un spahi étendu parmi eux, spahis indigène échappé du camp et venu, lui aussi, pour surprendre les femmes, car elles défilent là une à une pour puiser aux citernes, leur cruche de terre sur l’épaule, les mystérieuses Orientales voilées.
Nomades aux hanches enroulées dans des cotonnades bleuâtres, petites filles aux yeux déjà mouillés de kohl et toutes bruissantes de lourds bijoux d’argent des épaules aux chevilles, Mauresques en longs suaires à la démarche balancée, toutes entrent dans l’enclos des citernes.
Pareilles à un cortège de lents et blancs fantômes dans cet endroit qu’on dirait plein de tombes, elles processionnent entre les dômes, et avec des indolences d’attitude et des gestes… (Loti écrirait millénaires, et, en effet, attitudes et gestes, depuis quatre mille ans et plus, n’ont pas changé), elles attachent leur cruche à une corde, la descendent dans la citerne, attendent un moment penchées, puis la remontent et la remportent suspendue sur leur dos par leur corde mouillée… et les hommes vautrés là, les regardent… Puis, c’est un vieil Arabe escorté de deux petits enfants qui à son tour vient y puiser ; il s’agit de faire boire l’âne, l’âne de la famille demeuré sur la route, et c’est une joie que cette vieillesse caduque aidée de ces deux enfances encore maladroites pour manœuvrer la cruche, la corde et le baquet ; puis viennent d’autres femmes et puis des chameliers.
Tout ce monde vient s’approvisionner, l’eau est rare dans la campagne : La citerne attirante réunit autour d’elle le Maure et le nomade, le désert et la ville, la brousse et la mosquée : c’est l’endroit où l’on rencontre les femmes, et Rébecca offre toujours à boire au chameau d’Eliézer.
Dans le pays du sable et du palmier, les amours de Jacob sont celles d’Hassen et d’Ahmed Ben Ali ; l’Orient est stationnaire ; depuis trente siècles ici, rien n’a bougé.