← Retour

Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

16px
100%

La Dauphine en France.—Strasbourg.—Nancy.—Reims.—Compiègne.—Portrait de la Dauphine.—Marie-Antoinette à Saint-Denys.—Souper à la Muette, avec Mme du Barry.—Fêtes du mariage à Versailles.—Prétentions des princesses de la Maison de Lorraine.—Fêtes de Paris.—Catastrophe de la place Louis XV.—Lettre du Dauphin au lieutenant de police.

Le 3 mai, le comte de Noailles, ambassadeur extraordinaire pour aller au-devant de la Dauphine, entrait à Strasbourg. C'est dans cette ville, conquise à la France par Louis XIV, qu'il devait saluer, au nom de la France, l'épouse du petit-fils de Louis XIV. Le 5 mai, la comtesse de Noailles, dame d'honneur, le comte de Tessé, premier écuyer, le comte de Saulx, chevalier d'honneur, arrivaient à leur tour avec la maison de la Dauphine. Enfin le 7, vers midi, Marie-Antoinette elle-même paraissait sur la rive du Rhin.

Dans une île, au milieu du fleuve, s'élevait un pavillon, destiné à ce qu'on nommait la cérémonie de la remise. C'est là que la jeune princesse devait passer des mains de sa Maison allemande dans celles de sa Maison française. Par une étrange distraction, les tapisseries, choisies dans le garde-meuble de la couronne pour décorer la grande salle qui devait abriter pour la première fois sous un toit français cette jeune femme allant rejoindre son époux, représentaient les amours malheureuses et les querelles sanglantes de Jason et de Médée, c'est-à-dire «l'exemple de l'union la plus infortunée qui fût jamais [83].» Étranges tableaux et plus étrange bienvenue! Gœthe, alors étudiant à Strasbourg, avait été frappé, à la vue de ces tentures, comme d'un sombre présage, et l'on assure qu'en les apercevant l'Archiduchesse ne put retenir un mouvement d'effroi: «Ah! dit-elle, quel pronostic [84]

Le pavillon du Rhin était divisé en trois pièces: au milieu un vaste salon, où devait se faire la remise, à droite et à gauche, deux appartements: dans l'un se tenait la Maison française, dans l'autre la Maison autrichienne. C'est dans cette dernière que la Dauphine dut se prêter à la fastidieuse cérémonie de la toilette. L'étiquette voulait qu'elle quittât tout ce qui, dans son costume, pouvait rappeler son pays d'origine, jusqu'à ses bas, jusqu'à son linge. Quand elle eut subi cette ennuyeuse opération et qu'elle eut revêtu son costume envoyé de Paris, sous cette mode française, dit un témoin, «elle parut mille fois plus charmante [85]». Les portes s'ouvrirent; la Dauphine passa dans le salon central: elle y fut reçue par le comte de Noailles, Bouret, secrétaire du cabinet du Roi, et Gérard, premier commis des affaires étrangères. Dès que les pleins pouvoirs eurent été échangés, et les actes de remise et de réception signés par les commissaires respectifs, la pièce où se tenait la Maison française fut ouverte; la Dauphine, légère et gracieuse, s'avança vers la comtesse de Noailles et se jeta dans ses bras en lui demandant d'être son guide, son appui et sa consolation. A ce moment, les dames de la Maison allemande s'approchèrent de leur jeune maîtresse pour lui baiser les mains une dernière fois et se retirer ensuite; elle les serra sur son cœur en pleurant beaucoup, les chargea de tendresses pour sa mère, ses sœurs, ses amies de Vienne [86], et se retournant vers ses dames françaises: «Pardonnez-moi» dit-elle en souriant à travers ses larmes, «c'est pour la famille et la patrie que je quitte; désormais je n'oublierai plus que je suis française.»

La ville de Strasbourg était en fête. Elle avait préparé pour la Dauphine les splendeurs qu'elle avait déployées, vingt-cinq ans auparavant, pour le voyage de Louis le Bien-Aimé. Douze ans plus tard, Marie-Antoinette en conservait encore pieusement le souvenir: «C'était là, disait-elle, qu'elle avait reçu les premiers vœux des Français et compris le bonheur de devenir leur Reine [87].» Trois compagnies de jeunes enfants de douze à quinze ans, habillés en Cent-Suisses, formaient la haie sur le passage de la princesse. Vingt-quatre jeunes filles des familles les plus distinguées de Strasbourg, en costume national, répandaient des fleurs devant elle, et dix-huit bergers et bergères lui présentaient des corbeilles de fleurs. Lorsqu'elle mit le pied sur le territoire de la cité, le chef du Magistrat, M. d'Antigny, la harangua en allemand: «Ne parlez point allemand, Monsieur,» dit-elle; «à dater d'aujourd'hui, je n'entends plus d'autre langue que le français [88]

Quand elle entra en ville dans les carrosses du Roi, une triple décharge d'artillerie la salua: les cloches sonnèrent à toute volée, et le maréchal de Contades, gouverneur de Strasbourg, la reçut sous un magnifique arc de triomphe. Sur la place de l'hôtel de ville, des fontaines de vin coulaient pour le peuple: dans les rues, des bœufs entiers rôtissaient, et les distributions de pain étaient si abondantes qu'on ne se donnait même plus la peine d'en ramasser les morceaux [89].

La Dauphine traversa la ville entre deux haies de soldats et mit pied à terre au palais épiscopal, où le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, lui présenta son chapitre. Le soir, il y eut grand couvert, présentation des dames de la noblesse, jeux donnés par les corps de métiers, danse exécutée par les tonneliers, spectacle à la Comédie-Française [90]. Lorsque la nuit vint, la cité entière parut embrasée: les maisons, les édifices publics étaient illuminés; des courants de feu serpentaient du haut en bas de la cathédrale, dessinant avec des reliefs lumineux les gracieux détails du chef-d'œuvre d'Erwin de Steinbach. En face de l'évêché, de l'autre côté de la rivière, une vaste colonnade, dont les arcades laissaient entrevoir des jardins dans la perspective; un parterre factice, élevé sur des bateaux, glissait sur l'eau et venait rejoindre les jardins, et le soir les arbres étincelaient de verres de couleur. En même temps, un magnifique feu d'artifice, reflétant dans l'Ill mille figures mythologiques, des écussons, des chars, des dieux marins, et le chiffre entrelacé du Dauphin et de la Dauphine, transformait la rivière en une nappe de feu [91].

Le lendemain, 8, Marie-Antoinette visitait la cathédrale. Par une étrange rencontre, le prélat qui l'attendait à la porte avec le chapitre pour la complimenter et qui saluait en elle «l'âme de Marie-Thérèse qui va s'unir à l'âme des Bourbons [92]» était le neveu de l'évêque, ce prince Louis de Rohan qui devait infliger plus tard à la Dauphine, devenue Reine, la plus mortelle injure. Mais alors, en cet horizon si brillant, qui eût pu deviner des points noirs?

De Strasbourg la Dauphine se rendit à Saverne, où elle logea dans le château des évêques. Le cardinal de Rohan lui présenta une vieille femme de cent cinq ans qui n'avait jamais été malade. «Princesse,» dit cette femme en allemand, «je fais des vœux au ciel pour que vous viviez aussi longtemps que moi et aussi exempte d'infirmités.»—«Je le désire, répondit la Dauphine, si c'est pour le bonheur de la France.» Et après lui avoir donné sa main à baiser, elle ordonna qu'on lui remît une somme d'argent [93].

Le soir, il y eut bal; après le bal, feu d'artifice; après le feu d'artifice, souper, où, pour la dernière fois, les dames de la Maison allemande de Marie-Antoinette furent réunies aux dames de la Maison française. Le 9, elles prirent définitivement congé de l'Archiduchesse; le prince de Stahremberg seul resta pour l'accompagner.

La Dauphine quittait l'Alsace, enchantée de l'accueil qu'elle y avait reçu. Sur sa route, les paysans accouraient de toutes parts; les chemins étaient jonchés de fleurs; les jeunes filles, dans leurs plus belles parures, apportaient des bouquets. Les populations des campagnes, si avides de spectacles et si ardentes alors dans leur amour pour leurs princes, se pressaient autour du carrosse, et, apercevant à travers les stores le frais et gracieux visage de la jeune femme: «Qu'elle est jolie, notre Dauphine!» disaient-elles. Une dame de la suite, qui entendit ce propos, le fit remarquer à la princesse: «Madame,» répondit Marie-Antoinette, «les Français ont pour moi les yeux de l'indulgence [94]

Le 9 au soir, la Dauphine arriva à Nancy, illuminé comme Strasbourg. Nancy, c'était le berceau de la Maison de Lorraine, le lieu de naissance de l'Empereur François; c'était un dernier trait d'union entre sa famille d'origine et sa famille d'adoption, entre l'Autriche et la France. Le lendemain, après les cérémonies officielles elle se rendit au couvent des Cordeliers, pour s'agenouiller sur le tombeau de ses pères. La pensée grave de la mort se mêlait à l'éblouissement des fêtes.

Le soir, Marie-Antoinette couchait à Bar; à Lunéville, la gendarmerie, aux ordres du marquis de Castries et du marquis d'Autichamp, lui rendait les honneurs militaires; à Commercy, l'Archiduchesse recevait un hommage qui lui allait peut-être plus droit au cœur: une blonde enfant de dix ans lui offrait un bouquet de fleurs et saluait en elle «la descendante d'une famille qui, depuis près de mille ans, n'avait cessé de régner sur les cœurs des Lorrains [95]».

A quelques lieues de Châlons, un vieux curé de campagne, entouré de toute sa paroisse, s'approcha du carrosse de la Dauphine pour la complimenter. Il avait pris pour texte de son discours ces paroles du Cantique des Cantiques: «Pulchra es et formosa.» Mais à la vue de la princesse, le respect, l'émotion, la surprise le troublèrent tellement qu'il lui fut impossible d'aller plus loin que son texte. Il avait beau chercher dans sa tête; la mémoire lui faisait obstinément défaut. Marie-Antoinette s'en aperçut, et, pour mettre un terme à l'embarras de ce brave homme, elle prit de sa main, avec un charmant sourire de remerciement, le bouquet qu'il lui présentait. «Ah! Madame,» s'écria le bon curé, retrouvant sinon son discours, du moins sa présence d'esprit, «ne soyez pas étonnée de mon peu de mémoire; à votre aspect, Salomon eût oublié sa harangue et n'eût plus pensé à sa belle Égyptienne [96]

Le 11, la Dauphine descendit à Châlons, à l'hôtel de l'Intendance. Six jeunes filles, dotées par la ville à l'occasion de son mariage, vinrent lui réciter des vers:

Princesse dont l'esprit, les grâces, les appas
Viennent embellir nos climats,
En ce jour glorieux, quel bonheur est le nôtre!
Nous devons notre hymen à la splendeur du vôtre.
Le ciel fait à l'État deux faveurs à la fois
Dans cette auguste et pompeuse alliance:
Nous donnerons des sujets à la France.
Et vous lui donnerez des Rois [97].

Le soir il y eut spectacle où l'on joua la Partie de chasse de Henri IV, souper en public, illumination qui représentait le temple de l'Hymen, inauguration de la nouvelle porte de ville, dont la Dauphine accepta la dédicace, distribution de pain, de vin et de viande, acclamations réitérées de Vive le Roi! Vive Madame la Dauphine!

Le 12, Marie-Antoinette passa à Reims, la cité du sacre: «Voilà, dit-elle galamment, la ville de France que je désire revoir le plus tard possible.»

Le soir, elle arriva à Soissons, entourée des gardes du corps qui l'escortaient depuis Fismes [98]. Les bourgeois et les compagnies de l'arquebuse l'attendaient aux portes de la ville. Les rues qui conduisaient à l'évêché, où devait loger la princesse, étaient garnies d'une singulière et pittoresque décoration: un double rang d'arbres fruitiers, de vingt-cinq pieds de haut, entre lesquels couraient des guirlandes de lierre, de fleurs, de gaze d'or et d'argent, entremêlées de lanternes. Reçue par l'évêque duc de Soissons, au bas du perron de son palais, la Dauphine fut conduite à son appartement par une galerie éclairée de mille candélabres. Des distributions furent faites au peuple et, le soir, un merveilleux feu d'artifice montra à la foule enthousiasmée un temple surmonté d'un double groupe: la Renommée annonçant la Dauphine à la France, et un Génie lui présentant son portrait.

Le lendemain, fidèle aux leçons de sa mère, Marie-Antoinette communia des mains de l'évêque dans la chapelle de l'évêché, et le soir assista, dans la cathédrale, à un Te Deum solennel [99]. Le 14, dans l'après-midi, elle prit la route de Compiègne.

Dans une des villes qu'elle traversa, des professeurs et des écoliers vinrent la complimenter en latin; elle se retrouva assez savante pour répondre à ces jeunes Cicérons dans la même langue [100].

Tout ce voyage, de Strasbourg à Compiègne, n'avait été pour la princesse qu'un long et éclatant triomphe. Partout, sur son passage, les populations étaient accourues en habits de fête; partout elle les avait séduites par la bonne grâce de son maintien, par la fraîcheur de son sourire, par la bienveillance de son accueil, par la justesse de ses propos, par «sa gaîté douce et par son affabilité majestueuse», disait la Gazette: «spectacle bien touchant, ajoutait le rédacteur, pour une nation dont le premier sentiment est l'amour de ses maîtres [101].» On voyait la Dauphine et l'on s'en retournait charmé; on l'entendait et l'on était transporté. «Notre Archiduchesse Dauphine a surpassé toutes mes espérances,» écrivait Mercy [102].

La famille royale était tout entière réunie à Compiègne. Déjà le Roi avait envoyé le marquis de Chauvelin à Châlons, le duc d'Aumont à Soissons, le duc de Choiseul à quelques lieues de Compiègne, au-devant de la Dauphine. Lui-même était parti de Versailles, le 13, avec le Dauphin et Mesdames, avait couché à la Muette et était arrivé le 14, à Compiègne, pour attendre l'épouse de son petit-fils. C'est au milieu de la forêt, au pont de Berne, qu'eut lieu l'entrevue. A peine la jeune princesse eut-elle aperçu le Roi, que, se précipitant à bas de sa voiture, elle alla se jeter à ses pieds. Ravi de cet élan d'abandon, Louis XV la releva, l'embrassa avec beaucoup de tendresse et la présenta au Dauphin, qui, suivant l'étiquette, la salua à la joue. On revint au Château, le Roi dans le fond du carrosse, avec la Dauphine à ses côtés [103]; le Dauphin sur le devant, avec la comtesse de Noailles [104]. Le Roi et le Dauphin conduisirent eux-mêmes l'Archiduchesse à son appartement et lui présentèrent successivement les membres de la famille royale: le duc d'Orléans, le duc et la duchesse de Chartres, le prince de Condé, le duc et la duchesse de Bourbon, le prince de Conti, le comte et la comtesse de la Marche, le duc de Penthièvre, la princesse de Lamballe. Le Roi fut enchanté de cette première entrevue; il trouvait la Dauphine charmante [105].

Elle était charmante en effet, et les portraits que tracent d'elle à cette date les auteurs du temps expliquent bien l'impression produite par cette jeune et fraîche apparition sur ce vieux monarque qui n'était pas habitué à trouver réunies tant de grâce et tant de pudeur.

«La Dauphine, dit un chroniqueur, était très bien faite, bien proportionnée dans tous ses membres [106].» Sa taille, mince et élancée, avait à la fois la souplesse de la jeune fille et la dignité de la femme. Ses traits n'avaient peut-être pas une régularité mathématique, ils étaient plutôt jolis que beaux; l'ovale de son visage était un peu allongé; sa lèvre, l'inférieure surtout, avait cette épaisseur qui caractérisait la lèvre autrichienne. Mais sa bouche était petite et bien arquée; ses bras, superbes; ses mains, d'une forme parfaite; ses pieds, charmants; son nez, aquilin, fin et joli [107]. Ses cheveux d'un blond cendré, d'une nuance toute particulière, couronnaient un front d'une merveilleuse pureté. Ses yeux, bleus sans être fades, doux sans être languissants, surmontés de sourcils bien plantés pour une blonde, jouaient avec une vivacité pleine d'esprit, et s'illuminaient d'un sourire enchanteur [108]. Son teint avait un éclat éblouissant, une blancheur incomparable, rehaussée par des couleurs naturelles qui pouvaient la dispenser de mettre du rouge [109]; sa peau était d'une transparence telle qu'elle ne prenait point d'ombre et désespérait les peintres [110]. Elle n'était pas belle, a dit une contemporaine, elle était mieux que belle [111]. Sa démarche tenait à la fois du maintien imposant des princesses de sa maison et des grâces françaises [112]. Tous ses mouvements étaient marqués au coin de la souplesse et de l'élégance: elle ne marchait pas, elle glissait [113]. Quand elle s'avançait dans les galeries du château, sa tête, qu'elle avait une façon particulière et toute charmante d'incliner [114] et qu'elle relevait plus fièrement, quand elle se croyait seule [115], sa tête portée par son beau cou grec, lui donnait tant de majesté qu'on croyait voir une déesse au milieu de ses nymphes [116]. «La vit-on, sous le plus humble vêtement, écrivait d'elle un voyageur qui s'était trouvé un moment sur son passage, qu'il serait aisé de deviner qu'elle est née sur le trône [117]»; et un Anglais célèbre, Horace Walpole, s'écriait en l'apercevant: «C'est la grâce en personne [118]

Un peintre, ayant à faire son portrait, croyait ne pouvoir mieux le placer que dans le cœur d'une rose épanouie [119], et un poète ajoutait:

C'est la tige d'une rose
Qui vient s'unir à nos lys [120].

Le soir de son arrivée à Compiègne, les dames qui présidaient à son coucher lui ayant dit: «Madame, vous enchantez tout le monde.»—«On me voit avec trop d'intérêt, répondit-elle; mon cœur contracte des dettes qu'il ne pourra jamais acquitter; on me tiendra compte, j'espère, du désir que j'en ai [121]

Le 15 mai, la Cour quitta Compiègne. A Saint-Denys, le cortège s'arrêta. Marie-Antoinette alla voir la fille de Louis XV, Madame Louise, retirée depuis peu aux Carmélites. Elle y resta environ une demi-heure et plut à tout le monde. «C'est, ma chère mère, écrivait une religieuse de Saint-Denys à une Carmélite de la rue Saint-Jacques, c'est une princesse accomplie pour la figure, la taille et les façons, et ce qui est beaucoup plus précieux, on la dit d'une piété ravissante. Sa physionomie a tout à la fois un air de grandeur, de modestie et de douceur. Le Roi, Mesdames, et surtout Monseigneur le Dauphin en paraissent enchantés; ils disaient à l'envi: «Elle est incomparable [122]

Sur tout le parcours du cortège, les spectateurs n'étaient pas moins ravis. Le bruit du passage de la Dauphine s'étant répandu, les habitants de Paris s'étaient portés en masse entre Versailles et la porte Maillot; les carrosses formaient une double haie; le peuple applaudissait; la foule était si compacte que l'équipage royal fut obligé d'aller au petit pas. On fit remarquer à la princesse cette immense affluence; elle, avec sa bonne grâce parfaite et son tact plein de finesse, fit semblant de croire que tous ces hommages s'adressaient au vieux monarque: «Les Français ne voient jamais assez leur Roi, dit-elle; ils ne peuvent me traiter avec plus de bonté qu'en me prouvant qu'ils savent aimer celui que j'ai déjà l'habitude de regarder comme un second père [123]

Le soir, à 7 heures, Marie-Antoinette arriva à la Muette. Le Roi l'y attendait, et, avec lui, le comte de Provence, le comte d'Artois, Madame Clotilde, et aussi, hélas! cette triste femme aux pieds de laquelle Louis XV abaissait la plus belle couronne du monde et qui avait, ce jour-là, arraché à sa coupable condescendance la permission de souper avec la Dauphine. La jeune princesse en fut profondément froissée; sa fière pudeur se révoltait contre le contact impur que lui imposait la despotique faiblesse du vieux Roi; mais elle eut assez d'empire sur elle-même pour ne rien laisser paraître en public de son légitime mécontentement. Après le souper, un de ces courtisans, qui épiaient sa jeunesse, lui demanda comment elle avait trouvé la comtesse du Barry. Elle devina le piège: «Charmante,» répondit-elle simplement [124].

Était-ce pour prévenir ou atténuer l'impression mauvaise produite par cette étrange société que Louis XV apportait à sa petite-fille, à la Muette, une parure de diamants magnifique et que, le lendemain, après le mariage, il faisait déposer chez elle un coffret plein de bijoux, délicieusement ciselé par Bocciardi [125]? Toujours est-il qu'il la comblait de cadeaux. Il lui donnait tous les diamants et toutes les perles de la feue Dauphine et il y ajoutait le collier de perles apporté jadis par Anne d'Autriche, et substitué par elle aux Reines et Dauphines de France; la plus petite de ces perles avait la grosseur d'une noisette [126].

Le mercredi, 16 mai, à 9 heures, Marie-Antoinette partit de la Muette pour Versailles, où devait se faire la toilette. Le Roi et le Dauphin l'avaient précédée la veille au soir. Quand elle arriva au Château, le Roi vint la recevoir au rez-de-chaussée, s'entretint longuement avec elle et lui présenta Madame Élisabeth, la comtesse de Clermont, et la princesse de Conti. A une heure, elle passa à l'appartement du Roi, d'où le cortège partit pour la chapelle.

Le Dauphin et la Dauphine, suivis du vieux monarque, s'avancèrent vers l'autel et s'agenouillèrent sur un carreau placé sur les marches du sanctuaire [127]. L'archevêque de Reims, Mgr de la Roche-Aymon, grand aumônier, offrit l'eau bénite; puis, après avoir harangué le jeune couple, il bénit les treize pièces d'or et l'anneau [128]. Le Dauphin prit l'anneau, le passa au quatrième doigt de la Dauphine et lui remit les pièces d'or. L'archevêque donna la bénédiction nuptiale et, dès que le Roi fut retourné à son prie-Dieu, commença là messe. La musique royale exécuta un motet de l'abbé de Gauzargue: après l'offertoire, le Dauphin et la Dauphine allèrent à l'offrande; au Pater, un poèle en brocard d'argent fut étendu sur leurs têtes; l'évêque de Senlis, Mgr de Roquelaure, premier aumônier du Roi, le tenait du côté du Dauphin; l'évêque de Chartres, premier aumônier de la Dauphine, le tenait du côté de cette princesse.

La messe finie, le grand aumônier s'approcha du prie-Dieu du Roi et lui présenta le registre des mariages de la paroisse royale que le curé avait apporté. Puis le cortège retourna à l'appartement du Roi dans le même ordre, et la Dauphine, rentrée chez elle, reçut les officiers de sa Maison et les ambassadeurs des Cours étrangères.

Une foule immense se pressait dans la ville royale. Paris était désert: les boutiques étaient fermées [129]; la population entière s'était portée à Versailles pour assister aux fêtes qui se préparaient et au feu d'artifice qui devait terminer la journée.

Mais à trois heures le ciel se couvrit de nuages: un violent orage éclata; le feu d'artifice ne put être tiré; les illuminations furent noyées par la pluie, et la masse de curieux, qui remplissait les jardins et les rues, fut réduite à fuir en désordre, sous les coups de tonnerre et les torrents d'eau [130].

Au Château, cependant, la journée s'achevait avec éclat. Les courtisans, en habits somptueux, avides de voir et surtout d'être vus, s'entassaient dans les appartements; un superbe souper fut servi dans la salle de spectacle transformée en salle de festin, et éclairée d'une «quantité prodigieuse de bougies». «Toutes les dames, sur le devant des loges, en grandes parures, formaient un spectacle aussi surprenant que magnifique.» Jamais la Cour n'avait paru si brillante [131].

A 6 heures, il y eut appartement, jeu de lansquenet et grand couvert. Le soir, le Roi conduisit les nouveaux mariés dans leur chambre. L'archevêque de Reims bénit le lit. Le Roi donna la chemise au Dauphin, la duchesse de Chartres à la Dauphine. Mais quelle qu'eût été la splendeur de cette fête, et quelles que fussent à cette heure les promesses de l'avenir, d'obstinés pessimistes ne pouvaient s'empêcher de remarquer, comme une menace du Ciel, ces grondements de la tempête, et les superstitieux rappelaient qu'en signant sur le registre de mariage, la jeune épouse avait laissé tomber une tache d'encre et effacé ainsi la moitié de son nom.

Le lendemain, commençait à Versailles toute une série de fêtes splendides: grands appartements; bals parés dans la nouvelle salle de spectacle, construite par l'architecte Gabriel; représentation de l'opéra de Persée, dont certains détails amusèrent beaucoup la Dauphine [132]; feu d'artifice, grandes eaux, illuminations du grand canal, de la terrassé et des jardins [133].

Mais avec les fêtes commençaient aussi les orages de la Cour, non moins violents et plus perfides que les orages du ciel. Au bal du 19, le menuet dansé par Mlle de Lorraine «troublait bien des têtes [134]». L'ambassadeur d'Autriche, le comte de Mercy, avait demandé au Roi, à l'occasion du mariage de la Dauphine, de donner quelque marque particulière de distinction à Mlle de Lorraine, fille de la comtesse de Brionne, et parente de l'Empereur. Louis XV, désireux de manifester à l'Impératrice «sa reconnaissance du présent qu'elle lui avait fait [135],» avait décidé que Mlle de Lorraine danserait son menuet immédiatement après les princes et princesses du sang. «Le choix des danseurs et danseuses ne dépendant que de la volonté du Roi, sans distinction de places, rang, ni dignité [136]», cet honneur accordé à la fille de la comtesse de Brionne ne pouvait tirer à conséquence ni engager l'avenir. Il n'en mit pas moins en rumeur toute la noblesse. Les seigneurs de la Cour, les plus minces même, s'assemblèrent chez l'évêque de Noyon, second pair ecclésiastique, en l'absence du premier pair, l'archevêque de Reims, empêché, et rédigèrent un long mémoire pour protester qu'il ne pouvait y avoir de rang intermédiaire entre les princes du sang et la haute noblesse. Le public s'amusa beaucoup de cette querelle et de cette réunion de courtisans, sous la présidence d'un évêque, pour délibérer gravement sur la grave question d'un menuet. On parodia le mémoire de la noblesse dans des vers spirituels qui coururent tout Paris:

Sire, les grands de vos États
Verront avec beaucoup de peine
Une princesse de Lorraine
Sur eux au bal prendre le pas.
Si Votre Majesté projette
De les flétrir d'un tel affront,
Ils quitteront la cadenette
Et laisseront le violon.
Avisez-y: la ligue est faite.
Signé: l'évêque de Noyon,
La Vaupalière, Bauffremont,
Clermont, Laval et de Villette.

Louis XV tint bon. Le jour du bal, les dames désignées pour danser affectèrent de traverser les appartements de Versailles en négligé; le soir, à l'heure fixée, à 5 heures, trois dames seulement étaient dans la salle.

Il fallut un commandement formel du Roi pour forcer les autres à venir [137]. La soirée s'acheva ainsi dans l'ordre fixé, mais non sans un profond mécontentement, et de toutes ces magnificences déployées, à Versailles pour célébrer le mariage de la Dauphine [138], il ne resta que des vanités froissées et un bon mot: «Comment trouvez-vous mes fêtes?» avait dit Louis XV à l'abbé Terray.—«Ah! Sire, impayables,» avait répondu le contrôleur général [139].

Mais qu'étaient-ce que ces intrigues de Cour à côté de la catastrophe qui, quinze jours plus tard, allait plonger la capitale dans le deuil?

Le 30 mai, la ville de Paris célébrait à son tour, par des réjouissances publiques, le mariage de la Dauphine. La fête devait être couronnée par un feu d'artifice tiré sur la place Louis XV, à l'entrée de la rue Royale, et par l'illumination des colonnades de la place. Les préparatifs étaient séduisants. La principale décoration, adossée à la statue de Louis XV, représentait le temple de l'Hymen; aux quatre angles, quatre dauphins devaient vomir des tourbillons de feu, et sur les quatre façades, quatre fleuves répandre des cascades enflammées. Un bâtiment, placé derrière la statue, renfermait la réserve du feu d'artifice [140].

Malheureusement, par suite d'un conflit de juridiction, la surveillance de la fête avait été confiée, non pas au lieutenant de police, Sartines, mais au prévôt des marchands, Bignon. Inexpérimenté ou peu capable, Bignon ne prit pas les précautions nécessaires. La façade du feu d'artifice, au lieu de regarder la place Louis XV, qui aurait pu contenir un grand nombre de spectateurs, était tournée vers la rue Royale, alors en construction, et où des débris de matériaux et des fossés creusés pour l'écoulement des eaux obstruaient le passage. Aucun règlement n'avait été publié pour la circulation des voitures; enfin le jardin des Tuileries, par lequel la foule aurait pu s'écouler, avait été fermé à l'heure habituelle.

Le feu d'artifice ne réussit pas; était-ce un présage? Une fusée mal dirigée mit le feu au bouquet qui partit avant l'heure: les pièces principales manquèrent. Quand tout fut fini, le peuple, qui encombrait la place Louis XV et la rue Royale, s'ébranla. Deux courants se formèrent: l'un cherchant à gagner la place pour jouir de l'illumination des colonnades et des fontaines de vin qui n'avaient cessé d'y couler depuis 7 heures [141]; l'autre s'enfonçant dans la rue Royale pour visiter la foire qui se tenait sur les boulevards. Ces deux courants, s'avançant en sens inverse, se heurtèrent, sans vouloir ni pouvoir céder; les flots, qui venaient par derrière, poussaient et étouffaient ceux qui étaient en avant: la confusion fut indescriptible.

La police était absente: des gardes de la ville, en nombre insuffisant, faisaient de vains efforts pour rétablir l'ordre; que pouvait une poignée d'hommes contre ces masses compactes qui se pressaient sans rien entendre? Les cris de quelques personnes, serrées ou volées par les escrocs qui pullulaient dans cette cohue, augmentèrent le tumulte [142]. Pour comble de malheur, le feu vint à prendre à la réserve des pièces d'artifice et à l'échafaudage qui entourait la statue du Roi. Les pompiers, avec leurs vigoureux chevaux et leurs lourdes machines, s'élançèrent pour éteindre l'incendie et refoulèrent violemment le peuple qui s'entassait dans la rue Royale, disposée en entonnoir et déjà obstruée; des carrosses, en quête de leurs maîtres, cherchèrent à passer dans la trouée faite par les pompiers. Quelques spectateurs, à moitié écrasés, mirent l'épée à la main pour se dégager; des filous se jetèrent dans la bagarre pour en tirer parti et propagèrent la panique. Les cris des femmes et des enfants, qu'on étouffait, le bruit des chevaux, les jurements des cochers, la lueur rouge de l'incendie, tout contribuait à semer dans ces masses, qui se sentaient mourir, sans pouvoir rien faire pour se sauver, une insurmontable terreur. Malheur à qui tombait à terre: il était immédiatement piétiné et assommé. La foule, affolée de peur, incapable de résister au flot qui la poussait par derrière, essaya de se jeter de côté; elle tomba dans les fossés qu'on avait négligé de combler. Elle s'entassa dans ces sépulcres béants; chaque vague humaine qui survenait ensevelissait celle qui l'avait précédée et était ensevelie à son tour, au milieu des râlements des mourants et des plaintes des blessés. Ce fut un horrible spectacle.

Quand un renfort du guet, appelé à la dernière heure, parvint enfin à rétablir un peu d'ordre, il était trop tard. On relevait cent trente-deux cadavres, cinq ou six fois autant de blessés et parmi eux des personnages de distinction et des ministres étrangers [143]. Ces cadavres, rangés le long du boulevard comme une décoration funèbre, furent, le lendemain, inhumés dans le cimetière de la Madeleine. Qui eût pu prévoir alors qu'ils allaient y attendre les princes dont le mariage avait été l'occasion involontaire de leur mort?

La Dauphine arrivait de Versailles avec Mesdames pour voir l'illumination de la place, quand elle apprit en route le malheur qui venait d'arriver. Elle rebroussa chemin, le cœur gonflé, les yeux humides [144]. Quelque soin qu'on prît pour lui cacher l'étendue du désastre, elle ne put retenir ses larmes. «On ne nous dit pas tout, répétait-elle. Que de victimes!» Et comme, pour atténuer ses regrets, on affectait de lui dire qu'on avait relevé parmi les cadavres des escrocs dont les poches étaient pleines d'objets volés: «Oui, reprit-elle; mais ils sont morts à côté d'honnêtes gens [145]

Elle envoya immédiatement sa bourse à M. de Sartines, pour secourir les familles des victimes. Le Dauphin en fit autant. Il attendait, avec une impatience qui ne lui était pas habituelle, le moment où son mois devait lui être payé: dès qu'il l'eut touché, il s'empressa d'adresser les six mille livres, qui en formaient le montant, au lieutenant de police, avec le billet suivant:

«J'ai appris le malheur arrivé à Paris, à mon occasion; j'en suis pénétré. On m'apporte ce que le Roi m'envoie tous les mois pour mes menus plaisirs; je ne peux disposer que de cela, je vous l'envoie. Secourez les plus malheureux.

«J'ai, Monsieur, beaucoup d'estime pour vous [146].

«Louis-Auguste.

«A Versailles, 1er juin 1771»


Chargement de la publicité...