Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)
Derniers jours de bonheur.—Voyage de Cherbourg.—La Cour à Fontainebleau en 1786.—Bonté de la Reine.—Marie-Antoinette et ses enfants.—Les fils de la marquise de Bombelles et de la marquise de Sabran.—Les jours de tristesse.—Scène de Trianon racontée par Mme Campan.—La calomnie.—Pamphlets et chansons.—Voyages de l'archiduc Ferdinand et de la duchesse de Saxe-Teschen.—Acquisition de Saint-Cloud.—Mme Déficit.—Calonne et la Reine.—Représentation d'Athalie.—Le portrait de la Reine n'est pas exposé.—Refroidissement avec les Polignac.—Mort de Sophie-Béatrix.
Trois semaines après le dénouement du procès du Collier, Louis XVI partait pour la Normandie: il allait visiter les immenses travaux qui, sous la direction de Dumouriez, devaient faire de Cherbourg un grand port militaire, poste avancé de surveillance et au besoin de menace en face de l'Angleterre. C'était ordinairement une chose solennelle et dispendieuse qu'un voyage royal. Louis XVI le fit sans faste et presque sans suite, n'emmenant avec lui que son premier écuyer, son capitaine des gardes, le premier gentilhomme de la Chambre, quatre officiers des gardes du corps et huit gardes, et refusant les représentations officielles [1896]. Il visita tout à Cherbourg, assista, dès le lendemain de son arrivée, à trois heures du matin, à l'immersion d'un des cônes de la digue qui fermait le port, inspecta les travaux de la citadelle, fit manœuvrer devant lui l'escadre de M. de Rioms, étonnant les gens du métier par la variété et l'étendue de ses connaissances, et séduisant chacun par sa bonté et sa simplicité. On racontait de lui des traits charmants à la Henri IV. En passant à Houdan, il était entré un instant dans la maison d'une paysanne. Cette femme, toute joyeuse de recevoir son Roi, se jeta à ses pieds et le supplia de lui accorder une faveur: «Laquelle?» dit le prince.—«Sire, c'est de «vous embrasser.» Il y consentit de bonne grâce [1897]. Puis: «A mon tour,» dit-il, et, raconte un chroniqueur, le baiser royal fut appliqué de manière à faire penser que cette circonstance n'avait pas déplu à Sa Majesté [1898].
Ce ne fut pas tout. Le Roi demanda ensuite à la paysanne si elle ne désirait plus rien. «Non, Sire, répondit la femme; je n'ai nul besoin. Je suis maintenant plus heureuse qu'une Reine; mais j'ai une voisine bien pauvre, qui a onze enfants et que ses créanciers menacent de saisir.» Louis XVI fit venir la voisine, lui promit d'arranger ses affaires et tint parole [1899].
De pareilles anecdotes, bientôt connues, attiraient la foule sur les pas du monarque. Ce voyage de huit jours fut une ovation perpétuelle. A Caen, où on lui présentait les clefs de la ville avec ces mots: Cordibus apertis inutiles, et où il ordonnait aux gardes de laisser approcher tout le monde, «mes enfants», disait-il [1900]; à Rouen, où, pour satisfaire le peuple, il descendait à pied la rue du pont [1901]; à Honfleur, où il voyait pour la dernière fois l'escadre d'évolution [1902]; au Havre, où il arrivait par mer malgré une traversée orageuse [1903]; partout, dans l'armée, dans la marine, dans les villes, dans les campagnes, retentissait bruyamment ce cri alors si français de: Vive le Roi! Le prince était heureux de ces acclamations qui devenaient rares autour du trône. Aux cris de: Vive le Roi! il répondait par le cri de: Vive mon peuple [1904]! «Vous serez, j'espère, contente de moi,» écrivait-il gaiement à la Reine, à laquelle il envoyait tous les jours des nouvelles; «car je ne crois pas avoir fait une seule fois ma grosse voix [1905].» Il était enchanté de son voyagé et tout le monde était enchanté de lui [1906]. C'était comme un rajeunissement de ce lien antique qui, depuis tant de siècles, unissait la dynastie à la France, comme un serment nouveau de fidélité de la part du peuple, d'amour et de bonté de la part du Roi. Quand, le 29 juin, Louis XVI rentra à Versailles, tout ému encore de ces applaudissements d'une province entière, il prit dans ses bras son second fils, le duc de Normandie. «Viens, mon gros «Normand, lui dit-il en souriant, ton nom te portera bonheur!»
La Reine n'était pas moins heureuse que le Roi de cet enthousiasme populaire; elle l'enviait peut-être, car elle non plus n'y était plus accoutumée. Il y eut cependant, cette année encore, pour elle un regain, sinon de popularité, du moins d'éclat. Ce fut pendant l'automne, à Fontainebleau.
«Il y avait une telle foule à Fontainebleau, écrivait Mme de Staël à Gustave III, qu'on ne pouvait parler qu'à deux ou trois personnes qui jouaient avec vous, et l'on ne retirait de plaisir d'être dans le monde que l'agrément d'être étouffé: mais c'était surtout autour de la Reine que les flots de la foule se précipitaient. L'expression du visage de tous ceux qui attendaient un mot d'elle pouvait être assez piquante pour les observateurs. Les uns voulaient attirer l'attention par des ris extraordinaires sur ce que leur voisin leur disait, tandis que, dans toute autre circonstance, les mêmes propos ne les auraient pas fait sourire. D'autres prenaient un air dégagé, distrait, pour n'avoir pas l'air de penser à ce qui les occupait tout entiers; ils tournaient la tête du côté opposé; mais, malgré eux, leurs yeux prenaient une marché contraire et les attachaient à tous les pas de la Reine. D'autres, quand la Reine leur demandait quel temps il faisait, ne croyaient pas devoir laisser échapper une semblable occasion de se faire connaître et répondaient bien au long à cette question; mais d'autres aussi montraient du respect sans crainte et de l'empressement sans avidité [1907].»
Ainsi, à la fin de 1786, et même au commencement de 1787 [1908], Marie-Antoinette est toujours l'astre vers lequel se tournent les regards. Sa lumière est radieuse encore, mais déjà plus tempérée et comme voilée de je ne sais quel nuage de mélancolie. La Reine se sent vieillir et dès l'hiver de 1785, elle a déclaré à Mlle Bertin qu'elle va avoir trente ans et qu'en conséquence, décidée à retrancher de ses parures tous les ornements qui ne conviennent qu'à l'extrême jeunesse, elle ne portera plus ni plumes ni fleurs [1909]. Ce n'est plus la jeune femme vive et gaie, à la taille élancée, au rire perlé, parfois moqueur, ardente au plaisir et facile aux entraînements, aimant les bals, les courses et le jeu. C'est la femme de trente ans, à l'aspect plus imposant, à l'embonpoint naissant [1910], avec cette ampleur de formes qui ajoute, sans lourdeur, la majesté à l'élégance; au sourire toujours enchanteur, mais plus grave; sentant le poids de la couronne et mûrie par l'expérience. Si Mercy avait eu encore à adresser à l'Impératrice ses rapports secrets, il ne les eût plus remplis de ses plaintes contre la dissipation et le laisser-aller de l'Archiduchesse, car c'est au moment où Marie-Antoinette commence à être le plus en butte à la calomnie qu'elle y donne le moins de prise.
La Cour est bien tenue; les bals sont brillants, comme s'ils voulaient rayonner d'une dernière splendeur [1911]. Les jeux de hasard sont sévèrement exclus. La Reine bannit de sa table les gros joueurs, renonce aux émotions du pharaon pour le plaisir plus calme du billard [1912], fait des représentations au comte d'Artois, toujours impétueux et léger, éloigne de sa personne les jeunes gens pour rechercher de préférence les hommes graves et sérieux, et, dit un témoin oculaire, «montre clairement par son attitude et par ses discours qu'elle entend conserver les principes d'honneur et de probité parmi ceux qui l'entourent [1913]». Elle encourage les arts et l'industrie, prend sous sa protection la manufacture de cristaux de Saint-Cloud et, pour soutenir l'atelier de filature de soie établi à Paris par un sieur Villiers, déclare qu'elle ne portera plus désormais que des gazes françaises [1914]. Elle économise sur sa toilette et,—qu'on nous passe ce détail, il est un peu vulgaire, mais il est décisif,—cette femme, arbitre de l'élégance et du goût, fait raccommoder ses robes, regarnir ses jupons, reborder ses souliers [1915]!
Son esprit est vif, sans être étendu, et il est toujours bienveillant; elle possède au suprême degré cette mémoire obligeante dont on sait un gré infini aux princes, et qui leur gagne plus de cœurs que des bienfaits [1916]. Sa démarche est fière [1917]. Son œil, toujours limpide, devient plus pénétrant. Son accueil est imposant, sans cesser d'être affable. Sa familiarité se tempère de noblesse, sa grâce s'illumine de majesté. On admire la femme, mais on sent la Reine. Sa beauté attire les regards; sa bonté attache les cœurs; sa dignité naturelle commande le respect. «Il est, je crois, difficile de mettre plus de grâce et de bonté dans la politesse, écrit encore Mme de Staël; elle a même un genre d'affabilité qui ne permet pas d'oublier qu'elle est Reine et persuade toujours qu'elle l'oublie [1918].»
Et puis, sous le diadème de la souveraine, voyez poindre le sourire de la mère, elle est là avec ses quatre enfants; car, le 9 juillet 1786, une seconde princesse est née, Sophie-Béatrix; elle est là, à Fontainebleau comme à Versailles, penchée sur leur berceau, attentive à tous leurs mouvements, contemplant leur sommeil avec amour, alarmée à la moindre souffrance, tressaillant à un accès de toux, tremblant à un mouvement de fièvre, veillant à leur chevet quand on les inocule et, à ce moment, poussant la précaution jusqu'à s'enfermer avec eux au Château, pour qu'ils ne communiquent pas la contagion aux enfants qui peuvent venir jouer dans le parc [1919]; suivant d'un œil vigilant et avec une sollicitude éclairée leur développement physique, intellectuel et moral. Elle réprime leurs petites impatiences et ne leur permet aucune hauteur [1920]; elle ne veut pas laisser plus de quatre femmes à sa fille [1921]; elle l'emmène avec elle à Fontainebleau pour ne pas perdre de vue son éducation [1922]; et pendant ce temps-là, le Dauphin, tout jeune, reste à la Muette, habillé simplement en matelot, accessible à tous et enchantant chacun par sa bonne grâce [1923]. Pas une lettre à ses amis, pas une lettre à ses frères, qui n'abonde en détails sur la santé et les mille incidents de la vie des chers petits. Elle va chez eux à toute heure du jour et de la nuit, et une fois qu'elle pénètre à l'improviste chez le duc de Normandie, auquel on vient de mettre des sangsues sans la prévenir, elle tombe sans connaissance, de saisissement et d'effroi. Comme elle suit avec angoisse les premiers symptômes du mal qui emportera le Dauphin [1924]! Mais aussi comme elle jouit de la belle santé de son second fils, si sain, si frais, si fort, «vrai enfant de paysan,» ajoute-t-elle gaiement [1925].
Et comme en même temps elle s'efforce de former leur esprit, leur cœur surtout! Une année, aux approches du premier janvier, elle fait apporter à Versailles les plus beaux jouets de Paris; elle les montre à ses enfants, et, quand ils ont bien vu, bien admiré, elle leur dit que tout cela est bien beau, sans doute, mais qu'il est plus beau encore de répandre l'aumône; et le prix des étrennes est envoyé aux pauvres [1926].
Ainsi, elle fait faire à ses enfants l'apprentissage de la charité. Tandis que l'abbé d'Avaux enseigne à Madame Royale la grammaire et l'histoire, la Reine donne à sa fille des leçons de travail manuel; elle lui apprend elle-même à composer des ouvrages d'aiguille et elle habitue ses petites mains à coudre des chemises et des layettes qu'elle fait distribuer aux indigents par les curés de Versailles [1927]. Ce ne sont pas aux plus protégés, mais aux plus dignes qu'elle confie le soin de ses enfants. Quand le Dauphin est en âge d'avoir un gouverneur, on ne prend ni M. de Vaudreuil, malgré l'appui des Polignac, ni le duc de Guines, si en faveur jadis, ni le duc de la Vauguyon, quoiqu'il ait été élevé avec le Roi; on va chercher, dans son gouvernement de Normandie, le duc d'Harcourt, dont «la réputation d'honnêteté est extrêmement établie [1928].» La Reine ne préside pas seulement à l'éducation, elle se mêle aux jeux de sa jeune famille. Pour l'amuser, elle réunit autour d'elle, à Trianon ou à Versailles, les fils et les filles des principaux personnages de la Cour; elle danse avec eux; elle leur fait jouer la comédie [1929], et souvent elle y prend part elle-même.
Cet amour des enfants est si vif chez Marie-Antoinette, qu'il rejaillit même sur les enfants des autres. Les correspondances et les mémoires du temps sont remplis de traits charmants de cette douce et pure passion. Pas un bel enfant ne paraît à la Cour sans que la Reine le voie, l'admire et le caresse. Un jour, c'est le petit garçon de Mme de Bombelles, qu'elle aperçoit sortant de l'appartement de Mme Elisabeth; elle s'arrête pour le voir, le fait jouer avec son éventail et affirme à l'heureuse mère qu'elle le trouve charmant [1930]. Une autre fois, c'est Elzéar de Sabran qu'elle rencontre sur son passage; elle l'embrasse sur les deux joues. Et, le lendemain, elle dit à Mme de Sabran: «Savez-vous que j'ai embrassé un Monsieur, hier?»—«Madame, je le sais; car il s'en est vanté.» Et la Reine de rire, et de faire compliment à la mère sur son fils, sur le développement de sa taille, sur sa bonne mine, sur son talent à jouer la comédie [1931]. Et la mère de sourire à son tour, et d'être ravie, et de déclarer la Reine «adorable». Et, cinquante ans après, l'enfant, devenu vieillard, conservait toujours et rappelait avec une indicible émotion et un naïf orgueil le souvenir de ce baiser de la Reine [1932].
Qui ne l'eût proclamée alors, comme le prince de Ligne, toujours reine par la grâce et la charité [1933], et ne se fut écrié comme lui:
«Il n'y a que des méchants qui aient pu en dire du mal, et des sots qui aient pu le croire [1934].»
Et cependant ces sots et ces méchants se sont rencontrés, et parmi ces courtisans qui se pressaient sur son passage pour implorer un de ses regards, combien peut-être ont grossi le nombre de ces méchants et de ces sots!
Un jour, à Trianon, le 13 septembre 1786 [1935], entrant le matin dans la chambre de sa royale maîtresse, Mme Campan la trouva couchée encore, froissant entre ses doigts des lettres jetées sur son lit, le visage baigné de pleurs, la voix entrecoupée par des sanglots. «Ah! les méchants! les monstres!» s'écriait l'infortunée princesse... «Que leur ai-je fait?... Ah! je voudrais mourir.» Et comme Mme Campan lui offrait de l'eau de fleurs d'oranger, de l'éther: «Non,» reprit-elle avec une navrante amertume; «non, si vous m'aimez, laissez-moi; il vaudrait mieux me donner la mort!» Et, jetant son bras sur l'épaule de sa première femme de chambre, elle se mit à fondre en larmes [1936].
Mme Campan ne sut jamais quelle avait été la causé de ce violent chagrin, que l'amitié seule de la duchesse de Polignac parvint à calmer. C'était un de ces nuages noirs qui menacent de fondre sur la campagne et qu'une brise plus pure emporte. Mais combien d'autres nuages allaient suivre, que le souffle de l'amitié ne dissiperait plus!
Depuis longtemps déjà, la calomnie avait fait son apparition dans l'horizon de la Reine, et celui-là même qui l'avait si bien peinte dans la dernière pièce jouée à Trianon [1937], n'était pas pur du soupçon d'en avoir aidé la naissance. Marie-Antoinette en avait ri d'abord et elle s'était amusée à chanter elle-même des couplets où le chevalier de Boufflers avait spirituellement transformé en qualités les défauts que lui reprochaient les libelles [1938]. Mais depuis l'histoire, vraie ou fausse, du juif Angelucci, que de chemin parcouru!
Ce sont les mœurs de la Reine qu'on incrimine, puis ses amitiés, puis ses dépenses, sa simplicité même. On veut lui aliéner le cœur de son mari, et le cœur de la nation. D'immondes pamphlets sortent de ténébreuses officines; ils inondent la Cour et la ville; ils s'affichent à la porte de Notre-Dame; ils sont distribués par des employés du palais, fabriqués par des inspecteurs de police [1939]; ils se glissent sous la serviette du Roi. Ils s'appellent le Lever de l'Aurore; les Amours de Notre Reine; la Coquette et l'Impuissant [1940]; le Procès des Trois-Rois, «ouvrage détestable pour tout bon Français,» dit le chroniqueur [1941]; l'Almanach royal [1942]; la Vie d'Antoinette, que sais-je encore? le Portefeuille d'un talon-rouge, et bientôt les Essais sur la vie de Marie-Antoinette, et les infâmes Mémoires de Mme de la Motte. Il serait impossible de les énumérer tous, et plus impossible encore d'en citer des fragments. Le procès du Collier est le signal d'un véritable débordement de calomnies.
Les auteurs, on les ignore la plupart du temps; on nomme Champcenetz, le marquis de Louvois, Thévenot de Morande. Les instigateurs, on les connaît mieux; ce sont les ennemis de Choiseul, les d'Aiguillon, les Marsan, des membres mêmes de la famille royale, Mme Adélaïde, le duc d'Orléans, les Condé, peut-être le comte de Provence, tous ceux que le crédit de la Reine offusque, que sa préférence pour d'autres froisse, que sa bonté même distingue; car les ingrats s'ajoutent aux envieux. Jamais plus infernale conspiration n'a été ourdie avec plus d'habileté par des conjurés plus divers. Jamais, hélas! complot n'a abouti à plus de succès. Pas un acte, pas une démarche, pas une parole qui n'ait été travestie. La Reine, après la paix de 1783, accueille avec distinction quelques seigneurs anglais qui viennent, à Versailles ou à Fontainebleau, oublier la vieille rivalité des deux pays. Lord Strathavon, le duc de Dorset, lord Fitzgerald sont les amants de la Reine. Elle manifeste des sympathies pour de jeunes Suédois ou Autrichiens qui sont accourus du fond de leur patrie verser leur sang au service de la France; Fersen, Stedingk, Esterhazy, autant d'amants encore, sans compter les Français, Arthur Dillon, surnommé le beau Dillon; Édouard Dillon, à la vue duquel le visage de Marie-Antoinette «se reprintanise [1943]»; et ce misérable fat de Lauzun; et le chevalier de Coigny; et le comte d'Artois; et le duc de Chartres. Et des chansons obscènes circulent, avidement accueillies dans les salons, bien peu délicats en fait de bon goût et en fait de bonnes mœurs, recueillies avec soin par Maurepas, qui a toujours aimé les polissonneries [1944], surtout lorsqu'il peut s'en faire une arme contre un crédit qui l'offusque. Et l'on voit des courtisans courir en poste de Versailles au foyer de l'Opéra pour s'amuser avec les chanteurs des prétendues bonnes fortunes du beau Dillon ou de M. de Coigny [1945].
En 1786 [1946], l'archiduc Ferdinand fait avec sa femme, à l'exemple de ses deux frères, un voyage en France, où son affabilité plaît beaucoup [1947]; mais la présence de l'archiduc, comme celle de Maximilien, soulève des questions de préséance, et ce sont de nouveaux germes de discorde dans la famille royale [1948]. Le duc et la duchesse de Saxe-Teschen, qui viennent à Versailles quelques mois plus tard [1949], exécutant enfin un projet ajourné pendant deux ans [1950], évitent cet inconvénient; mais s'ils sont charmés de l'affabilité de la Reine et des agréments de sa conversation, ils entendent déjà dans Paris, «ce séjour des plaisirs et des inconséquences [1951]», les murmures de la calomnie et comme les premiers grondements de l'orage.
Marie-Antoinette, pour se rapprocher de la capitale et procurer à ses enfants, au Dauphin surtout [1952], déjà souffrant, un air plus pur et plus libre pendant l'été [1953], manifeste le désir d'avoir le palais de Saint-Cloud; le Roi l'achète au duc d'Orléans et le donne à sa femme. Ce sera une résidence pour la famille royale, pendant les longues réparations que nécessite Versailles [1954]. La dépense n'est ni aussi considérable qu'on le suppose, ni en désaccord avec les revenus du monarque [1955], puisqu'elle est couverte en grande partie par des ventes opérées à la même époque [1956]. N'importe. C'est l'acquisition de Saint-Cloud qui ruine les finances de la France. Messieurs des Enquêtes fulminent contre Messieurs de la Grande Chambre, qui ont enregistré les lettres patentes du Roi donnant six millions à la Reine pour jouir en toute propriété et disposer à sa guise des terres et domaines qu'elle voudra acquérir au moyen de cette somme [1957]. Et la voix des salons, et le bruit de la rue, qui vient s'y joindre, jettent à Marie-Antoinette le nom injurieux et mortel de Mme Déficit [1958]. Quatre mots mis en tête des imprimés collés sur les grilles du parc: De par la Reine, mots bien naturels, puisque la Reine est chez elle à Saint-Cloud comme à Trianon, augmentent les murmures, en soulevant je ne sais quelle ombrageuse susceptibilité. On y voit un empiétement sur les privilèges du Roi, une atteinte aux droits de la Maison de France qu'on veut dépouiller au profit de la Maison d'Autriche, et d'Éprémesnil s'écrie en plein Parlement qu'il est impolitique et immoral de voir des palais appartenir à la Reine de France [1959].
Marie-Antoinette éprouve pour Calonne, dont elle a bien vite jugé la valeur [1960], une insurmontable antipathie. Non seulement elle ne lui demande pas d'argent, mais elle refuse celui qu'il lui offre; les récits du temps l'affirment, et les documents authentiques l'établissent. Mais la malveillance populaire s'inquiète-t-elle de la vérité? On fredonne dans les rues ce couplet d'un pot-pourri, d'ailleurs plat et sans esprit:
Lorsqu'à la chute du contrôleur général la populace s'amuse à le brûler en effigie, l'écriteau pendu au mannequin qui le représente accuse la Reine d'avoir envoyé à son frère cent millions en trois ans [1962].
Et cela, au moment où ce frère lui reproche de s'être trop «francisée» et de n'avoir plus d'allemand que la figure [1963]!
Ainsi, la calomnie descend des marches du trône dans le palais, du palais dans les salons, des salons dans la rue, et ses traits empoisonnés s'enfoncent dans le cœur de la malheureuse femme, en attendant qu'ils la frappent à la tête. En 1783, Mme Lebrun peint Marie-Antoinette dans le gracieux costume de Trianon, avec un chapeau de paille et une robe de mousseline blanche; on raconte aussitôt que la Reine s'est fait peindre en chemise [1964]. Quatre ans plus tard, en 1787, même insulte pour le beau tableau où la même artiste a représenté Marie-Antoinette entourée de ses enfants. Le cadre ayant été d'abord apporté seul: «Ah! voilà Mme Déficit!» s'écrie quelqu'un, et cette méchanceté, où l'on associe perfidement un incident vulgaire à une calomnie odieuse, trouve aussitôt crédit dans le public [1965]. A l'Opéra, la Reine est sifflée [1966]. Au Théâtre-Français, on lui fait une outrageante application des menaçantes prophéties de Joad contre Athalie [1967]. On vend ouvertement une caricature qui montre Louis XVI et Marie-Antoinette assis à une table succulente qu'entoure une foule d'affamés avec cette légende: «Le Roi boit, la Reine mange, le peuple crie [1968]!» Et un jour vient où le lieutenant de police fait avertir l'infortunée princesse de ne plus se montrer dans Paris, où elle ne serait pas en sûreté [1969]!
Le comte de la Marck a eu bien raison de dire: «C'est dans les méchancetés et les mensonges répandus contre la Reine qu'il faut aller chercher les prétextes des accusations du tribunal révolutionnaire en 1793 contre Marie-Antoinette [1970].»
Comme si tous les chagrins devaient fondre à la fois sur cette tête, si longtemps radieuse, l'amitié même se relâchait. Les favoris, si empressés au temps de la bonne fortune, devenaient plus froids à l'heure de l'épreuve.
Entre la Reine et le contrôleur général, les Polignac optaient pour Calonne. La Reine en était mécontente; elle ne se rendait plus chez son amie sans avoir fait demander auparavant quelles personnes s'y trouvaient, et souvent, après la réponse, elle s'abstenait d'y aller. Mme de Polignac, au lieu d'en être touchée, s'en froissait, et un jour que sa royale maîtresse lui en faisait d'affectueuses observations: «Je pense, répliqua-t-elle d'un ton piqué, que parce que Votre Majesté veut bien venir dans mon salon, ce n'est pas une raison pour qu'elle prétende en exclure mes amis.»
La Reine, obstinée dans ses affections, ne se montre pas blessée de cette impertinente réponse. Elle fait plus, elle l'excuse: «Je n'en veux pas à Mme de Polignac, dit-elle; au fond, elle est bonne et elle m'aime; mais ses alentours l'ont subjuguée?.» Elle se contente de délaisser le salon de la favorite, d'écarter les jeunes gens de sa société [1971] et de reporter ses préférences sur une femme plus douce, plus dévouée sans arrière-pensée, la comtesse d'Ossun. Et, à l'exemple de la Reine, ses vrais amis, Mercy et Fersen, quittent à leur tour le cercle des Polignac [1972].
Mais la société de la favorite, mécontente d'un éloignement qui semble devoir éloigner en même temps les faveurs, et jalouse du crédit naissant de Mme d'Ossun, ne dissimule pas son irritation. Mme de Polignac part pour les eaux et menace de donner sa démission [1973]. Et ses amis font cause commune avec les ennemis de Marie-Antoinette dans leur guerre de chansons et d'insinuations perfides. On y parle avec malignité d'une Écossaise dansée par la Reine avec lord Strathavon chez Mme d'Ossun. Un des habitués du salon Polignac, qui devait plus que tout autre une profonde reconnaissance et de respectueux égards à la Reine, fait contre elle un couplet des plus méchants, et ce couplet, fondé sur un odieux mensonge, va alimenter ces échos de Paris et de Versailles qui, depuis quelque temps, ne répètent plus que la calomnie [1974].
Aux déboires de l'amie viennent se joindre les déchirements de la mère. Le vendredi 15 juin 1787, la dernière fille de Marie-Antoinette, Sophie-Béatrix, âgée de 11 mois seulement, est prise d'un vague malaise; le 19, elle meurt, charmante en son agonie, blanche et rose, douce et jolie comme l'ange de la mort [1975], mais infligeant au cœur de la pauvre mère cette inguérissable blessure que fait la perte d'un premier enfant. La Reine, profondément affligée [1976], s'enferme à Trianon sans appareil et sans suite, seule avec le Roi et Mme Elisabeth: «Venez, écrit-elle à sa belle-sœur, nous pleurerons sur la mort de ma pauvre petite ange... J'ai besoin de tout votre cœur pour consoler le mien [1977].»
Et comme quelques personnes de son intimité, pour alléger sa douleur, lui représentent le bas âge de la jeune princesse: «Oubliez-vous, répond-elle, que c'eût été une amie [1978]?»
Une amie, elle en a besoin plus que jamais, et n'en trouvant plus sur la terre, elle en cherche plus haut: «Depuis quelque temps, écrit l'ambassadeur de Suède, la Reine paraît tournée à la dévotion [1979].»
Atteinte comme femme, comme amie, comme mère, elle cède, ainsi qu'elle le dit elle-même, à sa mauvaise destinée. Malgré ses répugnances à s'occuper d'affaires, elle se jette, contrainte, dans la lutte, mais non sans avoir poussé ce cri de désespoir que recueille Mme Campan:
«Ah! il n'y a plus de bonheur pour moi, depuis qu'ils m'ont faite intrigante [1980].»