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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

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Guerre d'Amérique.—Mission de Franklin.—La guerre déclarée.—La Reine favorable aux Américains, protectrice de Lafayette.—Ses préoccupations pendant la guerre.—Elle ne veut que d'une paix honorable.—Paix de 1783.—Ses conséquences.—Visites princières.—Les princesses de Hesse-Darmstadt.—Le comte et la comtesse du Nord.—Fêtes à Trianon et à Chantilly.—Le roi de Suède.—Le prince Henri de Prusse.—Naissance du duc de Normandie.—Faillite du prince de Guéménée.—La duchesse de Polignac, gouvernante des Enfants de France.

A ce moment même, la dynastie et le peuple se retrempaient dans ces ondes vivifiantes de la gloire militaire, toujours si chères à l'orgueil national. Depuis trois ans, on était en guerre avec l'Angleterre, et le pavillon français avait reparu sur les mers avec un éclat incontesté. Le 4 juillet 1776, le Congrès de Philadelphie avait proclamé l'indépendance des États-Unis et décidé l'envoi au-delà de l'Océan de trois délégués, chargés de ménager à l'Amérique les sympathies et l'appui des puissances européennes. Le 2 décembre, le docteur Franklin débarquait à Auray, du vaisseau qui, à travers les croisières anglaises, avait porté sa fortune; il se mettait en marche à petites journées, et le 21 décembre entrait à Versailles.

Le choix de l'ambassadeur était heureux. Faux bonhomme, cachant, sous une apparence de simplicité alors à la mode, un esprit plein de finesse; affectant des airs de rondeur et d'indépendance qui séduisaient par leur contraste même avec les formules solennelles de l'étiquette; ayant la patience et le flegme des races anglo-saxonnes; sachant attendre sans se presser, mais aussi sans jamais se décourager ni perdre de vue le but qu'il se proposait, Franklin, par ses qualités comme par ses défauts, devait plaire à une nation qui se paye de mots, se leurre d'apparences, s'engoue volontiers pour les étrangers et s'enthousiasme facilement pour des innovations. Il comprit vite que le vrai souverain de la France, à ce moment, n'était ni le Roi, ni la Reine, ni le ministère, mais l'opinion, et c'est sur l'opinion qu'il résolut d'agir. Tout chez lui fut donné à l'apparence [1459]. Sans préjugés qui le gênassent, allant à la messe, quoique protestant, faisant l'éloge des rois, quoique républicain; courtisant à la fois son curé et Voltaire, offrant le pain bénit au premier, sollicitant la bénédiction du second pour son petit-fils dans une scène qu'a racontée Bachaumont et dont le charlatanisme a révolté jusqu'au sceptique chroniqueur [1460]; flattant les évêques et les francs-maçons, les salons et les loges, les hommes de lettres et les hommes d'affaires, les philosophes et les jolies femmes, qui l'embrassaient malgré ses lunettes [1461]; frondant les usages reçus pour mieux se faire remarquer, paraissant au théâtre avec un habit de drap brun uni et des cheveux plats au milieu des perruques poudrées et des habits brodés; tranquille et inactif en apparence, mais «employant beaucoup de gens en sous-ordre [1462]»; mettant tout en œuvre, les arts, les sciences, les lettres, pour se faire connaître et célébrer, le bonhomme Franklin, comme l'appelaient les uns, le bon et vénérable docteur, comme l'appelaient les autres, ne tarda pas à devenir l'idole, ou, comme il le disait lui-même, «la poupée» des Parisiens, en même temps qu'il rendait son pays et sa cause populaires. On ne parlait plus que de l'Amérique; on ne rêvait que des États-Unis; on se coiffait aux «insurgents»; on jouait au «boston [1463]»; on se passionnait pour les idées républicaines et leur représentant.

La jeune noblesse s'enthousiasmait pour la cause des colonies insurgées: le marquis de la Fayette s'embarquait pour l'Amérique malgré l'opposition de sa famille, malgré même la défense du Roi; le vicomte de Noailles, beau-frère de la Fayette, les comtes de Ségur, de Pontgibault, de Gouvion [1464], les cousins mêmes du prince de Montbarrey, ministre de la guerre [1465], allaient s'enrôler sous les drapeaux de Washington. C'était un véritable délire.

Joseph II, pendant son voyage en France essaya vainement de jeter un peu d'eau froide sur cet enthousiasme: «Mon métier, à moi, est d'être royaliste [1466],» répondait-il sèchement à une dame qui lui vantait les Américains, ces «athlètes de la liberté [1467]» comme les appelait Frédéric II. Mais il était impuissant à arrêter l'entraînement populaire, qui allait finir par gagner la Cour. Là, les insurgents trouvaient un auxiliaire ardent dans le ministre de Prusse, le comte de Goltz, dont le maître n'était pas fâché de brouiller la France avec l'Angleterre, afin d'avoir les mains libres du côté de Dantzick et, au besoin, du côté de la Bavière [1468]. Par l'ordre de son souverain, Goltz ne cessait d'insinuer que la France trouvait là une occasion favorable de venger ses échecs et peut-être de recouvrer ses colonies perdues [1469]. Et de fait, la tentation était forte. Prendre une éclatante revanche des défaites de la Guerre de Sept ans et de l'humiliant traité de 1763, abaisser à notre tour notre éternelle rivale, infliger à sa puissance un coup décisif et peut-être sans remède, prouver que nous n'avions pas dégénéré des vainqueurs de Fontenoy et surtout montrer ce que valait notre marine, si décimée dans la lutte contre l'Angleterre, mais à la restauration de laquelle on travaillait énergiquement depuis l'avènement de Louis XVI, quelle belle et séduisante perspective! Sans doute il y avait la question financière qui pouvait arrêter. Turgot, lorsqu'il était ministre, s'était vivement opposé à toute intervention dans les affaires d'Amérique; il avait rédigé un long mémoire pour établir qu'il fallait «éviter une guerre comme le plus grand des malheurs, puisqu'elle rendait impossible pour bien longtemps, et peut-être pour toujours, une réforme absolument nécessaire à la prospérité de l'État et au soulagement des peuples [1470]». Necker, qui avait succédé à Turgot, n'était pas plus favorable à une entreprise aussi coûteuse. Mais qu'était-ce que l'argent à côté de la gloire? Vergennes penchait visiblement pour une alliance avec les États-Unis [1471]; Maurepas ne dissimulait pas sa joie des échecs infligés à l'orgueil britannique [1472]. Louis XVI hésitait encore: profondément pénétré de l'idée monarchique et de la nécessité du principe d'autorité, il lui répugnait d'appuyer une insurrection; homme de paix, il ne se souciait pas de se jeter dans une guerre; fidèle observateur de la foi jurée, il se faisait scrupule de rompre sans motif un traité, solennellement accepté, et que l'Angleterre n'avait pas violé.

La Reine n'avait pas ces hésitations: elle s'était laissé gagner par l'enthousiasme général. Sa nature ardente ne voyait que le côté chevaleresque de l'entreprise, des opprimés à défendre, de la gloire à gagner, le prestige de la France à restaurer. Elle n'aimait pas cette conduite ambiguë, et, il faut le dire, plus politique que loyale, du ministère qui, tout en ne rompant pas avec les Anglais, fournissait sous main et laissait fournir des armes et des munitions aux insurgés. Elle servait de tout son pouvoir et de tout son crédit les partisans de la guerre, et ce fut elle qui se chargea de vaincre les résistances de son mari. Elle remit au Roi un mémoire du comte d'Estaing et du comte de Maillebois, qui concluait énergiquement à la guerre, et taxait de pusillanimité la conduite du cabinet. «Les Puissances de l'Europe, disait ce mémoire, apprécieront le règne de Louis XVI à la manière dont ce prince saura saisir les circonstances présentes pour rabaisser l'orgueil et les prétentions d'une puissance rivale [1473]».

La capitulation du général anglais Burgoyne, à Saratoga, le 13 octobre 1777, vint apporter un argument de plus. Ce grand événement, augmentant la force des Colonies, rendait les chances de succès presque certaines. «Les chances sont cent contre une en faveur de la France» écrivait Frédéric II [1474].

La joie de la victoire des Américains fut vive à Paris; le Roi lui-même ne put dissimuler la sienne [1475], et le 6 décembre, deux jours après la nouvelle de la captivité de Burgoyne, M. de Vergennes informait Franklin et ses collègues que «les circonstances semblaient favorables à l'établissement d'une alliance étroite entre la Couronne et les Provinces unies de l'Amérique septentrionale». Les négociations furent activement menées, et le 21 janvier 1778, au bal de la Reine, le comte de Provence, qui sortait du Conseil, put annoncer qu'un traité allait se conclure avec les États-Unis et que l'ordre était donné de mettre en commission un certain nombre de vaisseaux. «Il y eut alors dans la salle, raconte l'ambassadeur d'Angleterre, lord Stormont, une émotion générale et beaucoup de chuchottements entre les jeunes gens, tous ardents pour la guerre, beaucoup de marques d'émotion satisfaite. Le comte d'Artois laissait échapper des transports de joie [1476]

Le 6 février, le traité était effectivement signé, et le 15 mars, lord Stormont demandait ses passeports.

La lutte était engagée. Avec son goût des batailles et son insouciance de l'avenir, la France se lançait dans une aventure où elle allait se couvrir de gloire, mais en même temps épuiser ses finances, et dont les conséquences politiques devaient être incalculables. On s'y lançait avec une gaîté qui fait mal à ceux qui peuvent aujourd'hui contempler les résultats: «Louis XVI et Marie-Antoinette, a dit le dernier historien de la guerre de l'Indépendance, lorsqu'ils s'embarquèrent pour délivrer l'Amérique, le plaisir souriant à la proue du navire et la main de la jeunesse inexpérimentée au gouvernail, auraient pu crier à la jeune République, dont ils protégeaient les débuts: «Morituri te salutant [1477]

Les débuts furent heureux: dès le premier jour, notre marine soutenait à armes égales le feu de la marine anglaise; le 17 juin, le premier engagement sur mer se terminait brillamment à l'avantage de la France. Après un combat corps à corps, le capitaine de la Clochetière forçait le capitaine Marshall à la retraite, et le nom du bâtiment français, la Belle Poule, devenait immédiatement populaire. Le 27 juillet, la flotte de l'amiral d'Orvilliers remportait sur l'amiral Keppel un avantage réel, qui eût pu devenir un triomphe décisif, si le duc de Chartres, commandant d'une des escadres, eut mieux compris et exécuté les signaux de l'amiral. La guerre se poursuivait en Europe, en Amérique, aux Indes, avec des vicissitudes diverses, mais avec un vif éclat pour nos armes. Sur terre, Lafayette et Rochambeau étaient les lieutenants et les émules de Washington, et, le 19 octobre 1781, forçaient glorieusement Cornwallis à capituler dans Yorktown, avec huit mille hommes [1478]. Sur mer, d'Estaing enlevait la Grenade; Bouillé, la Dominique; La Motte-Picquet, de Grasse, Bougainville, Suffren surtout, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, toujours intrépides, maintenaient haut l'honneur du drapeau national.

La Reine suivait avec une ardeur anxieuse tous ces mouvements de nos flottes et de nos armées. «Ils sont donc dans la Manche!» écrivait-elle à sa mère le 16 août 1779, lorsque la réunion des flottes espagnole et française préparait un débarquement en Angleterre, et faisait concevoir au public des espérances qui malheureusement furent déçues. «Ils sont donc dans la Manche! et je ne pense pas sans frémir que, d'un moment à l'autre, tout le sort sera décidé. Je suis effrayée, aussi, de l'approche du mois de septembre, où la mer n'est plus praticable; enfin, c'est dans le sein de ma chère maman que je dépose toutes mes inquiétudes. Dieu veuille qu'elles soient nulles [1479]!» L'échec de cette campagne, montée à si grands frais, la rentrée de d'Orvilliers à Brest sans avoir rien fait ne justifièrent que trop les prévisions de Marie-Antoinette [1480].

Mais la Reine ne se décourageait pas; en toute circonstance, elle affirmait hautement ses sympathies pour les Américains et sa protection pour Lafayette, le promoteur de l'alliance. Lorsqu'au commencement de février 1779, le jeune général revint en France, Louis XVI, pour le punir de sa désobéissance, lui enjoignit de rester une semaine à Paris sans aller ailleurs que chez son beau-père. Mais dès que la consigne fut levée, Lafayette reparut à Versailles, où il fut l'objet d'une ovation enthousiaste; le Roi, lui-même, ne lui adressa qu'une affectueuse réprimande; la Reine le reçut avec une curiosité empressée: «Donnez-moi, lui dit-elle, des nouvelles de nos bons Américains, de nos chers républicains [1481] A sa demande, elle envoyait son portrait en pied à Washington [1482]; elle copiait de sa main des vers de la pièce de Gaston et Bayard, où le public avait voulu voir des allusions au «héros des deux mondes»:

..... Eh! que fait la jeunesse,
Lorsque de l'âge mûr je lui vois la sagesse?
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .  
Je me plais à le suivre et même à l'imiter;
J'admire sa prudence et j'aime son courage:
Avec ces deux vertus, un guerrier n'a point d'âge [1483].

Elle employait tout son crédit pour lui faire donner un commandement supérieur dans le corps d'armée qui devait être envoyé au secours des États-Unis [1484]. Elle assurait Rochambeau de sa bienveillance [1485], et lorsque le comte d'Estaing, l'heureux vainqueur de la Grenade, était présenté au Roi, au retour de la brillante expédition qui avait excité, en France, un extraordinaire enthousiasme, elle daignait lui apporter elle-même un tabouret pour qu'il pût y reposer sa jambe blessée [1486]; attention gracieuse, dont elle devait être si tristement payée.

La sollicitude de la Reine est sans cesse éveillée sur les affaires d'Amérique, sur les péripéties de la guerre, surtout sur les opérations de la marine, et son cœur, qu'on a accusé de n'être ému que des intérêts de l'Autriche, bat avec une force incomparable pour tout ce qui touche à l'honneur et à la grandeur de la France.

Lorsqu'au mois de mars 1780, on se dispose à envoyer, sous le commandement de Rochambeau, un corps de troupes en Amérique, Marie-Antoinette est toute à l'inquiétude: «Nous ne pouvons pas, dit-elle, risquer ce grand convoi, sans être bien sûrs de la mer; il serait affreux d'essuyer encore des malheurs par là; j'avoue que je ne pense pas à cela de sang-froid [1487].»—«Les troupes destinées pour les îles sont embarquées et n'attendent plus qu'un vent favorable pour sortir du port,» écrit-elle un mois plus tard. «Dieu veuille qu'elles arrivent heureusement! [1488]» Sa pensée suit à travers les mers ces vaisseaux qui portent les soldats et la fortune de la France, et comme pour couronner ces patriotiques angoisses, c'est dans l'appartement de la Reine, le 19 novembre 1781, quelques jours après la naissance du Dauphin, que le Roi apprend, de la bouche du duc de Lauzun, la bonne et grande nouvelle de la capitulation de Cornwallis, réduit à se rendre par la flotte du comte de Grasse et les troupes réunies de Washington et de Rochambeau [1489].

L'opinion publique se lassa plus vite que la Reine des efforts de la France et des incertitudes de la guerre. Dès le commencement de 1779, les esprits inclinaient à la paix; le mouvement fut bien plus vif encore après l'échec du projet de descente en Angleterre. L'Autriche et la Russie proposèrent leur médiation. «Cela serait un grand bonheur,» répondait Marie-Antoinette, «et mon cœur le désire plus que tout au monde [1490].» Mais elle ajoutait fièrement: «La nullité de cette campagne exclut toute idée d'une paix [1491].» Dans le conseil, Necker, peu sympathique à l'Amérique et préoccupé de la situation financière, insistait pour une prompte cessation des hostilités; Maurepas, toujours fatigué de ce qui nécessitait une contention d'esprit et causait un embarras, Maurepas faisait des ouvertures à un ancien secrétaire de l'ambassade anglaise à Paris. Le Roi lui-même était las de la guerre et voulait qu'on y mît un terme avant la fin de l'année [1492]. D'autre part, l'Espagne cherchait à faire un arrangement séparé [1493]; les Américains ne se battaient que mollement, depuis que l'Angleterre offrait de reconnaître leur indépendance, et, au fond, les deux nations coalisées ne s'aimaient pas. «Nos alliés, écrivait le comte de Fersen, ne se sont pas toujours bien conduits vis-à-vis de nous, et le temps que nous avons passé avec eux nous a appris à ne pas les aimer ni les estimer [1494].» L'Autriche renouvelait ses offres de médiation. La Reine ne souhaitait pas moins que le Roi et ses ministres un accommodement; mais elle le voulait glorieux et protestait énergiquement contre toute transaction humiliante: «La paix serait un grand bien; mais si nos ennemis ne la demandent pas, je serais bien affligée qu'on en fît une humiliante [1495]

Cette paix, objet de tant de vœux, vint enfin en 1783; elle combla de joie Marie-Antoinette, qui n'en parlait jamais «qu'avec la fierté et le sentiment d'une reine, et d'une reine française [1496]»; car elle était telle qu'elle l'avait voulue, glorieuse. Elle consacrait à tout jamais l'indépendance des alliés pour lesquels nous avions soutenu cette guerre lointaine. La France, toujours généreuse, nous dirions volontiers trop généreuse, ne réclamait rien pour elle et ne retirait de ses campagnes qu'un éclat incontesté, une reconnaissance qui fut légère et une dette qui fut lourde.

Marie-Antoinette, heureuse du prestige qui rejaillissait sur son royaume et sur le règne de son mari, ne cessait d'en témoigner sa satisfaction à tous ceux dont la vaillance avait contribué à ces succès. Lorsque, le 21 janvier 1782, Lafayette revint inopinément en France, la Reine, qui assistait, à l'Hôtel-de-Ville, à la fête donnée en l'honneur de ses couches récentes, voulut ramener dans sa propre voiture Mme de Lafayette à l'hôtel de Noailles, où venait de descendre son époux [1497] et quand Suffren, vainqueur, parut à Versailles: «Mon fils, dit-elle au jeune Dauphin, apprenez de bonne heure à entendre prononcer, et prononcez vous-même le nom des héros défenseurs de la patrie. Vous lisiez l'histoire des grands hommes de Plutarque, en voici un; il faut apprendre son nom et ne plus l'oublier [1498].» Éprise, comme la nation, du côté chevaleresque et brillant de cette guerre, la généreuse souveraine n'avait pas songé au déficit que les dépenses énormes, nécessitées par tant d'armements, devaient amener dans nos finances, non plus qu'aux germes de mécontentement vague et d'indépendance frondeuse que la contagion de l'exemple, le spectacle d'institutions mal comprises, l'attrait de la nouveauté, la formation d'une école américaine se substituant à l'école anglaise, allait faire éclore dans les têtes. On avait cru soutenir une révolte, on avait préparé une révolution.

Les préoccupations de la guerre et de la politique n'empêchaient pas les visites princières. La France était toujours le centre de la société polie; la Cour de Versailles donnait le ton à l'Europe; on y accourait de tous côtés. C'étaient d'abord, en 1780, les princes de Hesse-Darmstadt et surtout les deux jeunes princesses, Louise et Charlotte, qui avaient été élevées avec Marie-Antoinette, à Vienne. La Reine jouissait de retrouver ces amies d'enfance, qu'elle n'avait pas revues depuis dix ans et qu'elle aimait beaucoup [1499]. Elle leur faisait les honneurs de Trianon [1500], les conduisait au bal de l'Opéra [1501], leur donnait place dans sa loge au spectacle [1502], les promenait en calèche dans les bois de Marly et de Saint-Germain [1503], les accompagnait elle-même dans les boutiques, et, avec l'affectueuse expérience de la femme de cœur et de la femme de goût qui craint, chez ces Allemandes fraîchement débarquées en France, quelques excentricités de toilette, elle leur recommandait de ne pas «trop se parer» pour venir à Trianon ou dans sa loge [1504], de ne pas mettre de «grands chapeaux» en voiture [1505], de ne porter aux bals de la comtesse Diane de Polignac, où elle les avait fait inviter, que de petites robes ou polonaises [1506]. Elle les recevait à sa table [1507], leur donnait son portrait [1508], les comblait de cadeaux [1509], épuisait pour elles toutes les délicatesses de l'amitié [1510], et lorsque les princesses quittèrent la France, elles emportèrent, avec l'ineffaçable souvenir d'une des plus affables réceptions qui se puissent voir, la promesse d'une correspondance qui fut fidèle et se poursuivit jusque dans les jours d'angoisse et de deuil [1511].

Marie-Antoinette ne mit pas le même intérêt de cœur, mais un intérêt plus politique [1512] au voyage du comte et de la comtesse du Nord. Au premier abord, la grande duchesse, d'une belle taille, mais trop grasse pour son âge,—«homasse,» disait un chroniqueur [1513],—raide dans son maintien et faisant montre de son instruction, lui avait déplu. Par un accident inaccoutumé, la Reine, dont l'abord était plein d'aisance, et qui avait toujours un mot aimable à dire, s'était sentie gênée devant ces impériaux visiteurs; elle s'était retirée dans sa chambre comme prise de faiblesse, et avait dit, en demandant un verre d'eau, «qu'elle venait d'éprouver que le rôle de reine était plus difficile à jouer en présence d'autres souverains ou de princes appelés à le devenir, qu'avec des courtisans [1514]». Cet embarras d'ailleurs ne fut que momentané et l'accueil fait à ces nouveaux hôtes fut, en définitive, affable et gracieux comme toujours.

Joseph II avait mis l'incognito à la mode. Le grand duc Paul de Russie, fils de Catherine II, voyageait avec sa femme, née princesse de Wurtemberg, sous le nom de comte et de comtesse du Nord. Le prince avait quitté tous ses ordres; les gardes du corps ne prenaient pas les armes pour lui, et, chez le Roi, on ne lui ouvrait point les portes à deux battants. Pourtant il avait consenti à loger au Château, où l'appartement du prince de Condé avait été disposé pour le recevoir. Arrivés à Paris le 18 mai, les voyageurs furent à Versailles le 20. La première entrevue fut froide; la Reine, nous l'avons dit, avait été troublée; le Roi s'était montré timide, comme à son ordinaire. Le soir, au dîner, dans les grands cabinets, l'embarras disparut: la grande-duchesse montra de l'esprit; le grand-duc, fort laid, avec une figure à la tartare, rachetait cette laideur par la vivacité de ses yeux et de sa conversation. «La Reine, belle comme le jour, animait tout de sa présence [1515]

La glace était rompue. Trois jours après, le comte et la comtesse du Nord assistaient au spectacle à Versailles, dans la loge royale [1516]. La Reine, qui tenait à plaire à ses visiteurs [1517], profita de cette occasion pour offrir à la comtesse un magnifique éventail, enrichi de diamants et renfermant une lorgnette: «Je sais, dit-elle gracieusement, que vous avez comme moi la vue un peu basse; permettez-moi d'y remédier et gardez ce simple bijou en mémoire de moi.» —Je le garderai toute ma vie, répondit la princesse; car je lui devrai le bonheur de mieux voir Votre Majesté [1518]

Marie-Antoinette ne pouvait manquer de faire à ses hôtes les honneurs de Trianon [1519]. On joua sur le théâtre Zémire et Azor, de Grétry, et Jean Fracasse au Sérail, ballet de Gardet; les danses furent gaies, les costumes très riches, les acteurs excellents. Après le spectacle, il y eut souper; après le souper, illumination. Le coup d'œil du jardin était féerique; la Reine jouissait de ces splendeurs «qui étaient bien à elle», et sa grâce, sa bonté, ses délicates prévenances en relevaient encore l'éclat. «Combien j'aimerais à vivre avec elle!» disait la comtesse du Nord, le lendemain de cette fête. «Combien je serais charmée que Monsieur le comte du Nord fût Dauphin de France [1520]

Puis, le samedi 8 juin, il y eut bal paré à Versailles. Les salons, la galerie surtout, étaient magnifiquement décorés, avec une profusion de bougies et de girandoles. Toute la Cour était en grand habit: le Roi ayant déclaré que chacun devrait se montrer dans tout l'éclat possible ou ne pas paraître [1521]. Les femmes qui dansaient portaient des dominos de satin blanc avec de petits paniers et de petites queues [1522]. Mais la Reine éblouissait tout: «elle avait en marchant, dit un témoin oculaire, des airs de tête d'une majesté gracieuse, qui n'appartenaient qu'à elle [1523].» La foule, avide de voir, se pressait avec tant d'indiscrétion qu'à un moment le Roi, se sentant poussé, se plaignit; le grand-duc, qui était près de lui, s'éloigna un instant: «Sire, dit-il, pardonnez-moi; je suis devenu tellement Français que je crois, comme eux, ne pas pouvoir m'approcher trop près de Votre Majesté.»

Une amie d'enfance de la grande duchesse, qui l'accompagnait pendant le voyage, la baronne d'Oberkirch, raconte qu'à cette fête elle se trouva un moment derrière Marie-Antoinette.

«Madame d'Oberkirch me dit la Reine, parlez-moi un peu allemand, que je sache si je m'en souviens. Je ne sais plus que la langue de ma nouvelle patrie.»

«Je lui dis quelques mots allemands; elle resta quelques secondes rêveuse et sans répondre. «Ah! reprit-elle enfin, je suis pourtant charmée d'entendre ce vieux tudesque; vous parlez comme une Saxonne, sans accent alsacien, ce qui m'étonne. C'est une belle langue que l'allemand; mais le français! il me semble, dans la bouche de mes enfants, l'idiome le plus doux de l'univers.»

Après le bal, qui finit de bonne heure, il y eut souper chez la princesse de Lamballe; la Reine y vint. Le cercle était peu nombreux, mais bien choisi. On joua au loto, puis on dansa. Ce petit bal improvisé fut bien plus gai que l'autre. Le Roi, suivant son habitude, ne fit qu'y paraître. Après son départ, le respect ne gêna plus le plaisir et «l'on fut extrêmement content de cette sorte d'intimité que la Reine n'écartait pas [1524]».

A l'exemple du souverain, la famille royale offrit des fêtes splendides aux augustes visiteurs. Plus habiles et plus prévenants que l'archiduc Maximilien, le comte et la comtesse du Nord avaient eu soin d'envoyer, dès le lendemain de leur arrivée, des cartes à la porte des princes et princesses du sang [1525]. Ceux-ci, flattés de cette attention du futur empereur de toutes les Russies, rivalisèrent de prodigalités pour les recevoir. Le duc d'Orléans leur donna à dîner au Raincy [1526]; le comte d'Artois, à Bagatelle, leur offrit un concert magnifique et une collation des plus galantes [1527]. A Sceaux, chez l'excellent et vénéré duc de Penthièvre, ce fut un déjeuner exquis, suivi d'une promenade en voiture à travers le parc, dont le prince tint à faire lui-même les honneurs [1528].

Mais, de toutes ces fêtes, aucune ne pouvait atteindre à l'éclat de celles de Chantilly. L'hospitalité des Condé était proverbiale, et la réception du 10 juin 1782 ne démentit pas cette réputation. Le comte et la comtesse du Nord restèrent trois jours à Chantilly; ce furent trois jours d'enchantement. Il y eut illumination générale du château et du parc, chasse aux étangs, concert dans un pavillon mystérieux où, mollement assis sur des sofas, on écoutait des musiciens invisibles; on croyait entendre chanter les anges du ciel; puis bals dans la salle de verdure; souper dans l'île d'amour ou au hameau; car Mademoiselle de Condé avait son hameau à Chantilly comme la Reine à Trianon; et enfin nouvelle chasse aux flambeaux; la chasse était aussi un des plaisirs traditionnels des Condé. Lorsqu'on se sépara enfin:

«Nous serons bien éloignés l'un de l'autre, dit le prince au grand-duc; mais si Votre Altesse le permet et que le Roi ne s'y oppose pas, je pourrai un jour aller lui rendre, à Saint-Pétersbourg, la visite qu'elle a bien voulu me faire.»

—«Nous vous recevrons avec enthousiasme. Monsieur, et l'Impératrice sera trop heureuse de vous voir dans notre pays sauvage.»

—«Hélas! ce sont des rêves,» reprit le prince de Condé en soupirant [1529].

Pouvait-il imaginer alors que ce voyage de Russie, qu'il saluait comme un rêve, il le ferait, quinze ans plus tard, en proscrit, tandis que ce Chantilly éblouissant, dont il faisait, avec une si noble prodigalité, les honneurs au fils de Catherine, ne serait plus qu'une ruine, ouverte aux vents du ciel?

Mais à cette heure il n'entendait que des murmures flatteurs à son oreille; le bruit des magnificences de Chantilly se répandait dans toute l'Europe, et l'on faisait circuler ce mot glorieux pour les Condé: «Le Roi a reçu M. le comte du Nord en ami, M. le duc d'Orléans l'a reçu en bourgeois et M. le prince de Condé en souverain [1530]

Dans le public, le succès du comte et de la comtesse du Nord n'était pas moindre qu'à la Cour. Paris se passionnait pour le futur tzar et la future tzarine de toutes les Russies, comme il s'était passionné pour l'empereur d'Allemagne. Savants et gens de lettres leur prodiguaient l'encens à l'envi. La Harpe leur lisait sa traduction de Lucain [1531]; Beaumarchais, le Mariage de Figaro; à l'Académie des sciences, Condorcet leur adressait un discours [1532]; au Théâtre-Français, on récitait des vers en leur honneur [1533]. Avant leur départ, le Roi leur donnait de splendides tapisseries des Gobelins [1534]; la Reine leur faisait offrir de la manière la plus délicate une magnifique toilette en porcelaine de Sèvres, bleu lapis, ornée de peintures et d'émaux, et montée en or [1535]: «Mon Dieu! que c'est beau! avait dit la grande-duchesse, en voyant ce bijou; «c'est sans doute pour la Reine?»—«Madame, avait répondu le surintendant, le comte d'Angivilliers, la Reine l'offre à Mme la comtesse du Nord; elle espère qu'il lui sera agréable et qu'elle le conservera en mémoire de Sa Majesté.» Et en regardant l'objet de plus près, la princesse remarqua qu'il était à ses armes.

Le 19 juin, le comte et la comtesse du Nord quittèrent Paris, et, après avoir déjeuné à Choisy avec la famille royale, partirent pour parcourir la France et rentrer en Russie [1536].

Deux ans après, ce fut le tour du Roi de Suède. Mais à quoi bon raconter toutes ces visites princières? Ce sont toujours les mêmes détails, surtout le même goût de l'incognito. Le Roi de Suède, sous le nom de comte de Haga, arriva tellement à l'improviste le 7 juin 1784, que Louis XVI, prévenu à la hâte à Rambouillet, revint précipitamment à Versailles et, la clef de son appartement étant égarée, ne put paraître devant son hôte que dans l'accoutrement le plus incroyable: un soulier à talon rouge et un autre à talon noir, une boucle d'or et une boucle d'argent [1537]. Sauf cet épisode inattendu, il semble qu'il y ait pour tous ces augustes voyageurs un programme invariable, auquel tous se conforment scrupuleusement: souper à Versailles dans les cabinets, représentation à l'Opéra, au Théâtre-Français, à la Comédie-Italienne, avec applaudissements du public, audience du Parlement, séance de l'Académie, visite aux personnages en renom ou aux lieux célèbres et, pour couronner le tout, fête à Trianon.

C'était la coquetterie de Marie-Antoinette, qui ne dansait plus, «se trouvant trop vieille [1538],» de faire elle-même les honneurs de son château aux têtes couronnées; ce n'était plus la politesse officielle de la souveraine, c'était la cordialité charmante de la femme du monde; elle n'était plus la Reine, elle était maîtresse de maison. Ce jour-là, il y eut spectacle: on joua le Dormeur éveillé, de Marmontel et Grétry, avec brillants décors et ballet; puis souper dans les bosquets et illumination du jardin anglais. De nombreux invités se pressaient dans le parc; toutes les dames étaient en blanc. «C'était, a écrit Gustave III lui-même, une vraie féerie, un coup d'œil digne des Champs-Élysées [1539].» Au souper, la Reine ne voulut pas se mettre à table; elle fut tout entière occupée à faire les honneurs [1540]. Avec ce tact exquis et cette séduisante bonne grâce qui était un de ses charmes, elle s'entretenait de préférence avec les Suédois et affectait de leur faire le plus sympathique accueil [1541]. Mme Campan prétend que Marie-Antoinette était prévenue contre Gustave III et qu'elle le reçut froidement [1542]. Tout ce qu'on sait de ce voyage et des relations des deux souverains semble démentir l'assertion de Mme Campan, et si la petite scène qu'elle raconte, où la Reine aurait voulu donner une leçon au comte de Haga, a réellement eu lieu dans les termes qu'elle rapporte, ce ne fut qu'un petit mouvement d'humeur vite oublié. La correspondance de Marie-Antoinette et du Roi de Suède est empreinte, au contraire, de la plus grande cordialité [1543].

L'année précédente, lorsque la jeune femme avait fait une fausse couche, Gustave lui avait témoigné la plus touchante sympathie, «comme d'un bon gentilhomme qui prend sincèrement part à ce qui arrive à un ami.» Et il semble que la Reine n'ait pas été moins attachée au Roi de Suède que le Roi de Suède l'était à la Reine [1544]. Le prince ayant manifesté le désir que le neveu du cardinal de Bernis, auquel il portait intérêt, fût nommé coadjuteur d'Alby, ce fut Marie-Antoinette qui se chargea de lever les obstacles qui s'opposaient à la réalisation de ce désir, et, la grâce obtenue, ce fut elle encore qui s'empressa de l'annoncer à son royal correspondant [1545]. Gustave III n'avait-il pas raison, quand il écrivait, quelques années auparavant, au comte de Stedingk: «Il est naturel d'être attaché à la Reine [1546]

La nouveauté à la mode alors, c'étaient les ballons. «On en perdait, disait spirituellement un chroniqueur, non pas le boire et le manger, mais le loto [1547]». Le 5 juin 1783, Montgolfier avait fait à Annonay la première expérience; il l'avait répétée le 19 septembre de la même année, sur la Place d'Armes de Versailles, devant le Roi et la Reine, au milieu d'une foule immense [1548]. On voulut offrir ce divertissement au comte de Haga, et le 23 juin 1784, en sa présence, Pilâtre des Rosiers, qui devait périr si malheureusement l'année suivante, et le professeur de chimie Proust, partirent de la Cour des Ministres, s'élevèrent à une grande hauteur et allèrent, trois quarts d'heure après, tomber dans la forêt de Chantilly. Le ballon, orné des chiffres des deux Rois et d'un brassard blanc en l'honneur du Roi de Suède, portait un nom alors encore bien cher à la France: il s'appelait Marie-Antoinette [1549].

Enfin, cette même année 1784, au mois d'août [1550], le frère de Frédéric II, le prince Henri, fit un voyage en France, autant par politique peut-être que par agrément [1551]. Mais la Reine aimait peu tout ce qui touchait à la Prusse, et, malgré «l'admiration des enthousiastes Prussiens» qui préféraient de beaucoup ce nouveau visiteur à celui du mois de juin [1552], elle ne voyait le prince que deux ou trois fois et si passagèrement qu'elle ne pouvait s'en faire qu'une idée fort vague [1553]. «Je n'ai pas eu encore beaucoup d'occasions de voir le prince Henry, écrivait-elle au Roi de Suède, le 1er octobre, parce que, depuis son arrivée ici, j'ai passé la plus grande partie du temps à Trianon, n'y recevant que les personnes que je connais le plus, et toujours en petit nombre à la fois..... Au reste, M. le comte de Haga doit être bien assuré que les compliments et les politesses du prince Henry ne me feront jamais oublier ni lui, ni le temps qu'il a bien voulu passer ici [1554]

Et elle ajoutait, en parlant de son séjour à Trianon: «Ce genre de vie convenait à ma santé et au commencement de ma grossesse, qui continue fort heureusement [1555].» Pour la quatrième fois, la Reine était grosse. A l'automne précédent, elle avait éprouvé à Fontainebleau [1556] un accident qui l'avait désolée [1557]; mais heureusement sa santé n'en avait pas été altérée, et, au bout d'un an, Louis XVI annonçait joyeusement à son beau-frère Joseph II qu'il attendait un «second garçon [1558]».

Ce second garçon naquit le 27 mars 1785, jour de Pâques. Cette fois, quoique la grossesse eût été pénible et que, dans les derniers temps surtout, la Reine eût conçu des craintes qui l'avaient déterminée à mettre sa conscience en règle et à redoubler de dévotion [1559], on n'eut pas à redouter les accidents qui avaient signalé la naissance de Madame Royale; les couches furent heureuses et si promptes qu'à Paris on apprit en même temps les premières douleurs et la délivrance. L'enfant, comme son frère et sa sœur, fut baptisé le jour même, dans la chapelle du Château. sous le nom de Louis-Charles, duc de Normandie. Il eut pour parrain Monsieur, comte de Provence, pour marraine la reine des Deux-Siciles, Marie-Caroline de Lorraine, représentée par Mme Élisabeth.

Le lendemain, Paris célébra par des réjouissances publiques ce grand événement; des distributions de vivres furent faites au peuple; quinze fontaines versèrent du vin à profusion; un feu de joie fut allumé sur la place de Grève et le soir la ville entière illumina. Ce qui valait mieux encore, tous les débiteurs de mois de nourrice, retenus à la Force, furent délivrés. Le 1er avril, un Te Deum solennel fut chanté à Notre-Dame. Le 24 mai, la Reine vint à son tour dans la vieille basilique rendre grâces à Dieu de sa troisième maternité.

La cérémonie eut l'éclat accoutumé. Dès le matin, le Corps de ville, en robes de velours, s'assembla à l'Hôtel-de-Ville et alla prendre le duc de Brissac, gouverneur de Paris; puis tous ensemble, escortés des gardes de Paris et des Suisses, se rendirent, en carrosse de gala, à la porte de la Conférence pour attendre la Reine; les gardes-françaises et les gardes-suisses formaient la haie. A neuf heures, le canon des Invalides annonça l'arrivée du cortège royal. Le Corps de ville s'avança à sa rencontre, mit genou en terre, et le prévôt des marchands, présenté par le gouverneur, adressa un compliment à Marie-Antoinette. Celle-ci y répondit avec sa grâce habituelle; puis la portière du carrosse fut refermée et le cortège prit le chemin de la cathédrale. La Reine y fit ses dévotions; elle s'agenouilla ensuite à Sainte-Geneviève, s'unit aux prières pour la fin de l'effroyable sécheresse qui désolait la France [1560] et vint dîner aux Tuileries. De là, elle se rendit à l'Opéra, avec sa belle-sœur Mme Élisabeth [1561], puis au Temple, pour souper chez le comte d'Artois. Le souper fini, elle remonta en voiture et, suivant le boulevard, se fit conduire à la place Louis XV pour voir tirer le feu d'artifice et assister à l'illumination de la colonnade [1562].

Le lendemain, Marie-Antoinette dînait chez son amie la princesse de Lamballe, et, après avoir été à la Comédie-Italienne, repartait pour Versailles. Les acclamations, rares dans la ville, avaient été chaleureuses à l'Opéra, et la Reine y avait répondu, disait un chroniqueur, «par des révérences plus multipliées et plus gracieuses encore que de coutume [1563]

Le jeune prince avait reçu, le jour même de sa naissance, le cordon du Saint-Esprit, puis il avait été remis, avec son frère et sa sœur, entre les mains de la gouvernante des Enfants de France.

Ce n'était plus, comme aux précédentes couches de la Reine, la princesse de Guéménée: une épouvantable catastrophe l'avait forcée de quitter Versailles. Au mois de septembre 1782, après avoir été annoncée déjà deux ou trois fois [1564], la faillite du prince de Guéménée avait été déclarée; c'était une faillite de souverain, disait-on, par allusion aux prétentions des Rohan d'être traités en maison souveraine [1565]: le déficit ne s'élevait pas à moins de vingt-huit millions. Il y eut dans tout Paris, dans la France entière, peut-on dire, un tolle général. Toutes les classes de la société étaient frappées: à côté de grands seigneurs, comme le duc de Lauzun et le comte de Coislin [1566], d'hommes de lettres, comme Thomas et l'abbé Delille, on trouvait parmi les créanciers,—et c'étaient les plus atteints,—des domestiques, des petits marchands, des portiers, des matelots bretons qui avaient porté leurs épargnes au descendant des ducs de Bretagne [1567]. Le prince, par ses prodigalités, la princesse, par les dépenses auxquelles l'obligeait sa charge, avaient tout gaspillé. Les Rohan firent des efforts inouïs pour étouffer cette triste affaire: Mme de Guéménée donna ses diamants; Mme de Marsan vendit ses chevaux; la duchesse de Montbazon renvoya ses bijoux au joaillier qui les avait fournis. Mais, après un tel éclat, Mme de Guéménée ne pouvait plus rester à la Cour; elle donna sa démission de gouvernante des Enfants de France.

Par qui la remplacer? Plusieurs noms se présentaient à la pensée de la Reine. Mais la princesse de Chimay lui semblait trop austère; la duchesse de Duras, trop savante et trop spirituelle [1568].

La rumeur publique désignait la duchesse de Polignac; mais, elle, le voudrait-elle? «Je la connais,» disait la Reine. «Cette place ne convient nullement à ses goûts simples et paisibles, et à l'espèce d'indolence de son caractère; ce sera la plus grande preuve de dévouement qu'elle puisse me donner, si elle se rend à mes désirs [1569].» Lorsque M. de Besenval, député par les amis et les parents de la duchesse, toujours avides d'augmenter un crédit où ils trouvaient leur compte, vint parler à Marie-Antoinette du bruit qui courait: «Madame de Polignac? répondit-elle, je croyais que vous la connaissiez mieux; elle ne voudrait pas de cette place [1570].» Et de fait, Mme de Polignac, née calme, un peu paresseuse même, répugnait à un titre dont la chaîne était pesante. Mais ses amis enviaient pour elle le prestige que lui donneraient ces fonctions, l'une des grandes charges inamovibles. Ils la pressèrent, la Reine insista, et la favorite, touchée du désir de sa royale protectrice, habituée, grâce à son indolence même, à céder aux obsessions de son entourage, finit par accepter. Elle fut nommée, et la Reine fut heureuse [1571]. Au fond, ce que Marie-Antoinette voulait, c'était d'être, sous le couvert de son amie, la véritable gouvernante de ses enfants. Grâce à ce choix, il lui était possible, sans souci de l'étiquette, ni froissement de vanité, de diriger, comme elle le voulait, leur éducation et d'oublier près d'eux, à toute heure du jour, les chagrins qui commençaient à l'assaillir et les soucis de la politique auxquels la fatalité des temps et des choses la contraignait de se mêler [1572].


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