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Heures d'Afrique

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EN ALGER

TLEMCEN

LES ENFANTS

Le paradis de l’éternité ne se trouve, ô Tlemceniens ! que dans votre patrie, et s’il m’était donné de choisir, je n’en voudrais pas d’autre que celui-là.

Ibn Kahafdji.

Le charme de Tlemcen, ce sont ses enfants : ses enfants indigènes aux membres nus et ronds, jolis comme des terres cuites qu’un caprice de modeleur aurait coiffées de chéchias. Avec leurs grands yeux d’animaux intelligents et doux, leurs faces rondes un peu brunes, éclairées de petites dents transparentes : leurs dents, autant de grains de riz ! avec leurs cheveux roux, teints au henné, s’éparpillant en boucles d’acajou, il faut les voir courir en bandes à travers les ruelles étroites, coupées çà et là d’escaliers, de cette ville, bien plus marocaine qu’arabe.

Petits garçons turbulents, râblés et souples dans de longues gandouras qui traînent sur leurs pieds nus, fillettes de dix à douze ans, déjà graves dans les percales jaunes et roses à fleurs voyantes des Espagnoles, leur poitrine déjà naissante serrée dans la veste arabe, et leurs fines chevilles et leurs poignets menus cerclés de lourds bijoux, tout cela va et vient aux seuils des portes basses ouvertes sur la rue, apparaît à l’angle d’un mur éblouissant de chaux, et, dans un jargon gazouillant à la fois mélodieux et rauque, enveloppe brusquement de gestes quêteurs et de petits bras tendus le promeneur égaré, à cent pas de l’hôtel, où commence et finit le quartier français, aussitôt submergé par la ville indigène.

Ville étrange, silencieuse et comme déserte avec ses demeures basses accroupies le long des ruelles ensoleillées, et dont la porte ouverte dérobe, par un coude brusque dès l’entrée, le mystère des intérieurs.

C’est le matin : le pas d’un rare turco se rendant du Méchouar à la place, les bourricots chargés de couffes remplies d’argile de quelque ânier de la plaine, ou la mélopée criarde d’un tisseur, installé dans le clair-obscur de sa boutique, voilà les seules rumeurs matinales de Tlemcen. Au-dessus des terrasses étagées s’escaladant les unes les autres avec, çà et là, le dôme blanchi à la chaux d’une mosquée ou le minaret d’onyx d’El-Haloui ou d’Agadir, c’est un ciel d’outre-mer profond et bleu comme la Méditerranée même, la Méditerranée déjà si lointaine dans ce coin du Sud oranais, c’est l’azur brûlant des pays d’Afrique avec, au nord de la ville, la dominant de toute la hauteur de ses contreforts rougeâtres, l’âpre chaîne en muraille du Djebel-Térim.

Dans l’intervalle des maisons indigènes apparaissent les créneaux des remparts et, dévalant à leurs pieds en massifs de verdure, les vergers de figuiers et les jardins entourés de cactus de la vallée de l’Isser convertie en cultures ; au loin, très loin, à des cinquantaines de lieues, ces lieues lumineuses des pays de soleil où l’œil semble atteindre des distances impossibles, des ondulations bleues qui sont d’autres montagnes et que vous, étranger, vous prenez pour la mer.

Et c’est une sensation étrange, sous cet azur accablant, au milieu de cette fertilité, que cette ville silencieuse et blanche, comme endormie depuis des siècles dans son enceinte de murailles, et sommeillant là, au cœur même des verdures, avec ses minarets et ses mosquées, son sommeil de ville enchantée dans l’abandon et la chaleur.

Mais ses enfants sont là, marmaille grouillante et colorée, tenant à la fois du joujou et de l’objet d’art. Tanagras imprévus échappés à la fois de la sellette du sculpteur et des bancs cirés de l’école, adorable animalité faite d’inconscience et de malice, ils mettent au coin de chaque rue des ébats de jeunes chats et des attitudes de jeunes dieux à la fois nimbés de beauté grecque et de grâce orientale.

Oh ! les grands yeux pensifs, vindicatifs et noirs des fillettes déjà femmes ! Il faut les voir passer droites sur les hanches, leurs pieds nus bien appuyés au sol, et défiler, impassibles, sous les yeux curieux de l’étranger, en tenant par la main le marmot confié à leur garde. Oh ! leur fierté de petites princesses dédaigneuses des roumis, en posant leur grande cruche de cuivre sur la margelle de la fontaine, et la souplesse élastique de leur pas en se retournant, la taille campée sous le fardeau, parce qu’elles se savent regardées, toute cette dignité presque insolente de la femme d’Orient pour le chrétien, à côté de la servilité mendiante et des caresses dans la voix et dans l’œil des petits garçons se bousculant, futurs Chaouks d’Alger ou interprètes d’hôtel, autour du petit sou du promeneur ! Oh ! les enfants joujoux aux cheveux d’acajou, aux doigts teints de henné, avec des anneaux aux chevilles, des ruelles de Tlemcen !

LES CAFÉS

C’est vendredi, le dimanche arabe. L’accès des mosquées, où durant toute la semaine le touriste peut se hasarder en laissant toutefois ses chaussures à la porte, est, ce jour-là, sévèrement interdit aux roumis. Dans la Djemaâ-el-Kébir, comme sous les colonnes d’onyx d’El-Haloui, les indigènes, prosternés sur les nattes ou accroupis par groupes dans les cours intérieures, égrènent de longs chapelets rapportés de la Mecque ou dépêchent en extase des syllabes gutturales qui sont autant de versets du Koran. Dehors, par les rues ensoleillées et blanches, c’est, le long des échopes des tisserands et des brodeurs, la plupart silencieuses et closes, une atmosphère de fête et de repos ; la ville est sillonnée de promeneurs : nomades encapuchonnés de laine fauve, Marocains laissant entrevoir des ceintures de soie claire sur de bouffantes grègues de drap mauve ou vert tendre toutes soutachées d’argent ; jeunes indigènes sveltes et musclés dans des burnous d’une blancheur insolite avec, au coin de l’oreille, la branche de narcisses ou la rose piquée sous le foulard du turban.

Avec la joie en dedans, qui est le propre de l’Arabe, toutes ces silhouettes élégantes et racées, chevilles fines et torses minces, vont et viennent, se croisent à travers les rues montantes avec à peine un sourire au passage pour l’ami rencontré ou la connaissance saluée du bout des doigts posés sur la bouche et sur l’œil ; et le silence de cette gaieté étonne, cette gaieté majestueuse et hautaine sans un geste et sans une parole au milieu des derboukas et des glapissements de flûtes, bourdonnant au fond des cafés maures.

Ils sont bondés, encombrés aujourd’hui à ne point y jeter une épingle. Un grouillement de cabans et de loques vermineuses y prend le thé et le kaoua, vautré sur l’estrade tendue de nattes qui sert ici de lit et de divan. De hâves visages d’ascètes y stupéfient, reculés dans le clair-obscur des capuchons, à côté de grands yeux noirs à paupières lourdes et de faces souriantes d’Arabes de la Kabylie ; des uniformes de turcos mettent au milieu de ces grisailles d’éclatantes taches bleu de ciel, car c’est aujourd’hui jour de sortie pour eux, les autorités françaises ont égard à la piété musulmane et toutes les casernes du Méchouar sont dehors.

Depuis dix heures du matin, l’ancienne citadelle d’Abd-el-Kader vomit par son unique porte en plein cintre un flot ininterrompu de tiraillours. Astiqués, guêtrés de blanc, le crâne tondu et la face éclairée d’un sourire à dents blanches sous le turban de Mahomet, ils se répandent joyeux à travers la ville, abordent les indigènes, disparaissent à des coins de ruelles, sous de mystérieuses portes basses, logis de parents ou d’amis, entrent gravement dans les mosquées, stationnent un moment devant les marchands d’oranges, de jujubes et de figues de Barbarie, puis vont s’échouer au café maure, où ils prennent place, graves, au milieu des joueurs, et, tandis que les burnous, allongés dans un indescriptible enchevêtrement de bras et de pieds nus, remuent les dés, les échecs et les cartes ; eux, extatiques et muets, les braves petits tirailleurs algériens, vident avec recueillement l’imperceptible tasse de kaoua, hypnotisés par les aigres grincements de quelque joueur de mandoline.

Quelques-uns, en vrais fils de l’Orient, au lieu de l’éternelle cigarette roulée au bout des doigts, fument silencieusement le kief. Un enfant dressé à cet usage bourre le narghilé et le tend aux fumeurs ; et, tandis que le maître du café s’agite et va et vient autour de son petit fourneau de faïence, dans les étincellements d’émail et de porcelaine de ses innombrables petites tasses, le fumeur, déjà engourdi par l’opium, laisse tomber d’un geste las le bec du narghilé et s’assoupit, les yeux au plafond, immobile.

Dans des embrasures équivoques, des visages de mauresques fardées apparaissent. Les pommettes sont d’un rose inquiétant de vin nouveau, des tatouages en étoiles nimbent leurs tempes ou trouent leurs joues d’invraisemblables mouches ; la nuit tombe, d’autres portes s’entrebâillent au coin de ruelles infâmes, et des intérieurs d’une nudité et d’une saleté de tanières s’entrevoient à la lueur d’une chandelle fichée dans un goulot de bouteille ou à même le suif égoutté sur une table ; des robes de percales claires et des bustes entortillés de châles se hasardent sur des seuils, des appels et des provocations en idiomes d’Espagne harcèlent des zouaves et des chasseurs d’Afrique qui ricanent et passent ; un groupe de turcos entre en se bousculant sous une voûte ornée de colonnettes à chapiteaux de marbre, une odeur d’aromates et de suint s’en échappe ; il est six heures, on ouvre les bains maures.

LES VILLES MORTES

Une haute muraille d’argile et de basalte dressant pendant des lieues des contreforts rougeâtres avec çà et là des taches vertes, qui sont des vignes et parfois des lentisques : crêtes déchirées où des flocons de nuages s’accrochent comme des lambeaux de toisons, car la muraille est haute et se perd dans le ciel : la chaîne du Djebel-Térim.

Au pied, d’interminables vignes, des vergers d’oliviers séculaires, des bosquets de figuiers convulsés et trapus, des haies bleuâtres de cactus, cerclant l’orge et le blé des cultures indigènes, et, le long des sentiers bordés de petits murs, des irrigations d’eau vive débordant d’étroits caniveaux creusés à profondeur de bêche, qui vont porter la fraîcheur et la fécondité à travers cinquante lieues de labours et de jardins : la vallée de l’Isser.

Derrière vous, ce mamelon couronné de murs blancs, que chacun de vos pas en avant abaisse et efface, Tlemcen, la cité des Émirs : Tlemcen déjà lointaine et dont les sonneries de casernes, claironnant depuis cinq heures du matin, n’arrivent plus maintenant qu’en modulations vagues, confondues avec les grincements de guitare d’un colon espagnol, rencontré tout à l’heure au tournant d’un chemin.

Et dans cette solitude cultivée, au passant rare, où nul toit de métairie n’apparaît, tout à coup surgissent devant vous des tours, hautes tours ruinées, éventrées et pourtant se tenant encore. De croulantes murailles les relient ; c’est l’ancienne enceinte d’une ville disparue, s’ouvrant en cirque sur cent hectares jadis bâtis de luxueuses demeures, de palais, de mosquées, de koubas et de bains : Mansourah.

Mansourah, la ville guerrière, dont la splendeur rivale tint huit ans en échec la prospérité menacée de Tlemcen ; Mansourah, la ville assiégeante bâtie à une lieue de la ville assiégée ; Mansourah, dont l’enceinte, aujourd’hui démantelée, éparpille à mi-flanc du Djebel-Térim jusqu’à travers les vallées de l’Isser les moellons de ses tours et les briques vernissées de ses portes, les monuments, les maisons et les rues ayant été rasés par les vainqueurs avec défense à tous les habitants de la plaine de prononcer jamais le nom de la ville détruite et de tenter de bâtir sur son emplacement.

Un siège de huit ans, que soutint la cité des Émirs, s’éveillant un matin, après trois assauts successifs, enveloppée d’une épaisse muraille en pisé dont on admire encore les restes, et, du coup, bloquée, sans communication, privée de vivres et de renforts, et comme ce n’était pas assez, voilà qu’au milieu du camp ennemi s’élevait en même temps une ville. La mosquée surgissait la première, une des plus grandes qui aient jamais existé, ensuite le minaret poste-vigie d’où l’on pouvait, à trente mètres de hauteur, surveiller les allées et venues des assiégés, puis des maisons se groupèrent autour des monuments : palais des grands chefs environnés de jardins, cafés et bains maures, et enfin des demeures plus humbles, abris de fantassins ou des simples cavaliers.

Et ce fut Mansourah, la cité assiégeante, grandie comme dans un rêve menaçant et terrible sous les remparts même de Tlemcen, Tlemcen, la ville investie, affamée et déjà réduite à composition.

Qu’advint-il ? Les indigènes ont voué aux sultans Yacoub et Youcef, qui mirent autrefois, dans la nuit des temps, la cité des Émirs en péril, une si fanatique et si vivace haine, qu’il est presque impossible de se faire raconter la légende, et c’est à peine si l’Arabe interrogé sur l’histoire de ces ruines consent à vous en dire le nom comme à regret : Mansourah.

Singulière destinée des choses humaines ! Tlemcen vouée à la destruction subsiste encore, bien plus, est demeurée la reine du Magreb et, toute hérissée de minarets et de mosquées, a conservé intactes les richesses de sa merveilleuse architecture. De Mansourah-la-Victorieuse, il ne reste que des débris de murailles, des tours en ruine ; sur les cent hectares jadis couverts de palais et de luxueuses demeures, colons et indigènes ont planté de la vigne. En vain son minaret de briques roses et vertes se dresse-t-il encore orgueilleusement auprès de sa pauvre mosquée. Vaincue par la Djéma-el-Kébir, le croyant fidèle n’en franchit plus jamais le seuil ; seuls les roumis troublent parfois l’abandon et la solitude de ses salles à ciel ouvert, car les plafonds ont croulé avec l’arceau des voûtes ; et des fissures des anciennes mosaïques ont jailli çà et là des pieds noueux et tordus d’amandiers, dont l’arabe nomade dédaigne même la fleur.

LE CHAMP DES IRIS

Il faisait ce jour-là un ciel pâle et blanc, un ciel d’hiver ouaté de légers nuages, dont la mélancolie nous donnait pour la première fois, avec la sensation de l’exil, le regret de la France ; et, fatigués de monter et descendre les éternelles petites rues étroites aux maisons crépies à la chaux, plus las encore de haltes et de marchandages devant les échopes en tanières des ciseleurs de filigranes et des tisseurs de tapis, nous avions pris le parti d’aller promener notre ennui en dehors de la ville, dans cette campagne à la fois verdoyante et morne, que le Djebel-Térim et ses hauts contreforts crénelés et droits attristent encore de leur ombre.

Je ne sais plus quel officier de la place nous avait parlé, la veille, du tombeau d’un marabout fameux, bâti à mi-côte, à quelques lieues de Tlemcen, et dormant là, depuis déjà des siècles, auprès de la mosquée, toute de mosaïque et de bronze, d’une petite ville en ruine, cité mourante du fatalisme de ses habitants, Bou-Médine ; et il nous avait plu à nous, qui l’avant-veille avions visité Mansourah, la ville morte, d’aller contempler de près ce grand village arabe, s’émiettant pierre à pierre autour de sa mosquée par obéissance au marabout enterré là ; car l’arabe de Bou-Médine ne relève jamais, n’étaye même pas sa maison qui s’écroule. Il laisse s’accomplir la volonté d’en haut ; et quand son toit est effondré et la porte de son seuil pourrie, il se lève et va ailleurs ; et c’est peut-être en vérité le secret du charme enveloppant, un peu triste et berceur, de Tlemcen et de son paysage, que cette antique ville arabe renaissant sous la domination européenne entre Mansourah, la ville morte, et Bou-Médine, la ville mourante, qui va s’effritant d’heure en heure et se dépeuplant de jour en jour.

Et puis, c’était, nous avait-on dit, dans l’intérieur même du tombeau du prophète, des faïences de la plus belle époque arabe, éclatantes et fraîches comme placées d’hier, et puis il y avait là tout un trésor d’étendards musulmans baignant les mosaïques de merveilleuses soies, et la prière en extase d’éternelles femmes voilées autour d’un puits d’eau vive à la margelle de marbre, la légende attribuant au puissant marabout le don de féconder l’épouse stérile et le miracle des imprévues maternités ; et l’on nous faisait grâce des curiosités de la route ; un des plus beaux décors de la province avec ses talus gazonnés tout fleuris de pervenches, ses haies parfumées de sureau et ses ruisselets d’eau courante arrosant les frêles colonnettes d’autres koubas, tombeaux moins importants de prophètes moins fameux, éparpillant autour de Bou-Médine leurs réductions de dômes, tous blanchis à la chaux.

Et nous filions au galop démantibulé de deux chevaux de louage, les yeux aux cimes des montagnes toutes baignées de vapeurs, la pensée absente, envolée auprès des affections lointaines demeurées au delà des mers et des lieues, vraiment désemparés et désâmés sous ce moite et pâle ciel d’Afrique, ce jour-là si pareil au ciel mélancolique et doux de nos climats.

Tlemcen était déjà loin derrière nous, comme enfoncée au ras de ses remparts sur son mamelon aux pentes ravinées, et déjà le minaret de Bou-Médine se détachait couleur d’onyx auprès du dôme blanc de sa mosquée, à mi-flanc du Djebel-Térim, quand notre voiture tout à coup s’arrêtait : l’un de nous venait de toucher l’épaule du cocher…

A notre droite, de l’autre côté de la route, séparée par un profond fossé, s’étendait une grande pelouse bossuée çà et là de monticules gazonnés et de larges mosaïques. Une hostile haie, cactus bleuâtres et figuiers de Barbarie, enchevêtrait autour leurs raquettes et leurs dards ; un terre-plein traversait le fossé, qui reliait la pelouse à la route, et deux hauts piliers de pierre, coiffés de boules verdies, en indiquaient la porte, une porte béante que continuait, à travers les replis du terrain, une large et sombre allée de cyprès, mais des cyprès géants comme on en voit seulement dans les pays de l’Islam : leurs cônes noirs semblaient dépasser les crêtes des montagnes. « Le cimetière arabe », nous disait notre cocher.

Il était charmant et comme hanté de douces et profondes rêveries, ce cimetière arabe s’étendant là aux portes de la ville, au pied de ces hauteurs abruptes, rougeâtres, couronnées de vapeurs ; et le deuil de ses cyprès et de ses tombes s’éclairait, comme d’une parure, d’une poésie imprévue et touchante… Il était littéralement bleu de fleurs, mais bleu comme la mer et bleu comme le ciel, du bleu profond des vagues à peine remuées, et du bleu un peu mauve des horizons de montagnes, toute une bleue floraison d’iris nains ayant jailli là, foisonnante et vivace, entre les tombes. Iris d’Afrique presque sans tiges, précoces et parfumés, fleurs d’hiver de ces climats enchantés, fleurs de deuil aussi, puisque de cimetières, et réflétant dans leurs calices humides, comme touchés d’une lueur, tous les bleus imaginables, depuis celui de la Méditerranée jusqu’au bleu transparent des ailes de libellules, et l’azur un peu triste des ciels lavés de pluie et l’azur assombri des pervenches de mars ; et sur ses pentes gazonnées, se renflant et s’abaissant çà et là, c’était comme un soulèvement d’immobiles et courtes vagues ; une mer à la fois verte et bleue, battant les dômes blanchis des koubas et les mosaïques des tombes d’une submergeante écume de fleurs.

« Tu dormiras sous les iris », dit je ne sais quel refrain de poésie arabe ; et, l’âme envahie, pénétrée d’une délicieuse et calmante tristesse, nous allions à travers le champ du repos, observés et suivis çà et là, par les lourds regards noirs des Mauresques voilées, car ce cimetière à l’entrée si déserte et d’apparence abandonné sous son flux de fleurs bleuissantes apparaissait peu à peu peuplé de fantômes. Chacun de nos pas en avant nous en découvrait un assis, les jambes croisées, auprès des sépultures. Silhouettes encapuchonnées d’indigènes immobilisés là, un chapelet entre leurs doigts osseux, avec, sous leurs longues paupières, le regard lointain et fixe des races contemplatives ; affaissement d’étoffes et de voiles de femmes en prière, l’air de stryges avec leurs faces pâles masquées du haïck, toutes conversant doucement d’une voix chantonnante et rauque avec l’époux ou le parent mort ; car le musulman n’a pas du cadavre et du néant final l’épouvante horrifiée du chrétien. Son imagination lumineuse n’en évoque ni le squelette ni le charnier ; il croit son mort endormi, demeuré là vivant sous la kouba de chaux ou la mosaïque de faïence et, comme on vient veiller sur le sommeil d’un enfant, le nomade des plaines et le Maure des villes viennent s’asseoir et rêver durant de longues heures auprès des sépultures chères, dans la méditation du passé et de mystérieux colloques avec l’être défunt ; ils ne le croient qu’endormi. Et la preuve de cette foi consolante nous était donnée par un vieux mendiant du désert, biblique silhouette et burnous en loque, accroupi, les mains jointes, sur le bord d’une tombe. « Celle de sa troisième femme, nous disait notre guide », et, bien qu’infirme et presque aveugle, venu là à pied de plus de cinquante lieues passer la journée avec la morte. L’air d’un vieux dromadaire avec sa face ravinée et poilue, il marmottait avec ardeur une espèce de mélopée, ses pauvres jambes maigres repliées sous lui, à la fois touchant et comique sous la garde d’une petite fille de dix ans à peine, tout enjoaillée de bracelets et de sequins, l’allure d’une petite princesse, avec ses grands yeux noirs dans son petit visage fauve ; enfantine Antigone dont les petits pieds nus avaient vaillamment trottiné durant des lieues pour amener sur cette tombe ce vieil Œdipe du désert. Ils avaient même apporté avec eux les provisions de la journée, la poignée de dattes légendaire et l’obligatoire couscouss dans une vieille casserole d’étain recouverte d’une large feuille de figuier. Accroupie devant un petit feu de branches sèches, l’Antigone arabe en surveillait la cuisson.

Arrêtés devant le groupe, nous l’admirions en silence, épiés par l’œil perçant de la petite fille qui se levait enfin et, tout à coup apprivoisée, s’approchait de nous et nous demandait des sous. Tout à coup des ululements et des plaintes aiguës, tout un ensemble de voix lointaines et de rumeurs confuses nous faisaient tourner la tête dans la direction de la ville. Toutes les formes indigènes affaissées sur les tombes s’étaient du même coup redressées sous le burnous ou le haïck, et toutes avec nous regardaient serpenter et descendre en dehors de Tlemcen, dans le chemin en lacet des remparts, un long défilé de gandouras, de cabans et de robes traînant sur leurs pas une sourde mélopée de tristesse et de deuil. Le gémissant cortège sortait d’une des portes ruinées de la ville, zigzaguait un moment sur le mamelon raviné qui l’isole en îlot au-dessus de la plaine, et, tel un long serpent déployant ses anneaux, se répandait maintenant dans la campagne.

« Un enterrement arabe, » chuchotait à notre oreille notre cocher-guide. Nous avions cette chance unique d’assister à une des plus belles cérémonies de la religion musulmane dans ce farouche et merveilleux décor. Le cortège entrait déjà dans le cimetière et, tandis que sa file ininterrompue continuait de couler hors de l’enceinte de Tlemcen et de descendre la colline avec des glapissements et des notes de plain-chant barbare, les porteurs de civières s’engageaient déjà dans la grande allée des cyprès, et les trois morts, apparus étendus, à visage à peine couvert, sur les épaules de quatre des leurs, se profilaient avec leurs pieds rigides sous la légère étoffe qui leur sert de linceul. Pas de cercueil : roulé dans une sparterie, le mort arabe rentre dans le néant comme il entre au bain maure, à peine enveloppé d’un voile, et ce peu de souci du cadavre dit assez avec quelle passive indifférence, quel fatalisme calme les croyants de l’Islam envisagent la mort.

Le cortège avait fait halte. Trois à quatre cents indigènes, sans compter ceux trouvés à notre arrivée, peuplaient maintenant ce mélancolique et doux cimetière aux iris. Debout en cercle autour des trois fosses, ils se tenaient tous immobiles, le front incliné et grave, l’œil impassible et la pensée comme demeurée ailleurs. Ils marmottaient, les deux bras étendus en avant, les mains grandes ouvertes, de sourdes paroles qui sont chez eux les prières des morts. Les Arabes en méditation auprès des sépultures, et qui s’étaient levés à l’entrée du cortège, avaient repris leur posture accroupie et répliquaient à ces prières par des balbutiements, tels des répons d’enfant de chœur.

Et dans cette foule d’amis et de parents des morts, rien que des hommes, pas une femme. Mahomet, bien oriental, la bannit de toute cérémonie religieuse comme de la cour de ses mosquées, la confinant au logis pour prier, aimer et pleurer.

La cérémonie touchait à sa fin, les burnous et les gandouras se touchaient maintenant la barbe et les yeux du bout de leurs doigts fins en signe d’humilité et de deuil ; un immense ululement, comme d’hyènes surprises, s’élevait parmi les tombes : on venait de glisser le mort en terre. La civière s’incline au bord de la fosse et le cadavre, mis lentement en mouvement, y descend, la face tournée du côté de l’aurore, vêtu de son seul suaire et dérobé, suprême pudeur, aux yeux de l’assistance par une étoffe que les parents tiennent tendue comme un voile au-dessus de cet enfouissement. On pose sur ce corps de la terre et des pierres, et dans cette foule, jusqu’alors si grave et si recueillie, ce sont tout à coup des cris, des disputes et des gestes de forcenés autour d’une distribution d’argent, faite à raison d’un sou par invité. Des querelles éclatent, des corps à corps s’engagent. Dans le feu de la lutte, des Arabes roulent par terre, toute l’animalité de ce peuple enfantin et rapace reparaît déchaînée en des menaces et des voies de faits et, dans la bousculade, nous avons ce triste spectacle du pauvre vieil Œdipe du désert culbuté sur la tombe de sa femme et s’agitant désespéré, la plante des pieds en l’air, avec des cris de vieux chacal qu’on égorge, comique, aveugle et lamentable, tandis que sa petite Antigone, tout au lucre, gambade et sautille autour d’un distribueur de sous et réclame deux fois son dû avec des gestes impérieux de sorcière.

Et nous avons quitté le champ des iris.

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