← Retour

Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

16px
100%

Ce qu'il faut penser des reproches de Marie-Thérèse à sa fille.—Les conseillers de Marie-Antoinette.—Le comte de Mercy.—Ses moyens d'informations.—L'abbé de Vermond.—Goût de Marie-Antoinette pour l'équitation.—Influence de Mesdames.—Comment cette influence s'établit.—La Maison de la Dauphine.—La comtesse de Noailles.—Madame l'Etiquette.—Les comtesses de Cossé et de Mailly.—Prise d'habit de Madame Louise.—Inconvénients de l'influence de Mesdames sur leur nièce.—La comtesse de Narbonne et la marquise de Durfort.—Rapports du Roi et de Marie-Antoinette.—Diminution de l'influence de Mesdames.—Mécontentement de Mme Adélaïde.—Sa rancune.

L'absence d'occupations sérieuses était le principal, mais non le seul reproche que Marie-Thérèse adressât à Marie-Antoinette. Sa sollicitude maternelle était sans cesse en éveil et se portait sur tout [233], et il est vraiment permis de penser que si elle avait appliqué à l'éducation de sa fille la surveillance inquiète qu'elle exerçait sur sa conduite à Versailles, bien des défauts, dont elle fut plus tard le censeur impitoyable, auraient pu être corrigés. Il ne faut pas d'ailleurs toujours prendre ces reproches à la lettre. L'Impératrice exagère souvent les griefs, afin de piquer plus vivement l'amour-propre de la Dauphine, et de «donner une secousse à son âme [234]». Elle-même avoue qu'elle lui écrit parfois des choses un peu trop fortes pour la réveiller de sa «léthargie [235]». Elle était exactement avertie de tout ce qui se passait à Versailles par son fidèle ministre le comte de Mercy-Argenteau, une des figures les plus originales peut-être de cette époque: Mercy, qui, représentant depuis plusieurs années déjà l'Autriche à Paris, savait sa Cour de France par cœur, en avait étudié tous les personnages, en connaissait à fond tous les ressorts et toutes les intrigues, et qui, chargé par sa souveraine d'appuyer et de diriger les pas de l'Archiduchesse sur ce terrain glissant, remplit jusqu'au bout sa mission avec un dévouement, une perspicacité, une vigilance, une sincérité au-dessus de tout éloge.

Il est curieux de pénétrer le système compliqué au moyen duquel l'habile diplomate était, jour par jour, et presque heure par heure, au courant des actions de sa pupille: «Je suis assuré, écrivait-il, de trois personnes du service en sous-ordre de Madame l'Archiduchesse: c'est une de ses femmes et deux garçons de chambre qui me rendent un compte exact de ce qui se passe dans l'intérieur. Je suis informé, jour par jour, des conversations de l'Archiduchesse avec l'abbé de Vermond, auquel elle ne cache rien; j'apprends, par la marquise de Durfort, jusqu'au moindre propos de ce qui se dit chez Mesdames, et j'ai plus de monde et de moyens encore à savoir ce qui se passe chez le Roi, quand Mme la Dauphine s'y trouve. A cela, je joins mes propres observations, de façon qu'il n'est pas d'heure dans la journée de laquelle je ne fusse en état de rendre compte sur ce que Madame l'Archiduchesse peut avoir dit, ou fait, ou entendu....., et j'ai donné à mes recherches toute cette étendue, parce que je sais combien le repos de Votre Majesté y est intéressé [236]

Il faut dire, à l'honneur du fidèle ambassadeur, qu'il ne dissimula rien à l'Impératrice. Jamais il n'avança un fait dont il n'eût la certitude la plus entière [237]; jamais non plus il n'eût voulu en cacher un dont il fût assuré; jamais,—il en avait pris l'engagement et il le tint,—jamais il ne chercha à tranquilliser son auguste souveraine aux dépens de la vérité [238]; il lui dit tout, aussi bien les fautes légères que les inconvénients plus graves.

Et ce qu'il importe de remarquer encore, il déploya tant de tact dans l'accomplissement de sa délicate mission, il sut si bien déguiser ce qu'elle pouvait sembler avoir d'odieux et tempérer par un dévouement à toute épreuve et une affection quasi-paternelle ce qu'elle avait de dur, que jamais Marie-Antoinette, surveillée, espionnée, si l'on veut, grondée par lui, respectueusement mais impitoyablement, ne lui en sut mauvais gré: elle ne se rendit pas toujours à ses représentations; jamais elle ne lui en manifesta d'humeur; jamais sa confiance en lui n'en fut ébranlée. «Ce qu'il y a d'heureux, écrivait Mercy, c'est que Madame la Dauphine nous accorde, à l'abbé et à moi, sa confiance, et qu'elle nous marque plus de bonté à mesure que nous lui exposons la vérité sans détours et sans flatterie [239].» Un tel accord, dans de si difficiles conditions, ne fait pas moins d'honneur à la pupille qu'au mentor.

Le second de Mercy dans cette délicate mission, nous l'avons vu déjà, ce fut l'abbé de Vermond, qui, de précepteur de l'Archiduchesse en Autriche, était devenu lecteur de la Dauphine en France, pour «continuer les fonctions dont il avait été chargé à Vienne, suivre et perfectionner les connaissances que Madame la Dauphine témoigne tant de désir de cultiver [240]», et qui, malgré bien des tracasseries et quelques instants de découragement, demeura ferme au poste qui lui était confié. Ses yeux, il l'a dit lui-même, étaient toujours ouverts, alternativement par l'inquiétude et par l'enchantement [241]. Des jalousies de métier ou des haines de Cour l'avaient calomnié. Mme Campan l'avait représenté comme le mauvais génie de Marie-Antoinette, comme un intrigant dominateur et ambitieux [242]. L'histoire, aujourd'hui mieux connue, a pleinement réhabilité l'abbé de Vermond; elle lui a restitué son véritable rôle. Si elle est en droit de lui reprocher d'avoir parfois manqué de désintéressement,—et encore les abbayes qu'il demanda, suivant l'usage du temps, ne représentaient-elles qu'un revenu assez médiocre pour un homme obligé de vivre à la Cour et dont les appointements n'étaient pas régulièrement payés [243],—si elle peut regretter que sa direction n'ait pas toujours été très éclairée, elle doit reconnaître en lui un collaborateur zélé et intelligent du comte de Mercy dans l'œuvre de protection et de préservation que lui avait confiée Marie-Thérèse, un observateur perspicace, un serviteur dévoué de Marie-Antoinette, le seul de sa Maison, disait l'ambassadeur, qui lui rendît vraiment service par sa «façon de lui exposer la vérité et de la lui faire sentir [244]».

Grâce à cette double surveillance, si bien organisée par un double attachement, Marie-Thérèse pouvait, de Vienne, suivre pas à pas, pour ainsi dire, toutes les démarches de sa fille: elle la suivait à Versailles, à Fontainebleau, à Compiègne: elle la suivait au bal, à la chasse, dans ses appartements. Dès qu'un inconvénient lui était signalé, vite une lettre partait de Schoënbrunn ou de Laxembourg, lettre de reproches ou de recommandations. Voyait-elle le maintien de la Dauphine se négliger, sa taille se déformer, aussitôt elle lui écrivait de porter un corps de baleine [245], et, après quelques hésitations, Marie-Antoinette s'y résignait [246]. Mais elle n'était pas toujours aussi docile et, dans certaines circonstances, une influence nouvelle combattait et parfois dominait celle de la mère.

Dès son arrivée en France, l'Archiduchesse avait manifesté le désir de monter à cheval. L'Impératrice s'en effrayait: à quinze ans, en pleine croissance, il lui semblait qu'il y avait là un danger dont les conséquences pouvaient être graves pour l'avenir [247]. On fit agir Choiseul; le Roi, prévenu par le ministre, ne donna pas l'autorisation que sollicitait la Dauphine, il ne permit que de monter à âne. On en choisit de très doux, et ce divertissement, nouveau pour elle, plut beaucoup à la jeune princesse [248]. Mais bientôt l'âne ne lui suffit plus; elle avait de si bonnes raisons de préférer une plus noble monture. Ses tantes l'y encourageaient; le Roi et le Dauphin, qui aimaient la chasse à courre, seraient heureux d'y être accompagnés par elle; on était à Fontainebleau, l'occasion était propice. Madame Adélaïde se chargea d'aplanir les difficultés et d'obtenir la permission du Roi. Un cheval fut secrètement conduit avec les ânes à un endroit marqué de la forêt, et quand la Dauphine arriva au rendez-vous, elle renvoya les ânes et sauta sur le cheval [249]. Elle était toute fière, mais aussi tout embarrassée de son petit triomphe. Que répondre aux objections de Mercy? Comment surtout échapper aux reproches de sa mère? Elle s'en tira en promettant de ne jamais suivre de chasses à cheval [250]; mais l'occasion, le plaisir, une foule de prétextes bons et mauvais firent qu'elle ne fut pas très fidèle à cet engagement. Marie-Thérèse revint plus d'une fois sur ce délicat sujet: ne réussissant pas à entraver un goût très vif chez sa fille, elle se résigna et se borna à des recommandations, qui, il faut le dire, furent habituellement observées [251].

C'étaient Mesdames, on vient de le voir, qui avaient conseillé à la Dauphine ce genre d'amusement et l'avaient entraînée à désobéir pour la première fois aux avis de sa mère. Leur influence, à ce moment, était prépondérante, et Marie-Thérèse s'en alarmait justement. Lorsque sa fille était partie pour la France, elle n'avait pu s'empêcher de lui dire: «Soyez-leur attachée (à vos tantes); ces princesses sont pleines de vertus et de talents, c'est un bonheur pour vous: j'espère que vous mériterez leur amitié [252].» Quel autre guide, en effet, pouvait-elle lui recommander dans la famille royale? Le Dauphin était bien jeune et bien inexpérimenté lui-même pour diriger la jeunesse et l'inexpérience de sa femme.

Quant au Roi, il n'avait jamais manifesté une volonté à ses enfants. Jamais il n'avait attribué sur eux la moindre autorité à qui que ce fût [253]; jamais il n'avait pu prendre sur lui de les avertir ou corriger en quoi que ce soit [254]. Il aimait sa famille, mais de cet amour égoïste qui ne veut ni gêner ni être gêné [255]. Pourvu qu'on le laissât libre dans ses plaisirs, il laissait lui-même toute liberté aux autres dans leurs amusements.

Il y avait bien sans doute Mercy, qui avait l'entière confiance de l'Impératrice et qui la méritait. «Voyez souvent Mercy [256],» répétait sans cesse Marie-Thérèse à sa fille; «suivez tous les conseils qu'il vous donnera [257].» «Mercy est chargé de vous parler clair [258].» Et à côté de Mercy, il y avait Vermond. Mais Vermond n'occupait qu'un poste subalterne et Mercy, ministre étranger, suspect par conséquent à la Cour de France, était tenu à une réserve extrême et ne pouvait pas avoir d'audience plus d'une ou deux fois par semaine [259]. En tout cas, ni l'un ni l'autre ne pouvait être pour la jeune princesse une société.

Si de la famille royale nous descendons à la Maison de la Dauphine, nous trouvons en première ligne la dame d'honneur, la comtesse de Noailles, Madame l'Etiquette, comme l'appelait plaisamment Marie-Antoinette [260]: femme de mœurs irréprochables, mais d'une gravité un peu empesée et d'un esprit assez mince, associant à un maintien raide et à un air austère de petits moyens de flatterie sur lesquels la clairvoyante finesse de sa jeune maîtresse ne se méprenait pas. L'importance exagérée qu'elle attachait à des règles gênantes, dont beaucoup avaient leur raison d'être, mais dont plusieurs étaient des puérilités et dont d'ailleurs elle n'expliquait pas le motif, exaspérait la Dauphine, en même temps que ses complaisances obséquieuses l'agaçaient. Malgré ces inconvénients, Mme de Noailles était peut-être celle des femmes de la Cour qui convenait le mieux à ses hautes fonctions [261]. La grande situation de sa famille l'y avait préparée et sa vertu incontestable l'en rendait digne. Mercy l'opposa plus d'une fois à l'influence prédominante de Mesdames.

Au-dessous d'elle, la dame d'atours, la duchesse de Cossé, fille du duc de Nivernais, jeune femme réservée et pleine de tact, qui «réunissait tout le charme de la raison et de l'à-propos [262]» et de qui l'Empereur devait dire un jour que «dans sa tête un esprit anglais se trouvait logé avec une imagination française» [263]; véritablement attachée d'ailleurs et véritablement aimée, et qui, lorsque, plus tard, la maladie de son fils la força de quitter sa place, devait laisser à la Reine, en guise de «testament de fidélité», de sages avis sur les intrigues de la Cour et les pièges qu'on lui tendait [264].

Parmi les autres dames de la maison de la Dauphine, les unes, douces et sensibles, comme la marquise de Mailly, fort honnête, mais un peu nonchalante, n'avaient pas d'inconvénients, mais n'offraient pas de secours [265]. Les autres, comme Mme de Chimay, d'une vertu reconnue, n'inspiraient cependant pleine confiance ni à l'ambassadeur ni à la princesse [266]. D'autres, enfin, n'avaient pas une réputation intacte, comme cette duchesse de Chaulnes, spirituelle mais méchante, qui couronna par un mariage ridicule une série d'aventures et d'extravagances [267].

A tout prendre, et dans la situation que nous venons de peindre, il était donc naturel que Marie-Antoinette se rapprochât de ses tantes, surtout au début, et que sa mère l'y encourageât. Mercy lui-même, qui connaissait bien la Cour, convenait des avantages de ces relations [268]; mais il ajoutait aussitôt qu'il ne fallait pas s'y livrer sans une certaine circonspection [269]. Ce qui paraît plus surprenant, au premier abord, c'est que Mesdames, avec leurs préventions contre l'alliance autrichienne, se soient prêtées si facilement à cette intimité. Virent-elles là l'accomplissement d'un devoir envers une jeune nièce, jetée sans pilote et sans gouvernail sur la mer orageuse de Versailles? Subirent-elles, elles aussi, l'ascendant de cette grâce qui tenait tout le monde sous le charme? Y eut-il chez elles un calcul et, jalouses de cette influence nouvelle, qui se levait à l'horizon de la Cour, embrassèrent-elles leur rivale, afin de mieux l'étouffer? Nous ne voudrions pas affirmer que cette dernière considération ne soit pas entrée quelque peu dans les motifs qui guidèrent, sinon les trois sœurs,—nous ferions volontiers exception pour l'excellente Mme Victoire,—du moins Mme Adélaïde, la politique de la famille, et le chef reconnu de cette auguste trinité qui trônait dans les petits appartements du Château.

L'arrivée de la Dauphine dérangeait tous leurs projets et les rejetait au second plan. Depuis la mort de Marie-Josèphe de Saxe, Mesdames occupaient, après leur père, le premier rang à la Cour: c'était chez elles que se tenait le jeu du Roi. Désormais, ce rôle passait à la Dauphine. Que Mme Adélaïde ait vu ce changement avec dépit, cela ne paraît pas douteux. De là à cacher le dépit sous des dehors aimables, à essayer d'annuler, en la dominant et en l'absorbant, une influence contre laquelle il eût peut-être été malaisé de lutter, il y avait une transition naturelle, une combinaison qui devait tenter un esprit politique comme celui de la fille de Louis XV.

Quoi qu'il en soit, l'intimité s'établit dès le début entre la nièce et les tantes. Séduite par leurs avances, sentant d'ailleurs la nécessité d'un appui, la jeune princesse se livra avec cette spontanéité et cette franchise qui étaient le fond et le charme de son caractère.

Une cérémonie touchante vint servir encore, en quelque sorte, comme d'un nouveau trait d'union. Le 10 octobre 1770, au bout de cinq mois d'attente exigés par son père, Mme Louise prit l'habit de carmélite à Saint-Denys, et ce fut des mains de la Dauphine qu'elle le reçut. Quelles que fussent les répugnances de l'humble religieuse, la cérémonie se fit avec un grand éclat. Le nonce du Pape y fut, vingt-deux évêques y assistèrent, et la fille de France reprit pour ce jour-là le costume et le cortège d'une puissante princesse. Mais quand, après les interrogations accoutumées, elle reparut dans le chœur, dépouillée de ses riches parures et couverte d'une bure grossière, pour s'agenouiller aux pieds de sa nièce, des pleurs coulèrent de tous les yeux, et la Dauphine elle-même arrosa de ses larmes le scapulaire et le manteau dont elle revêtit l'humble postulante [270].

Mesdames, comme le Roi, ne s'étaient pas senties assez fortes pour assister à ce grand sacrifice: il en eût trop coûté à leur cœur, dit une lettre du Carmel; elles en recueillirent avidement l'écho des lèvres de leur nièce, et il semble que l'amitié de Marie-Antoinette et de ses tantes ait été resserrée par ce grand exemple et cette grande leçon.

Les effets ne tardèrent pas à s'en faire sentir. Mesdames étaient timides, même avec leur père: elles n'aimaient pas le monde, craignaient la représentation, vivaient dans un petit cercle d'intimes qui se transformait trop souvent en petit cercle d'intrigues; elles s'y permettaient des propos au moins indiscrets et des critiques malveillantes [271]. La Dauphine se laissait aller à prendre part à ces critiques; son penchant à la moquerie, ainsi encouragé et se croyant enfermé dans les limites étroites d'une société restreinte, se donnait libre carrière, et ses mots spirituels, aussitôt colportés à la Cour et méchamment commentés, froissaient ceux qui en étaient l'objet et indisposaient le Roi [272]. On prétendit même qu'elle tournait les travers de certaines personnes en ridicule et leur éclatait de rire au nez [273].

Puis soudain on vit la jeune princesse devenir timide, comme ses tantes, sauvage, effarouchée, malgré le succès qu'elle avait dans le monde [274]. Elle n'adressait pas la parole aux personnages de distinction [275]; elle n'osait pas parler au Roi; elle ne tenait plus le jeu chez elle [276]; elle s'affranchissait le plus possible des devoirs de la représentation, ou, quand elle se voyait dans la nécessité de les remplir, elle était dans une agitation terrible [277].

Un jour, c'était le 4 septembre 1770, le Corps de ville de Paris et les États du Languedoc devaient être présentés à la Dauphine, le premier par le duc de Chevreuse, gouverneur de Paris, les seconds par le comte d'Eu, gouverneur de la province. Mesdames, toujours embarrassées de leur maintien quand il fallait paraître en public, voulurent persuader à leur nièce de recevoir les compliments sans y répondre; «elles-mêmes, disaient-elles, n'avaient jamais fait autrement.» Heureusement Mercy fut averti. Il combattit énergiquement les conseils de Mesdames: Marie-Antoinette l'écouta: elle fit au Corps de Ville et aux États une réponse pleine de grâce: les députés et le public furent enchantés [278].

Mais le fidèle ambassadeur n'était pas toujours là pour lutter contre l'influence prépondérante des tantes. Il avait bien de la peine, dans ses visites bi-hebdomadaires à corriger l'impression mauvaise produite par des conversations et des exemples de chaque jour. Les insinuations des vieilles princesses, tombant périodiquement sur l'esprit de la jeune femme, finissaient par y pénétrer, quelles que fussent d'ailleurs ses répugnances et les protestations de son bon sens, comme l'eau qui coule goutte à goutte vient à bout d'user le roc le plus dur [279]. Ce déplorable ascendant s'étendait à tout, se mêlait de tout, touchait à tout. «Mesdames ne se bornent pas à gouverner Madame la Dauphine dans les choses qui lui sont personnelles, écrivait Mercy; elles veulent aussi étendre leur pouvoir sur les gens attachés au service de Son Altesse Royale, porter atteinte à leurs prérogatives, confondre leurs rangs et diminuer ainsi la différence très marquée qui doit exister entre l'état d'une Dauphine et celui de Mesdames de France [280].» Confondre l'état de la Dauphine et celui de Mesdames, c'était bien là, au fond, le but des filles de Louis XV.

Malgré tout, entraînée par cette absence de calcul et ce besoin d'expansion, qui était le signe de son caractère, Marie-Antoinette ne savait dissimuler à ses tantes ni ses joies ni ses espérances. Un jour elle avait reçu du Dauphin une promesse d'intimité, longtemps attendue et ardemment souhaitée: tout heureuse de cette perspective, elle ne voulut pas garder son bonheur pour elle et courut en faire part à Mme Adélaïde et à Mme Sophie. Bavardes comme des vieilles filles, Mesdames n'eurent pas la discrétion de respecter cette confidence de la jeune femme: elles la racontèrent à tant de monde que cela devint la nouvelle du jour. Effarouché et mécontent, le Dauphin manqua à sa parole et le ménage fut quelque temps en froid [281].

Derrière Mme Adélaïde, et la dirigeant, il y avait sa dame d'atours, la comtesse de Narbonne, femme de peu de moyens [282], suivant Mercy, mais très versée dans l'intrigue, à une Cour où il fallait moins de talent que de brigues pour réussir, et qui avait su prendre sur sa maîtresse un ascendant dominateur. Mme de Narbonne ne négligeait rien pour attirer la Dauphine et acquérir sur elle le même crédit qu'elle avait sur Mme Adélaïde. Soit paresse d'esprit, soit besoin d'amusement et facilité de se les procurer chez la dame d'atours, Marie-Antoinette avait fini par subir cette influence [283]. On en vit un jour un singulier exemple.

Lorsque l'Archiduchesse avait quitté Vienne, sa mère lui avait recommandé d'obtenir comme faveur spéciale pour le marquis de Durfort, qui avait négocié son mariage, le titre de duc. A plusieurs reprises, soit dans ses lettres à sa fille, soit dans sa correspondance avec Mercy, Marie-Thérèse, qui avait le don de la reconnaissance, était revenue sur ce sujet, s'étonnant qu'une grâce, si souvent accordée à des gens qui ne valaient pas le marquis de Durfort, fût si longtemps différée [284]. Il y avait là cependant un intérêt direct pour Marie-Antoinette à montrer qu'elle protégeait ceux qui lui avaient rendu service et qu'elle avait assez de crédit pour les protéger efficacement. Mais, à chaque ouverture, la jeune princesse ajournait la question: il fallait attendre, l'occasion n'était pas favorable, etc. Elle en avait bien parlé à Choiseul, mais elle n'osait pas en parler au Roi [285]. La vérité est que Mme Adélaïde s'opposait à ce que le marquis de Durfort fût créé duc, parce que l'éclat de ce titre eût rejailli en quelque sorte sur sa sœur cadette, Mme Victoire, dont la marquise de Durfort était dame d'atours. C'était d'ailleurs le moment où Mmes Adélaïde et Sophie s'efforçaient [286] d'éloigner la Dauphine de leur sœur, dont l'affection et l'humeur plus douce les offusquaient [287].

Tout changea cependant, par un de ces coups de théâtre, ou plutôt de ces compromis dont on voit plus d'un exemple dans les cours, mais qui ne sont point, que nous sachions, particuliers aux États monarchiques. L'évêque de Gap, beau-frère de la comtesse de Narbonne, désirait vivement être nommé premier aumônier de Mme Victoire; la marquise de Durfort, aussi puissante sur l'esprit de cette princesse que la comtesse de Narbonne l'était sur celui de Mme Adélaïde, l'engagea à refuser la nomination de l'évêque, tant qu'on ne lui aurait pas donné satisfaction à elle-même. «Mme Victoire s'étant prêtée à cette insinuation, il en résulta que les deux dames d'atours se trouvèrent réciproquement dans le cas d'avoir besoin l'une de l'autre. Elles capitulèrent par l'entremise de leurs amis communs, et il fut convenu que la comtesse de Narbonne ferait parler Mme Adélaïde à Mme la Dauphine en faveur de la marquise de Durfort, et que celle-ci déciderait Mme Victoire à prendre l'évêque de Gap pour premier aumônier. Cette convention fut religieusement observée et produisit d'abord son effet, en ce que l'évêque de Gap fut demandé et nommé premier aumônier de Mmes Victoire et Sophie. Immédiatement après, Mme Adélaïde, ayant fait connaître quelle consentait à ce que Mme la Dauphine employât ses bons offices en faveur du marquis de Durfort, Son Altesse Royale s'en acquitta immédiatement et en parla au Roi le 6 de ce mois. Le Roi reçut très bien la demande de Mme la Dauphine; il lui répondit, sans la moindre résistance, que, l'objet étant juste et Mme la Dauphine le désirant, il y consentait volontiers, et allait ordonner au duc de la Vrillière d'expédier au marquis de Durfort une assurance par écrit, et au moyen de laquelle il jouira, lui et sa postérité, de la dignité de duc et pair, à l'extinction très prochaine de la branche de Lorge: ce qui remplissait la demande du marquis de Durfort [288]

Louis XV aimait sincèrement la Dauphine, dont la bonne humeur, la grâce, la pétulance même, parfois audacieuse, lui plaisaient; à plusieurs reprises, on avait remarqué ses soins pour elle. Un jour, à la chasse, il était monté dans sa voiture, et l'avait fait asseoir affectueusement sur ses genoux [289].

Une autre fois, à Fontainebleau, il s'était rendu chez elle le matin, en robe de chambre, par une porte de communication jusque-là fermée; il y avait fait son café et était resté deux heures, paraissant gai et plus content que de coutume [290]. Blasé sur tout, dégoûté des plaisirs coupables, on eût dit qu'il cherchait dans cette pure et fraîche atmosphère un refuge contre lui-même, et il semblait aisé à Marie-Antoinette d'habituer son grand-père à venir ainsi régulièrement dans ses appartements et de s'assurer par là, sur cet esprit facile à conquérir, à force de lassitude, un empire inébranlable. Il eût suffi pour cela de se montrer elle-même et de se laisser aller à son premier mouvement.

Malheureusement, Mesdames s'ingéniaient à lui inspirer vis-à-vis de leur père la frayeur et la taciturnité qu'elles avaient elles-mêmes. Sous cette influence néfaste, la jeune femme se sentait embarrassée en présence du Roi, et, dans cet embarras, elle restait bouche close. Avait-elle quelque faveur à demander, elle aimait mieux écrire, et Louis XV, qui, timide lui-même vis-à-vis de ses enfants, n'eût pas osé dire non en face, refusait par lettre ce qu'il eût accordé de vive voix. Voyant qu'on ne répondait pas à ses avances, il avait fini par se blesser: il ne disait rien, ce qui eût trop coûté à sa paresse; mais il marquait son mécontentement par des bouderies et des froideurs [291]. Les choses n'en allaient pas mieux. Mercy avait beau représenter à la Dauphine combien il lui eût été facile de profiter des bonnes dispositions de son grand-père qui ne demandait qu'à se livrer à ses enfants, pourvu qu'ils voulussent, de leur côté, chercher à soulager son ennui. La Dauphine convenait de tout, mais finissait par dire que le courage lui manquait et qu'elle ne se sentait pas la force de parler au Roi: «J'ai cru ne devoir rien omettre, écrivait Mercy en rendant compte de cette conversation à l'Impératrice, afin que Votre Majesté soit à même d'apercevoir jusqu'à quel point les conseils de Mme Adélaïde tendent à énerver Madame la Dauphine [292]

Marie-Thérèse s'alarma de cette influence persistante dont les résultats, néfastes pour sa fille, compromettaient à la fois ses espérances de mère et ses plans de souveraine: «Toutes les lettres, écrivit-elle, disent que vous n'agissez que par vos tantes. Je les estime, je les aime, mais elles n'ont jamais su se faire estimer, ni de la famille, ni du public, et vous voulez prendre le même chemin [293]

Et faisant fièrement le parallèle entre ce qu'étaient Mesdames et ce qu'elle avait été elle-même:

«Est-ce que mes conseils, ma tendresse méritent moins de retour que les leurs? J'avoue, cette réflexion me perce le cœur. Comparez quel rôle, quelle approbation ont-elles eus dans le monde? Et, cela me coûte à dire, quel est-ce que j'ai joué? Vous devez donc me croire de préférence, quand je vous préviens ou conseille le contraire de ce qu'elles font. Je ne me compare nullement avec ces princesses respectables, que j'estime sur leur intérieur et qualités solides; mais je dois répéter toujours qu'elles ne se sont, fait ni estimer du public, ni aimer dans le particulier. A force de bonté et coutume de se laisser gouverner par quelqu'un, elles se sont rendues odieuses, désagréables et ennuyées pour elles-mêmes et l'objet de cabales et tracasseries. Je vous vois prendre le même train et je dois me taire! Je vous aime trop pour le pouvoir et le vouloir, et votre silence affecté sur ce point m'a fait bien de la peine et peu d'espérance de changement [294]

Le changement vint pourtant. Peu à peu, Marie-Antoinette, éclairée par les avertissements de Mercy et les gronderies de sa mère, apprécia plus sainement les conseils de ses tantes. Elle ne rompit cependant pas tout de suite, elle ne pouvait pas rompre brusquement des liens que son âge et son isolement l'avaient déterminée à former et que des rapports de chaque jour avaient resserrés. Mais la confiance disparut.

Par respect et par un reste d'habitude elle écouta quelque temps encore les avis de ses anciennes conseillères. Mais, dès le milieu de 1772, il est facile de remarquer chez les vieilles princesses une diminution sensible de crédit. Si Marie-Antoinette leur cède parfois, ce n'est plus par persuasion, c'est par complaisance ou par crainte [295].

Trois mois après, Mercy constate qu'elles ne sont plus consultées sur rien, pas même sur les petits arrangements de la journée, dont précédemment elles étaient les arbitres [296]. Au commencement de 1773, les relations de la Dauphine avec ses tantes sont ce qu'elles doivent être, une simple forme de bienséance: elle leur manifeste tous les égards justes et convenables; mais elle n'a plus avec elles d'intimité. L'influence de Mesdames a vécu.

Les vieilles princesses ne supportèrent pas de gaîté de cœur la perte du petit despotisme qu'elles s'étaient habituées à exercer sur leur nièce et, par elle, sur le reste de la famille. Leur mécontentement se traduisit par des critiques, des médisances, des propos aigres [297], des efforts secrets pour exalter, aux dépens de la Dauphine, sa nouvelle belle-sœur, la comtesse de Provence; elles ne réussirent pas. Changeant alors de tactique, elles cherchèrent à se rapprocher de nouveau de Marie-Antoinette, lui firent des avances, devinrent complaisantes, après avoir été impérieuses [298], quêtèrent même l'appui de l'abbé de Vermond [299]. Repoussées encore dans cette tentative et tenues à distance par la conduite sagement soutenue de la Dauphine, elles finirent, après quelques moments d'humeur et quelques discussions semi-aigres, où elles n'eurent pas le dessus [300], par se résigner à l'ascendant incontesté de leur nièce; mais elles rongèrent leur frein, et leur haine concentrée, s'échappant sans cesse, comme les jets d'une vapeur morbide, en traits mordants et en insinuations malveillantes, devint un redoutable péril pour la fille de Marie-Thérèse. Leurs mains, inhabiles aux grandes choses, mais habiles aux mesquines intrigues, se retrouvent dans tous les complots ourdis contre la jeune princesse. N'ayant pu dominer la Dauphine, elles résolurent de perdre la Reine, et malheureusement elles réussirent. Leur influence avait été néfaste, leur rancune fut mortelle. Et pour n'en citer qu'un exemple, c'est Mme Adélaïde qui infligea à sa nièce ce surnom d'Autrichienne, dont l'impopularité pesa sur la vie entière de Marie-Antoinette et, après l'avoir menée à l'échafaud, pesa sur sa mémoire jusqu'à ce que l'histoire, mieux connue, eût fait justice et des méchancetés des vieilles filles et des pamphlets des gazettiers.


Chargement de la publicité...