Heures d'Afrique
DILIGENCES D’AFRIQUE
Poussiéreuses, démantibulées, sonnant la ferraille et brinqueballant sur des roues écaillées avec un roulis de balancelle, empestant l’oignon cru, l’ail, la laine humide, la sueur humaine et le poulailler, antédiluviennes, enfin, et comme échappées d’un roman de Balzac, que le Dieu des chrétiens et l’Allah musulman vous gardent à jamais des diligences en Alger !
Oh ! leurs caisses inévitablement peintes en jaune, jaune mimosa rechampi de rouge vif, leurs coussins de velours d’Utrecht rongés par la poussière, la lune, le soleil, leurs vasistas inébranlables, leurs banquettes de cuir affaissées, encrassées, gommées de toutes les taches, et leurs relents de cuisine espagnole et de suint arabe (tant de voyageurs d’hiver et d’été, touristes et colons, indigènes et conscrits, s’y sont entassés), et le mystère inquiétant de leurs bâches pointant haut vers le ciel, gonflées de bottes d’alfa, de sacs de pommes de terre, de pois chiches, de couffins de dattes et de paniers d’oranges avec, dans l’ombre de leurs toiles, quatre têtes d’indigènes haut juchés là en l’air, apparaissant imperturbables et calmes, telles des têtes coupées.
Elles s’en vont le long des routes interminables, entre les plaines en pierrailles, hérissées de cactus, et les cultures d’alfa où poussent, çà et là, palmiers nains et lentisques, dans un bruit de sonnaille et de grelots vainqueurs, oh ! combien démenti par l’allure harassée de trois pauvres haridelles qu’il faut à tous les relais étriller, ranimer. Elles vont, les tristes diligences d’Afrique, elles roulent, comme secouées de sanglots convulsifs, vers l’éternel recul de hautes montagnes bleues, toujours fuyantes et toujours immobiles dans le mirage des horizons. Ce sont les hauts plateaux, la chaîne de l’Atlas ou bien les monts de Kabylie ! Qu’importe. Hallucinantes et spectrales, leurs cimes coiffées de neige se dressent comme toutes proches dans l’or vert des couchants et le rose des aurores entre leurs versants ; des ondulations mauves, qui sont ici la mer et plus loin des montagnes, promettent au voyageur des rades ensoleillées avec des bateaux en partance ou de fraîches oasis ombragées de palmiers ; bernique ! Ce sont là les jeux ordinaires de l’atmosphère de rêve et de clarté des ciels de ces pays. Montagnes, oasis et rades bleues sont loin, et les traînardes diligences d’Afrique continuent de rouler sur l’aveuglant ruban des poussiéreuses routes, lamentables et comiques sous leurs bâches énormes toujours prêtes à sombrer, lamentables surtout par les claquements de fouet et les jurons grondants de leur cocher botté, moustachu et crotté, l’air d’un Tartarin maltais retour d’Alger, comiques par les noms triomphants dont se parent leurs antiques caisses fendillées… car, devinez comment s’appellent ces diligences ? le Vengeur, le Jean-Bart, Jeanne-d’Arc, le Surcouf, toutes les gloires et tous les héroïsmes, et jusqu’au Courrier de Lyon, titre au moins équivoque dans la menace du soir, au tournant étranglé de quelque ravin sombre envahi de ficus et de palmiers énormes avec, çà et là, dans l’interstice des roches, des silhouettes d’indigènes, nomades sans chameaux et bergers sans moutons, vraiment par trop singulièrement embusqués.
Et elles vont toujours, et sous le soleil qui brûle, dans l’azur étouffant des longues journées d’été et sous le clair de lune, qui peuple de fantômes la brousse et la clairière et change chaque Arabe en spectre encapuchonné. Elles vont sous les pluies d’hiver, torrentielles et tièdes, qui nettoient une fois, tous les six mois, leurs vitres, et sous le siroco, qui, lui, se charge de les brouiller de craie et leur tisse, en soufflant, des stores improvisés. Elles vont donc bondées de Kabyles marchands de poules, de cheiks en bottes de cuir rouge brodé, d’Espagnoles équivoques aux pommettes trop roses, de conscrits tondus ras avec des yeux encore pleins du ciel de la France, de petits turcos rageurs à profil court de fauve, de colons suants et basanés, de mauresques crasseuses aux poignets lourds d’anneaux et de grands Mahonais, les pieds nus dans des espadrilles, l’air d’échappés du bagne avec leur regard noir et leurs joues mal rasées. Elles vont, râlent, cahotent, semblent à l’agonie et arrivent parfois, invraisemblables et touchants véhicules, demi-corricolos des villes d’Italie, demi-berlines de l’émigré.