← Retour

Heures d'Afrique

16px
100%

SOUSSE

Vendredi 21 janvier.

Sousse, l’ancienne Hadrumète de Jugurtha, Soussa (le ver à soie, en langue arabe), Monastir, Sfax, Gabès, Djerba, l’ancienne île de Calypso selon les uns, l’île des Lotophages, selon les autres, et enfin Tripoli, Tripoli de Barbarie ! le Tripoli des corsaires, des expéditions espagnoles et de la Princesse lointaine ! Comme ils chantent l’invitation au voyage, tous ces noms de villes barbaresques de la Tripolitaine et du Sud tunisien, les unes au milieu des palmiers de leurs oasis, les autres encerclées dans leurs hautes murailles, toutes nonchalamment couchées dans le miroitement des sables et surtout dans le mirage des lieues, et des lieues et des lieues, qui grandissent, déforment et magnifient les décors ; toutes blanches comme Sousse, dont le premier nom était la Perle en turc, et, comme un fil de perles, en effet, essaimées le long des grèves blondes au bord de la mer bleue, sous la flamme implacable de l’azur africain.

L’azur africain ! Il nous fait encore aujourd’hui banqueroute. Nous avons quitté Tunis sous une pluie battante, et c’est sous une diluvienne ondée que nous entrons en gare de Sousse. Cinq jours de mer pour gagner la Tripolitaine, avec escales de cinq ou six heures devant chacune des villes déjà citées (car, vu les basses terres et les fonds ensablés, Sfax est le seul port où l’on aborde à quai), cinq jours de mer. Nous avons coupé la poire en deux. Malgré la lenteur des chemins de fer tunisiens et l’horreur de quatorze heures de diligence, nous gagnerons Sfax par voie de terre et ne ferons escale que devant Gabès et Djerba.

Ah ! les voyages ne sont pas faciles dans le Sud tunisien, et la mélancolie de toute cette région, d’une platitude de dunes, avec la mer grise reparaissant toujours à l’horizon, la mer de plomb au-dessus du vert glauque des figuiers de Barbarie ou du vert argenté des vergers d’oliviers ! et c’est là l’invariable et monotone paysage, oliviers et cactus, cactus et oliviers. De pâles montagnes surgissent parfois à notre droite, mais si atténuées et si blêmes qu’on dirait des nuées ; à notre gauche, c’est la bande de mer sablonneuse au-dessus des cultures hérissées de nopals, tout un pays d’un vert bleuâtre, et, çà et là, des êtres couleur de boue, des Arabes haillonneux accroupis sous la pluie, leurs pieds nus dans la main ; des enfants aux yeux de bête ; des petites nomades, bergères en guenilles de chèvres et de bizarres moutons à tête noire : une humanité qui semble avoir pris à la longue les tons ocreux de la terre et des sables. Des troupeaux de chameaux errent en liberté. Qu’on juge de l’incurable mélancolie de la campagne de Tunis !

Deux villes, ou plutôt deux villages, pourtant. Kalla-Scirra et Kalla-Kebira apparaissent tour à tour à une heure l’un de l’autre : assez bibliques d’aspect avec leur entassement de terrasses et de koubas, ils étalent à l’horizon comme une étrange jonchée de débris de terres cuites et de vieux alcarazas ; fauves et ruineux, ils sentent l’incurie, la misère et cependant, de loin, ils ont un air de populeuses cités. Tel est, même sous la pluie, le mensonge de ces pays d’Orient.

Incidents. Nous croisons un enterrement arabe : une bande d’indigènes trottine sous la pluie avec, sur leurs épaules, le mort roulé dans une vieille natte. Si le mort ne leur glisse pas des mains, il y a miracle. Ils sautillent à travers les flaques d’eau, se retroussent pour enjamber les fondrières, et le cadavre a l’air de voguer sur sa civière, tel un ballot d’alfa sur un bateau marchand, et le ciel est crevé sous l’averse. Je reverrai longtemps cet enterrement…

Une demi-heure avant, nous avions écrasé un veau, le petit veau cher à M. Francis Jammes ; il vaguait, le cher veau, à travers les nopals, sans souci du train et de sa locomotive, car, ici, la voie ferrée court sans palissades à travers les cultures. Dans le compartiment voisin du nôtre, deux chanteuses de café-concert, deux étoiles pour beuglants de Sousse et de Gabès, criaillent à tue-tête :

C’est le sire de Fiche-Ton-Camp
Qui s’en va-t-en guerre !

Il retarde un peu, le répertoire des deux Florise errantes du Sud tunisien ; mais les sous-offs, tirailleurs et spahis, dont elles distrairont les ennuis, n’y regardent pas de si près, les pauvres ! Si démodées qu’elles soient, ces dames seront encore l’article de Paris, article de Paris pour bazar de Tunis.

Samedi 22 janvier.

Soussa. Elle était si blanche et si belle, si lumineuse sous la clarté du ciel, au bord de la mer bleue que le gouverneur turc l’avait surnommée la Perle, et, afin que nul n’en ignore, il fit suspendre dans l’arche de sa principale porte une grosse perle au bout d’un fil de soie. Ainsi, tous ceux qui viendraient dans la ville apprendraient son nouveau nom. Pendant un mois, la perle étincela, respectée, telle une goutte de lait, dans le clair-obscur des voûtes ; puis, une nuit, vint un passant qu’elle tenta. Le premier qui s’aperçut du vol fut un Arabe de la plaine, qui venait vendre en ville un chargement de dattes ; il courut à travers les rues en s’écriant : « Soussa, un ver à soie a rongé le fil ! » Et comme c’était un matin de marché, tous les autres Arabes, dont la ville était pleine, se répandirent à travers les souks et les mosquées, répétant à grands cris : « Soussa, un ver à soie a rongé le fil, Soussa ! »

Le temps a marché : la ville turque possède une garnison française, le 4e tirailleurs, dont les rouges chéchias et les grègues bouffantes dévalent à toute heure entre ses rues montantes, vrais raidillons de chèvres bordés de maisons basses, les unes avec des marches, comme certaines rues d’Alger, les autres en couloirs dominés de grands murs, mais toutes boueuses, sordides et l’air de coupe-gorges, avec leurs angles et leurs retraits d’impasses, leurs appentis surplombant dans le vide, leurs coins d’ordure et les arches enjambant les passages étroits ; car Sousse n’a plus de blanc que ses murailles, ses hautes murailles sarrasines aux créneaux en queue d’aronde, avec, de place en place, la brusque avancée d’une tour ; un vrai quadrilatère de hautes palissades maçonnées et blanchies, où la ville s’entasse et dégringole de la Kasbah à la mer, tel un énorme et fantasque escalier dont chaque maison serait une des marches.

C’est cet écroulement de logis arabes, ce panorama de cubes et de dômes de chaux que nous découvrons du haut de la Kasbah, l’ancien palais du gouverneur. De là, ce sont les mille et un degrés effrités et ruineux d’une immense pyramide, mais d’une pyramide tronquée et entourée de murs, les fameux murs d’enceinte que nous retrouverons dans toutes les villes de la Barbarie, ceux-là même que Tissot a peints, si verticaux, dans ses aquarelles pour les Évangiles.

Elles ne résisteraient pas à une bombe, ces rébarbatives murailles, mais elles ont un fier caractère, et ce qu’elles donnent à Sousse, ville de garnison française, un aspect barbaresque et de cité-pirate est saisissant. Surtout par ce ciel brouillé avec, au loin, cette mer démontée et houleuse, elle est, aujourd’hui encore, on ne peut plus nid de forbans, l’ancienne Perle turque, dont un ver à soie rongea le fil, et ce que la Kasbah, d’où nous l’admirons, a l’air d’un repaire !…

Des esclaves chrétiens ont dû jadis peiner sous ces voûtes. Mais une sonnerie de clairons, celle du camp voisin, annonce l’heure de la soupe ; un convoi de chameaux défile lentement sous la porte de Tunis, une porte encombrée de mendiants et d’indigènes accroupis, comme toute porte de ville arabe ; ils attendent le moment où le soleil va disparaître, car c’est ce soir même que le Rhamadan commence. Ce soir, à la même minute, un coup de canon l’annoncera dans toutes les villes de l’Islam… Le Rhamadan, jeûne de jour, fête de nuit, la grande fête religieuse musulmane.

Actualités. Le lieutenant-colonel Picquart, le prisonnier du Mont-Valérien, était encore, il y a trois mois, en garnison à Sousse ; le commandant Esterhazy y servit longtemps ; enfin, le seul bazar où l’on puisse à peu près s’approvisionner, dans la ville européenne, s’appelle le bazar Dreyfus : bazar Dreyfus aussi, le seul bazar de Sfax.

C’est peut-être là que M. Émile Zola aurait pu recueillir les meilleurs documents pour l’œuvre de revendication qu’il poursuivait, et les plus sûrs arguments pour sa propre défense.

Dimanche 23 janvier.

Un immense cri a salué le coup de canon annonciateur, et dans la même minute, trente mille Arabes ont allumé leur cigarette, car le musulman ni ne mange, ni ne boit, ni ne fume du lever au coucher du soleil, en période sainte du Rhamadan. Douze heures de jeûne absolu, douze heures de privation terrible dans ce pays de la soif ; mais, le soleil tombé, quelles agapes, quelles bombances de beignets à l’huile, de gâteaux frits, de pain, de dattes, de couscous et de ces énormes pâtisseries dont Arabes en burnous et nègres en chéchias se disputent les morceaux d’échopes en échopes !

Les rues regorgent d’une foule gesticulante et bavarde : foule dans les cafés maures, foule chez les barbiers, foule dans les mosquées, dont les portes entr’ouvertes laissent voir des files de dévots agenouillés se prosternant avec l’ensemble d’un corps de ballet italien, tous les fronts touchant en même temps la terre, toutes les mains pointant en avant à la même seconde vers le verset inscrit.

Illumination des minarets. Devant les boutiques aux aspects de tanières, ce sont des attroupements d’Arabes, d’Arabes marchandant qui des légumes, qui des épices, qui du poisson. Tous s’approvisionnent pour le légendaire repas de deux heures du matin, car, en Rhamadan, le croyant mange toute la nuit. Et ils vont et ils viennent à travers les rues puantes, indescriptible et remuant fouillis de bras, de pieds nus et de faces brunies sous des burnous trempés de pluie ; des derboukas tonnent dans les cafés maures ; des querelles s’élèvent autour de l’étal écœurant des bouchers, des mélopées assourdissent les mosquées, et dans les souks, les souks de Sousse, voûtés, dallés et plus étroits que ceux de Tunis, règne une animation de ruche, un fébrile affairement de fourmilière. Toutes les boutiques y sont ouvertes comme en plein jour, leurs marchands y trônent en parade et vêtus d’habits de fête ; tous ont allumé la lampe à pétrole de leur devanture, d’autres lampes éclairent, suspendues aux voûtes, et, par les couloirs illuminés, c’est, à n’y pouvoir jeter une aiguille, un entassement d’Arabes de tous costumes et de tous rangs, tirailleurs indigènes, nomades de la plaine, vieillards et enfants.

A Sousse, les boutiques des souks sont bordées de bancs en mosaïque, qui courent le long des échopes. Ce soir, c’est sur ces bancs un enchevêtrement d’Arabes couchés les uns sur les autres, un inoubliable tassement d’indigènes devant les cafés maures ; des chaises débordent dans la travée ; dans le souk aux étoffes, ils ont installé un piano à même la chaussée ; un juif y est assis, qui joue, et les croyants l’écoutent. Une guenille errante, une face d’outre-tombe va de-ci, de-là, en marmonnant je ne sais quelle prière ; la loque spectrale agite devant elle une vieille boîte à conserve où sonnaillent des sous : « Marabout, marabout, me chuchote le tirailleur qui a bien voulu me servir de guide ; Marabout, saint homme, vénéré, aveugle : donne soldi. »

Et je donne soldi comme les indigènes ; pas un ne refuse l’aumône à l’étrange escarcelle du saint marabout !… Mais comme pas mal de mollets en bas blancs, de chéchias sans turban et de culottes bouffantes, dans cette foule d’Islam. « Mais il y a beaucoup de youdi, il me semble, dans ta fête arabe », ne puis-je m’empêcher de dire à mon tirailleur. Alors lui avec un geste d’enfant : « Ah, tu sais, le juif, il est partout : fête arabe, le juif est avec l’arabe, fête chrétienne, le juif est avec vous ».

Chargement de la publicité...