Heures d'Afrique
TYPES DE BISKRA
à Maurice Bernhardt.
Dans une échope, près du Marché, en sortant de la rue des Ouled-Naïls, de grossiers bijoux kabyles et des objets de sparterie s’étalent jusque sur la chaussée ; deux Arabes les surveillent, dont un d’une merveilleuse beauté.
Grand, svelte et d’une pâleur ambrée qui s’échauffe et devient comme transparente au soleil, il a l’air vraiment d’un émir, ce marchand de pacotille, avec sa barbe frisée et noire, son beau profil aux narines vibrantes et sa bouche ciselée et dédaigneuse, sa bouche aux lèvres fines d’un rouge savoureux d’intérieur de fruit. C’est un nomade, le roi de Bou-Saâda, comme le fait sonner fièrement son compagnon ; tous deux sont venus à travers le désert pour vendre leur camelote aux hiverneurs. Tandis que l’associé s’anime et vous bonimente son étalage avec des gestes de guenon caressante, toute une mimique que ne désavouerait pas un camelot du boulevard, le roi de Bou-Saâda, drapé dans un burnous de soie d’une blancheur lumineuse, se meut lentement dans le clair-obscur de la boutique, et, silencieux (car il ne sait ni anglais, ni français), promène autour de lui de longs yeux de gazelle d’une humidité noire et tout gouachés de kohl.
En sortant du parc Landon, un peu avant d’entrer dans le village nègre, une forme accroupie se tient immobile au bord de la route. Au loin, ce sont de maigres cultures d’alfa, quelques pâles avoines d’un vert de jeunes roseaux, le vert anémié de la végétation d’Europe sous ce ciel accablant, et puis de longues ondulations de sable ; le désert couleur d’argile rose, avec çà et là les bouquets de palmiers des oasis les plus proches, les palmiers et leurs fines dentelures, comme découpées à même du bronze vert.
Figée au milieu de la turbulence de la marmaille indigène accrochée à nos pas, la figure accroupie tient, tendu vers d’hypothétiques passants, un infatigable bras nu. D’une maigreur étrange, décharné, et d’une chair si pâle qu’elle en paraît bleuie, ce bras obsède et fait peur ; c’est celui de la Misère, et c’est aussi celui de la Faim, mais de la Faim agonisant au soleil, sous le plus beau climat du monde, devant la morne aridité des sables.
Il se développe, ce bras anguleux et fibreux, tel une tige flétrie d’aloès, de dessous un amas de cotonnades bleuâtres où une exsangue et dolente tête se tient penchée et dort.
C’est une poitrinaire, une fille de quinze ans à peine, aujourd’hui sans âge, sans sexe dans son effroyable maigreur, une des Ouled-Naïls les plus en vogue, il y a trois mois encore, de la rue de la prostitution, la plus recherchée certainement des hiverneurs cosmopolites de Biskra : Nouna, une indigène presque intelligente celle-là, fine d’attaches et de profil, entendant et parlant bien le français, et qui, au mois d’août dernier, venait danser le soir au cercle des officiers, tandis qu’étendus sur les nattes, des lieutenants, de spahis, des capitaines de zouaves demeurés à Biskra, fumaient des cigarettes en songeant un peu mélancoliquement aux camarades partis en congé.
Ce spectre de la phtisie, écroulé dans le poudroiement ensoleillé du chemin, a été une belle fille constellée de sequins, de lourds bijoux d’argent et, comme ses compagnes, coiffée de pesantes nattes bleues enjoaillées de plaques de verre et de métal : dans vingt jours, ce sera une morte.
Sa famille, son père ou son frère ou quelconque (car la mère en ces pays compte peu), depuis l’âge de douze ans, la promène et l’exploite ; enfant, on la vendait aux officiers de la garnison, aux touristes anglais et aux cheiks du désert passant par là en caravanes ; dans la journée, elle posait chez des peintres, et, le soir, dansait dans les cafés indigènes bondés de voyageurs. Aujourd’hui, les siens l’ont dépouillée : plus un bijou, plus un sequin, quinze sous de cotonnade bleue roulée sur son échine tremblante, et on l’envoie mendier sur les routes, et Nouna y meurt lentement, sans une plainte, une main machinalement tendue vers le passant, résignée de la morne résignation d’un animal, aujourd’hui bête à souffrance, autrefois bête à plaisir.
Hambarkâ et Mériem ; les deux sœurs égyptiennes de la rue des Ouled-Naïls, la gloire et le seul charme, en vérité, de la prostitution de Biskra.
Hambarkâ, brune et colorée, très peinte, rappelant, dans sa robe de brocart jaune très raide, à manches larges, une vierge de l’école byzantine ; Mériem, souple et mince, l’air d’un jeune sphinx aux yeux de gazelle, dans sa tunique de soie verte mordorée, le caractère de son visage, étroit et long, savamment accentué par une étrange coiffure de soie violette et de gaze noire. On voit que des peintres européens ont présidé à cet ajustement : chaque partie du costume a une valeur esthétique ignorée de l’Orient, où le soleil est, avant tout, le grand arrangeur des tons et des couleurs. A travers l’ignominie de la rue des Ouleds, à la fois parfumée et puante, Hambarkâ et Mériem déambulent fièrement toute la journée, la main dans la main, une fleur de grenadier derrière l’oreille et, quelquefois, dans la narine, ce qui est ici la coquetterie suprême.
Devant des portes entrebâillées de bouges, qui sont ici les lieux de plaisir, des écroulements de chair avariée, recrépie d’onguents et peinturlurée de fards, représentent, échoués jusqu’au milieu de la chaussée, et la Femme et l’Amour ; de vieux rideaux de tulle à fleurs, des cretonnes voyantes, et, çà et là, quelques voiles bleuâtres lamés d’or enveloppent et enturbannent ces beautés avachies. Les mains, demeurées assez fines, se tendent machinalement vers vous, couvertes de tatouages et rougies de henné, et, sous de bouffantes tresses de laine noire, de gros yeux morts à paupières flasques, de veules yeux charbonnés de kohl roulent plus qu’ils ne regardent, reculés par l’ombre des fards dans le rond crayeux de larges faces à bajoues, d’une lassitude abominable. Et le goitre des mentons s’écroule et pend sur le ballonnement des gorges, et les gorges fluent sur le renflement des ventres ; et, les cuisses grotesquement écartées, ces dames, assises à la turque sur le seuil de leur échope, s’occupent à faire brûler de l’encens et du benjoin sur des réchauds de cuivre : aimable invitation aux passants que ces tourbillonnements de fumée odorante. Derrière les portes entrebâillées, les marches apparaissent d’un escalier blanchi à la chaux qui mène à la soupente de ces vendeuses d’infini et d’amour ; cela pue d’ailleurs formidablement la misère et la crasse ; encens et benjoin sont de troisième qualité, et les relents des friterias voisines, aggravés des pestilences du marché tout proche, impressionnent péniblement l’odorat du visiteur.
Au milieu de toutes ces infamies, Hambarkâ et Mériem promènent, comme deux jeunes princesses d’un autre temps et d’une autre race, leurs grâces de jeune animal et la sveltesse souple de leurs corps vierges… ou tout au moins demeurés tels, car Hambarkâ, qui se détaille elle-même, sans famille derrière elle pour surveiller la vente, et s’est faite l’éditeur responsable de sa jeune sœur, proclame bien haut et à qui veut l’entendre qu’avec elles deux il faut se résigner aux jeux savants de la Petite Oie, frottir et non cassir, tout comme nos flirteuses et prudentes mondaines. Au pays du soleil et des audaces arabes, ce non cassir fait songer.
La hautaine Hambarkâ tient d’ailleurs à distance soldats et indigènes ; conducteurs de caravanes, cheiks des tribus voisines et même maréchaux des logis des régiments de France peuvent venir heurter et crier à sa porte, elle ne s’adoucit qu’aux adjudants, et encore préfère-t-elle et de beaucoup aux officiers de la garnison les peintres français animés de justes défiances et les bons touristes anglais généralement fort généreux, lorsqu’il s’agit de Mériem et de non cassir.
Et pourquoi se prostitueraient-elles, puisqu’elles sont riches ? Et il faut voir Hambarkâ faire ruisseler du bout de ses doigts fins les louis et les dollars de leurs triples colliers ; elles donnent le café chez elles et consentent à se montrer nues, voilà tout. Le soir, elles dansent dans une espèce de café-chantant tenu par deux Arabes, et obtiennent ce qu’elles veulent de ce public de peintres américains, de touristes français, de vieilles misses, affolées de promenades à chameau et d’immoralités arabes, et de curieux de tous pays.
Ainsi s’exprime la donzelle. Malheureusement, tout l’échafaudage de ces ingénieux mensonges s’écroule devant deux mots de l’officier qui veut bien nous servir de guide. Nous le suivons dans une sorte de hangar bondé d’Arabes et de spahis indigènes, établissement à moitié café maure, à moitié fumerie pour amateurs de kief, et là, vautrés au milieu d’un tas de burnous et de loques douteuses, notre guide nous montre les amants de cœur de ces dames : celui d’Hambarkâ d’abord, un jeune Kabyle à la face camuse et souriante, magnifiquement vêtu d’une robe de soie verte (la couleur ici affectée aux pèlerins, retour de la Mecque, et aux pieux marabouts, la couleur sacrée), et celui de Mériem, un superbe nègre aux larges épaules, mais au nez rongé, genre de beauté galante déjà remarqué dans les maisons de filles de Constantine.
Ces deux seigneurs, tout rongé que soit l’un et tout sacré que paraisse l’autre dans sa robe smaragdine, n’ont pas l’air d’hommes à ne pas cassir.
Et c’est pourtant ce non cassir qui a fait la fortune de ces dames. La colonie anglaise surtout est, paraît-il, d’un merveilleux rapport. Ces dames donnent le café chez elles et consentent à se montrer nues aux artistes, voilà tout.