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Heures d'Afrique

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LES AMANDIERS

Pendant que de froides haleines
Glacent votre ciel obscurci,
Pendant qu’il neige dans vos plaines,
Sur nos coteaux il neige aussi :
Il neige au pied de la colline,
Il neige au détour du sentier,
Il neige des fleurs d’aubépine,
Il neige des fleurs d’amandier.

Ch. Marie-Lefèvre.

Les fleurs d’amandier, cette neige de l’Algérie dont les Algériens sont si fiers, trouent depuis huit jours de leurs floconnements roses le bleu du ciel et de la mer ; et toute cette banlieue d’Alger aux noms symboliques et doux comme des chansons de printemps : le Frais-Vallon, le Ruisseau, la Kouba, la Fontaine bleue, a l’air maintenant d’un paysage japonais avec ses replis de terrain, ses horizons de lumière éclaboussés, à chaque tournant de route, de branches étoilées d’aurore et de bouquets de givre en fleurs. Une exquise senteur de miel flotte imperceptible dans l’air, des jonchées de pétales roses traînent au revers des talus ; et partout de grands troncs grisâtres aux branchages de clartés semblent autant de flambeaux allumés, tordant en plein azur de gigantesques girandoles flambantes.

Des enfants indigènes déguenillés et souples, l’air de beaux animaux avec leurs grands yeux noirs, se tiennent attroupés aux portes de la ville. Ils tiennent entre leurs bras de hautes branches fleuries qu’il offrent gravement aux promeneurs : les voitures de place, qui rentrent des environs, en ont leurs capotes remplies, et des têtes d’Anglaises à casquettes à carreaux et de messieurs à voiles verts émergent drôlatiquement du fond des victorias dans des enchevêtrements de ramures, tels des Botticelli de l’agence Cook dans une fresque du Printemps. Printemps d’Alger ou printemps d’Italie, elles en sont vraiment le signal et la fête, ces fleurs d’amandiers d’une neige si tendre, dont toute la province semble depuis huit jours illuminée. Il y en a partout, dans le bleu du ciel, aux balcons des hôtels, des pensions de famille, aux terrasses des villas, à l’avant des barquettes du port ; les Espagnols de la place du Gouvernement en mâchonnent une fleur entre leurs dents, des Maures de la kasbah, drapés de burnous mauves, en ont des touffes piquées au coin de l’oreille, sous la soie voyante des turbans ; des Anglais de Mustapha en arborent à leur boutonnière, et les âniers à jambes nues, qui trottent le long des routes, harcèlent d’une branche d’amandier le défilé de leurs bourricots.

C’est une illumination en plein midi, d’une telle caresse et d’une telle fraîcheur de nuance et de lumière qu’une inconsciente joie m’en fait délirer presque ; une griserie des yeux, une ivresse de vivre me possèdent et, oubliant ma haine féroce des Algériens dont l’intolérant enthousiasme pour leur beau pays ferait prendre l’Algérie en horreur même à un peintre, (n’entendais-je pas, pas plus tard qu’hier, une dame d’Alger me soutenir qu’en France les roses n’avaient pas de parfum et les femmes pas de sexe sans doute…), j’en arrive à m’en aller rôder, titubant, par les chemins, les yeux éblouis de visions roses, une chanson aux lèvres comme un ivrogne… vraiment ivre de couleurs et de soleil.

Viens, enfant, la terre s’éveille,
Le soleil rit au gazon vert,
Le lis au calice entr’ouvert
Se livre aux baisers de l’abeille.
Respirons cet air pur,
Enivrons-nous d’azur !
Là-bas, sur la colline,
Vois fleurir l’aubépine.
La neige des pommiers
Parfume les sentiers.

C’est une vieille mélodie de Gounod qui m’obsède, paroles de Lamartine, je crois ; j’ai chanté tout haut comme un somnambule et le son de ma voix vient de m’éveiller brusquement.

La neige des pommiers
Parfume les sentiers.

Je répète ces deux derniers vers et je ne puis m’empêcher de sourire, car moi aussi je vois clair dans mon cœur et comprends enfin le pourquoi de mon enthousiasme.

Ces amandiers neigeant aux revers des talus, ces branchages se détachant en clartés roses sur le bleu du ciel et de la mer, mais ce sont les pommiers de mon enfance, les pommiers des vergers normands et des côtes de la Manche : ces échappées d’azur à chaque tournant de route sont aussi bien de la Méditerranée que de l’Océan, l’Océan de lumière et de soie des belles journées de mai, quand, de Saint-Pol-de-Léon à Saint-Valery-en-Caux, pommiers, genêts et primerolles sont en fleurs. La Fontaine bleue, le Frais-Vallon, le Ruisseau, Birmandres, pourquoi pas Yport ou Vaucotte. Les falaises de mon pays ont ces vallonnements et ces replis de terrain ; la nostalgie chez moi s’est traduite aujourd’hui par un accès d’enthousiasme, et c’est une joie toute normande qui me fait depuis huit jours aimer Alger et sa banlieue, pareille à des paysages connus et chers.

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