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Heures d'Afrique

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FATHMA

PRINTEMPS D’ALGER

La floraison des amandiers, leur givre odorant, comme teinté de rose, s’allumant sur les côteaux de la Bouzareha et de la Maison Carrée, la dégringolade des rues de la Kasbah, lumineusement blanches, entre un ciel d’un bleu profond de vitrail, un ciel comme durci de chaleur, et la mer d’améthyste des printemps de là-bas, la mer de violettes, dont les poètes d’Alexandrie ont chanté l’invraisemblable aspect, la mer d’hyacinthe de Leconte de Lisle et de l’anthologie grecque…

Sur les quais en terrasse du boulevard de la République, c’était toute une gaieté débordante, affairée, les poursuites joueuses des chaouks et des petits cireurs, les grands yeux d’émail blanc brûlés de convoitise des spahis graves, les spahis drapés dans leurs longs manteaux rouges, et les sourires à dents étincelantes des Siciliens de la rue de la Marine, mâchonnant, en guise de cigarette, une tige de fleur. C’était aussi le va-et-vient des voitures de place bondées de misses rousses et roses, la capote encombrée de bottelées d’iris et de glaïeuls, les hèlements d’un siège à l’autre des cochers maltais, un œillet jaune piqué derrière l’oreille, et, dans la lumière, la joie et la douceur de vivre, la foule heureuse et nonchalante installée, ceux-ci à la devanture des cafés, sous les larges bâches éclaboussées de soleil, ceux-là, le coude au parapet des quais, et tous s’épanouissant au bon de l’air, devant la splendeur irisée des monts de Kabylie, cerclant d’arabesques mauves la rade et son immobilité bleue.

C’est dans ce décor tout de chatoiements et de caresses que m’apparut Fathma : Fathma, la beauté indigène à le mode, et dont la petite maison mauresque de la rue de la Révolution s’ouvrait, il y a cinq ans, encore très accessible aux curiosités des hiverneurs, contre une somme qui variait de dix à vingt francs. Grâce à Fathma, les touristes des agences Cook pouvaient pénétrer alors les pseudo-mystères d’un intérieur arabe. Prévenue par les chasseurs des grands hôtels, Fathma tenait à la disposition des visiteurs une tasse de kaoua, dont la générosité des clients pouvait augmenter le prix ; un demi-louis était le taux officiel pour une visite. Fathma vendait aussi des broderies algériennes et des costumes arabes, des soieries et des velours d’Orient, le tout naturellement plus cher que dans les magasins d’antiquités de la rue Bab-Azoun, et, pour cinq à six louis, consentait, disait-on, à retirer devant le giaour un peu plus que son voile. C’était la femme à la mode d’Alger, le plat du jour offert à tout voyageur fraîchement débarqué ; elle faisait partie du programme du parfait touriste et figurait sur certains guides entre une visite aux bains maures et une séance chez les Espagnoles du quartier de la prostitution ; et voilà pourquoi nous l’avions jusqu’ici dédaignée, cette belle Fathma, étiquetée et classée au nombre des divertissements officiels de M. Perrichon. Nous demandions à la fois plus et moins aux repaires d’Alger ; voilà près de deux mois que nous en explorions les fumeries et les bouges, et jusqu’aux posadas de banlieue, sans nous soucier de l’élégante Fathma et de sa réputation de beauté ; nous ne l’avions même jamais rencontrée.

Et voici qu’elle nous apparaissait par cette limpide et bleue journée de printemps, singulièrement grande et svelte dans ses larges pantalons bouffants de soie blanche, et, sous le transparent haïk dont elle s’enveloppait, gardant une souplesse et une hautaine élégance jusqu’alors non rencontrées parmi les femmes d’Orient. Délicatement chaussée d’escarpins noirs, elle marchait devant nous, accompagnée d’une servante, comme elle hermétiquement enclose dans de bouffantes grègues et de longs voiles blancs. Le soleil la faisait comme lumineuse, spectrale et claire sous son amas soyeux d’étoffes, mais ses hanches n’avaient pas le moindre dandinement, ce dandinement canaille qui alourdit la marche de ses compatriotes et impose immédiatement à l’idée les vagues remous de la danse du ventre ; mais ce n’était pas non plus le sautillement d’oiseau de nos frêles Parisiennes. Fathma marchait lentement, simplement, telle une princesse de conte arabe dans les allées sablées de poudre d’or de quelque jardin d’émir. C’était la démarche noble, à talons levés, du fameux vers latin :

Patuit incessu dea…

C’était en face de la mer, sur le boulevard de la République. Fathma ouvrait la porte du magasin Baralice, et nous pénétrions derrière elle ; la présentation était vite faite, au milieu des photographies d’art et des bijoux kabyles des vitrines, par Mme Baralice. A l’épithète de journaliste, Fathma avait dressé l’oreille, en femme qui connaît la valeur d’une réclame. « Toi, depuis deux mois à Alger, zézayait-elle, d’une voix enfantine et gazouillante, au timbre un peu grave, et toi pas venu voir moi. Pourquoi ? » Elle avait posé familièrement sur mon bras une main délicieusement fine et blanche, une main européenne extraordinairement soignée, et dont les ongles, brillantés par les poudres, luisaient comme du corail. Ses longs yeux noirs, à peine mouillés de kohl, fixaient et caressaient avec une insistance étrange, et, sous son dernier voile (car elle avait relevé son haïk), la pureté de son profil transparaissait comme à travers une brume de soie. C’était le type arabe dans toute sa beauté, nez droit et fin, lèvres ciselées, regard enveloppant et fier. « Toi être pas venu, reprenait sa voix zézayante, toi avoir eu tort. Tous ceux de ton pays viennent me voir ; Sarah Bernhardt est venue ; elle m’a donné ses gants comme souvenir. Coupée, non Coppée, aussi est venu ; Loti aussi, et puis d’autres ; quand viens-tu prendre le café chez moi ? Je te montrerai les gants de Sarah, je les ai gardés dans une boîte ; tu viendras, n’est-ce pas ? » Et, avec une pudeur singulière dans ce manifeste raccrochage, « madame te donnera mon adresse ». Et, s’étant inclinée devant Mme Baralice, elle ramenait son haïk soigneusement sur ses joues et quittait le magasin.


Rue de la Révolution, dans le quartier de la Marine, une petite rue étroite et baignée d’ombre, une rue du vieil Alger de Barberousse et des pirates ; une porte basse en plein cintre comme reculée dans un grand mur crépi à la chaux, pas de fenêtre apparente : c’est la maison de Fathma.

Nous soulevons le lourd marteau de bronze, et, après cinq bonnes minutes d’attente, une tête de moricaude apparaît, effarée, à un judas grillé percé dans la muraille, que nous n’avions pas remarqué, une lucarne presque au niveau des sculptures du cintre ; et une inénarrable conversation s’engage en nègre sabir : « Mme Fathma ne peut pas recevoir ; elle est dans la peine ; son beau-frère, il est mort, et c’est deuil dans la maison. » Comme nous avons prévenu Fathma de notre visite, nous insistons, et la négresse, décontenancée, hésite, puis disparaît tout à coup pour revenir nous patoiser à travers le judas : « Toi donner dix francs, chacun dix francs. » Nous exhibons un louis ; la grosse tête disparaît encore une fois ; puis, nous entendons dégringoler un pas dans l’escalier, déverrouiller longuement la porte : l’huis s’entrebâille, et nous pénétrons dans la place.

Il y fait noir comme dans un four ; c’est à la lueur d’une chandelle qu’on nous fait gravir un étroit escalier voûté où nos genoux, à chaque pas, heurtent la pierre des marches ; la négresse, roulée dans des foutas[2] de couleurs voyantes, tourne à chaque degré vers nous le triple éclair de ses gros yeux et de son large sourire. Cela sent diantrement le mauvais lieu, mais la pénible impression cesse au premier.

[2] Foutas, cotonnade bleue à larges raies rouges et jaunes, dont se vêtent les négresses d’Alger.

Nous sommes dans la galerie à jour d’un patio mauresque. Une frêle colonnade de pierre, autrefois peinte et dorée, domine une cour pavée de faïences arabes, et un grand carré de ciel bleu semble un velum tendu au-dessus de nos têtes. C’est, avec la lumière enfin retrouvée, le somnolent et gai décor, moitié de rêve, moitié de réalité, d’un intérieur de palais de conte. Ce sont les fleurs de cire et le feuillage lustré de trois grands orangers, la retombée d’écume et de perles liquides d’un jet d’eau fusant hors d’une vasque, et, dans toute la demeure, une opiniâtre et douce odeur d’épices et de fleurs. Trois paons blancs se déploient au soleil, juchés çà et là, et un singe, enchaîné près du bassin, s’agite et grimace au milieu de dolentes tortues d’eau qu’il manipule curieusement entre ses menottes. Les pieds nus de la négresse courent silencieusement sur des nattes, et cet intérieur, avec ses animaux familiers, ses arbres odorants et son jet d’eau jaseur, nous fait songer, malgré nous, à quelque illustration de Salammbô.

Impression, hélas ! trop vite dissipée, car la chambre où nous reçoit la dame du logis, meublée avec tout le confortable d’une rentière de la rue Lepic, possède un lit à sommier Tucker, une commode et une armoire à glace ; les tapis sont même de fabrication française, des gros bouquets de roses en camaïeu sur fond gris, et Fathma a beau nous accueillir, assise, les jambes croisées à la turque, sur d’authentiques divans encombrés de coussins ; sur son ordre, la négresse a beau nous servir le kaoua musqué du pays dans des tasses microscopiques ; sur un signe d’elle, enfin, une autre servante a beau jeter sur une espèce de brasero de cuivre les aromates de la bienvenue ; la myrrhe et l’encens, mêlés aux senteurs des plantes, ont beau tourbillonner en minces filets bleuâtres hors du brûle-parfums…, le charme est rompu, nous ne sommes plus là. Cet acajou bourgeois, ces voiles de fauteuils au crochet et cette moquette vulgaire nous ont transportés dans le salon d’une manucure de la rue Bréda.

Fathma, en veste de soie blanche brodée d’or fin, des colliers de fleurs de jasmin autour du cou, expose en vain à nos regards la finesse de ses chevilles cerclées d’argent et de ses mains chargées de bagues. C’est d’une oreille distraite que nous l’écoutons nous expliquer sa toilette négligée à cause de son deuil, de ce beau-frère enterré le matin, et la splendeur passée de sa famille autrefois riche et puissante, aujourd’hui ruinée par les juifs ; Ces chiens maudits de youdis, comme elle vocifère avec des éclairs dans ses beaux yeux noirs et des mains tout à coup menaçantes. Nous qui savons, et de source certaine, que la dame a pour amant de cœur un juif de la rue de la Lyre, qui écoule chez elle ses vieilles broderies et ses vêtements de femme démodés (car elles ont une mode aussi, en Alger, les princesses de conte), nous l’écoutons plus froidement encore nous proposer pour nos amies de France de superbes costumes de femmes arabes ; et nous ne retrouvons un peu de notre rêve d’Orient qu’en prenant congé de la belle, dans le patio mauresque hanté par les paons blancs, où Fathma, descendue pour nous faire honneur, nous fera remarquer qu’elle a maquillé son singe. « Tu vois, j’ai mis du bleu à son œil et du rouge à son figure pour qu’il soit plus joli. » Ce petit singe enchaîné qui, pour se distraire, tourmentait le long des jours deux sommeillantes tortues d’eau, ménagerie bien arabe d’une captive de harem, d’une odalisque oisive à la cervelle d’enfant.

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