Heures d'Afrique
DIVERTISSEMENTS ARABES
I
A Alger, rue de la Révolution, dans sa petite maison du quartier de la Marine, Fathma reçoit. Elle a invité ses amies à prendre le kaoua ; depuis le matin, ses deux négresses trottent par les rues en escalier de la Kasbah, portant le bon message aux Leïlha et aux Nouna des maisons mauresques ; et maintenant, parée comme une châsse, ses fines chevilles gantées de soie blanche, comme amincie par le ballonnement extravagant des grègues bouffantes, les tempes et le cou ornés de colliers de jasmin, Fathma attend, les coudes appuyés aux deux piles de coussins, les jambes savamment repliées sous elle, les babouches de velours rouge écrasé de broderies d’argent et de perles à peine retenues d’une crispation d’orteil.
Ses paupières outrageusement peintes, ses pommettes frottées de rose donnent à ce joli visage un inquiétant aspect de tête de cire ; il n’y a pas jusqu’à ses dents, petites et courtes, telles des grains de riz, qui, dans le rouge écrin des lèvres carminées, ne fassent songer au sourire d’une poupée ; et, sous ses soieries vertes et mauves, d’une nuance de bonbons fondants, et ses bijoux de filigrane, ce n’est plus le délicieux fantôme d’Orient entrevu dans le clair-obscur des ruelles de la ville arabe, mais une espèce de jouet fastueux à l’usage d’enfants trop riches, une idole automate qui siège et parade, immobile, dans l’atmosphère déjà épaisse de la chambre emplie de brûle-parfums.
Une à une, les invitées arrivent. Elles ont toutes laissé leur haïk et montrent toutes la même face de poupée effrontément peinte, couleur de meringue et de praline, sous les bandeaux d’un noir bleu, bouffants hors d’un foulard rose ou vert. Toutes sont somptueusement parées, et l’invraisemblable envergure de leur pantalon de soie leur fait presque à toutes une taille guêpée, mais leur donne en revanche une démarche de cane. Elles portent d’un même geste une main à l’œil droit et à la bouche en signe de bienvenue, et, après un gazouillement rauque, s’accroupissent en cercle sur les nattes. Toutes ont une suivante, quelques-unes, les plus riches, deux ou trois, qui vont se ranger silencieusement derrière leurs maîtresses et se tiennent debout contre la muraille.
Une esclave maugrabine circule entre les femmes et dépose auprès d’elles de minuscules tasses de café turc. Un orchestre arabe, — une flûte de roseau, une guzla et une derbouka — installé dans une pièce voisine entame son charivari déchirant et monotone. Une portière hermétiquement close dérobe aux musiciens la vue de ces dames, et, aux accents de la flûte rageuse et de la derbouka qui ronronne, des invitées se lèvent une à une, lancent leurs babouches loin d’elles, et, talons nus sur les nattes, piétinent, avancent et reculent sur place, tandis que leur ventre, tout à coup déplacé, oscille, rentre et se gonfle avec des remous de bassin de femelle en gésine : les spectatrices, elles, frappent en cadence la paume de leurs mains avec de rauques appels à la mode espagnole.
Ce sont là les plaisirs mystérieux de la danse du ventre… Puis Fathma fait apporter ses coffres. Il en est de bois de cèdre, il y en a en nacre, en bois de santal et en carton peint, fleuris de roses et d’œillets de couleurs criardes, d’anciens et de récents, et jusqu’à des coffrets de verre montés en bronze et capitonnés de soie tendre, venus du magasin du Louvre. Préalablement ouverts par les mains de Fathma, coffres et coffrets circulent au milieu de ces dames ; ce sont la garde-robe et l’écrin de la maîtresse du céans. On regarde les bijoux, on palpe les soies, on admire les étoffes, l’orient des perles et la monture des bagues, et ce sont des querelles passionnées, des estimations rageuses, des compliments serviles, et des cris et des rires… Puis, tout à coup, Fathma se lève.
Tranquillement, elle ôte sa veste, sa veste de velours bossuée de pierreries ; une autre veste apparaît en dessous ; elle est de soie orange soutachée d’argent mat ; elle ôte encore cette veste tandis que ses grègues bouffantes glissent et tombent sur ses talons ; sous ses pantalons, d’autres pantalons apparaissent qui vont disparaître encore. Fathma se déshabille, les autres dames en font autant, elles sont toutes debout, et lentement, comme des chrysalides, se dépouillent avec des gestes las de leurs soieries et de leurs gazes ; mais c’est pour reparaître vêtues d’autres gazes et d’autres soieries, dans de successives et imprévues transformations. Il y a toujours des vestes sous les vestes et d’autres pantalons sous les pantalons ; c’est comme une éclosion de fleurs éternellement renaissantes sous un perpétuel effeuillement de pétales, un vol changeant et diapré de papillons s’engendrant d’un coup d’ailes en d’autres papillons.
Tout à coup, au milieu de cette lente et toute orientale exhibition, un temps d’arrêt, un effarement, presque un effroi, un grand silence. Fathma vient d’ôter sa dernière veste, une petite veste de soie blanche, et sourit triomphante ; Fathma porte un corset, un corset de Paris, un corset mauve à fleurettes Pompadour, le dernier modèle de la rue de la Paix, l’article parisien… et Fathma est la seule. Les autres femmes l’observent en dessous, dépitées, rancunières, et Fathma, impassible, mais les coins de la bouche retroussés par un divin sourire, jouit délicieusement de leur envie et de leur stupéfaction.
Maintenant Fathma se rhabille ; ses deux négresses lui passent tour à tour de bouffantes culottes de satin lilas, une chemisette de gaze lamée d’or et les autres pièces du costume. Les autres femmes en font autant ; leurs suivantes les accommodent de vêtements non encore vus, apportés par elles, et quand, une fois rhabillées, toutes ont devant elles un tas chatoyant de soies et de costumes, les belles idoles s’accroupissent de nouveau au milieu des coussins ; et les voisines, les autres dames du quartier et de la Kasbah, les amies et les connaissances en deuil ou moins riches sont introduites et défilent avec des gestes avides de guenuches ; elles palpent le grain des étoffes, le relief des broderies, soupèsent les joyaux, admirent et potinent.
II
Dans l’atelier de Marchellemont, l’éditeur d’art de la rue de la Mer-Rouge, une étroite pièce oblongue située au premier d’une vieille maison arabe convertie en imprimerie, un entassement de bibelots et d’antiquités pittoresques, bizarres, des bijoux kabyles, de belles armes de fabrication arabe. Aux murs, des panneaux de velours de Scutari d’un jaune d’or frappé de vert, quelque chose de lumineusement trouble et doux, comme une vague trempée de soleil ; par terre des tapis d’Asie, d’autres en poils de chameau et, dévalant des divans éreintés et comme crevés sous le poids des cruches et des bassins de cuivre jetés au travers, partout, à droite, à gauche, des écroulements soyeux d’étoffes et de coussins.
Nous sommes bien là une dizaine de Français, réunis au hasard de la rencontre, dix flâneurs venus par veulerie serrer la main, dire un bonjour en passant à l’ami Marchelle ; les heures se traînent si voluptueusement vides et douces sous ce beau ciel d’Alger ! Ne rien faire et rêver, se laisser vivre et songer, telle est la devise des hommes d’Europe attardés sur ces rives de paresse et de langueur.
Il y a un procureur général de la République, un avocat à la Cour d’appel en vacances, un professeur à l’École de médecine d’Alger, deux hommes de lettres en mal de pérégrinations exotiques, un banquier de Constantine, un lieutenant-colonel de spahis, etc., et, tout en fumant d’excellent tabac turc, friable, soyeux et doré, nous causons — vautrés au revers des divans — femmes de France, d’Afrique, amour de tous les pays, de toutes les classes, de tous les climats, — le climat, ce maître tout-puissant des morales et des prostitutions.
Pour nous distraire, notre hôte, qui songe à tout, a fait monter deux Ouled-Naïls du quartier de la Marine, deux petites filles du désert, prostituées et mendiantes, qui, affublées d’oripeaux et scintillantes de bracelets, rôdent le long des jours autour des cafés du boulevard de la République, offrant aux consommateurs de lire l’avenir dans leur main dégantée, leur œil somnolent de fauves au repos brusquement allumé à la vue d’un louis d’or.
Elles sont là, rentassées dans un angle, appuyées l’une sur l’autre dans l’attitude de deux bêtes traquées, sournoises et attentives, avec des yeux inquiets et des petites mains prêtes à griffer.
Des coiffures bizarres, carrées et dorées comme des mitres, s’écrasent au ras de leurs sourcils ; et, avec leurs lourdes tresses de crin bouffant autour de leur ronde face olivâtre, un pitoyable rideau de mousseline à fleurs jeté comme un manteau sur leur robe de cotonnade rouge, elles évoquent assez la vision de deux petites idoles malfaisantes et stupides.
Elles nous observent de leur côté, immobiles, en silence.
Mais nous les avons assez vues. Marchelle se lève, leur chuchote je ne sais quel mauvais arabe à l’oreille et les pousse derrière une portière : elles résistent un peu avec un léger tourdion des hanches, mais il insiste et elles disparaissent avec lui… La portière se relève, les deux Ouled reparaissent et notre hôte avec elles.
Les deux petites idoles de terre brune sont nues, absolument nues ; elles n’ont gardé que leurs lourdes coiffures tressées, piquées de longues aiguilles et de chaînes de métal. Leur peau, que Marchelle nous fait toucher, est froide et résiste sous le doigt comme du caoutchouc ; une patine étrange lustre les méplats de leurs bras un peu grêles et de leurs fesses énormes ; elles ont la gorge ronde, mais basse, le ventre en pointe et des cuisses en poire, avalées et renflées à la fois, d’un dessin ignoble ; les reins sont pourtant creusés et d’une jolie chute. Mais une stupeur nous fige tous : leur corps est glabre et poli partout comme celui d’une statuette de bronze ; aucune des touffeurs chères à Catulle Mendès ne jaillit et ne ponctue d’un frisson ombré les méplats et les creux : c’est la terrible N’en a pas du roman de Zola, la Grenouille Humaine de la Terre, et nous avons tous le même effroi horripilé de cette chair sans poil, odorante et froide ; car une chaude odeur de suint et d’épices, d’aromates et de crasse, s’émane de ces deux nudités de bête, et c’est bien deux bêtes d’une espèce inconnue, inquiétante par ses côtés humains et simiesques, que ces deux Ouled posent indifféremment devant nous.
« Aucun succès, je vois cela, conclut notre hôte en congédiant ses deux bronzes d’art. Voulez-vous que je fasse monter Kadour ? »
Kadour est le petit Arabe vêtu de drap bleu soutaché d’or, qui fait l’office de chasseur à la porte. Il a la mine éveillée d’un enfant kabyle, des dents de nacre et des grands yeux riants.
« Kadour ! pourquoi ? »
Et quand Marchelle, avec une insouciance toute algérienne, nous a mis au courant des qualités de Kadour : « Mais c’est épouvantable, s’indigne l’un des assistants, c’est un enfant, il n’a pas onze ans ! » — « Bah ! En Algérie, il y en a qui commencent encore plus tôt. » Alors, l’un de nous : « Mais vous n’avez pas de honte ! il doit atrocement souffrir, cet enfant ! » Et sur un geste vaguement négatif de Marchelle : « On voit bien que vous n’y avez pas passé », interrompt tout à coup le lieutenant-colonel de spahis, qui regrette aussitôt sa réflexion imprudente.
On n’en dit pas plus long ce jour-là.