Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)
La famille royale en 1770.—Le Roi.—Mesdames.—Le comte de Provence.—Le comte d'Artois.—Mesdames Clotilde et Elisabeth.—Le Dauphin.
Quelle était donc cette famille royale, la première du monde, au moment où Marie-Antoinette y entrait sous des auspices à la fois si brillants et si sombres?
Le chef de la famille, le Roi, Louis XV, valait mieux que sa réputation et surtout que sa conduite [147]. Sa correspondance secrète, aujourd'hui connue, montre qu'il prenait, au fond, de l'honneur et de la grandeur de la France, plus de souci qu'il n'en laissait paraître. Il avait eu même, à un certain moment, la velléité de gouverner lui-même [148]; mais cette noble et trop passagère inspiration n'avait pas tardé à être étouffée par la paresse d'esprit, la défiance de soi-même, le goût de la frivolité et la domination des maîtresses.
Caractère tout de contrastes, il avait à la fois des qualités élevées et des instincts vulgaires, des aspirations généreuses et des résolutions égoïstes. Dans son jeune âge, il avait montré d'heureuses dispositions: une vive intelligence, un esprit attentif, une mémoire extraordinaire, une raison précoce, un discernement juste et prompt, un cœur facile à toucher [149]. La mauvaise éducation de Villeroy, au lieu de développer ces germes précieux, les avait desséchés: l'enfant, aimable et bon, était devenu un enfant volontaire, timide, embarrassé, et bientôt un adolescent dissimulé et ennuyé. L'ennui, ce fut le ver rongeur qui, pendant cinquante ans, dévora le cœur de Louis XV; ce fut souvent aussi l'explication de ses excès. Il aurait pu y échapper par la noble passion des affaires publiques; le cardinal de Fleury ne le lui permit pas. Le vieux ministre, pour mieux assurer son propre pouvoir, entretint chez son royal élève le goût des choses frivoles et des distractions futiles. Il en fit ce qu'il resta toute sa vie, «un enfant des pieds à la tête [150], toujours de dix ans au-dessous de son âge,» suivant le mot du Régent [151]. Dès lors, le jeune Prince ne fut plus lui-même: il appartint à celui ou plutôt à celle qui sut le mieux l'amuser.
Louis XV avait hérité de sa race une beauté physique [152], où la majesté de son bisaïeul Louis XIV était tempérée par la grâce de sa mère, la charmante et vive duchesse de Bourgogne. Malgré cette beauté, malgré une précocité dangereuse, malgré les agaceries des dames de la Cour, dont la vertu facile se fût volontiers accommodée d'une chute brillante et profitable, il était resté chaste jusqu'à vingt ans. A défaut de qualités fortes et de gouvernement, son précepteur lui avait du moins inculqué des principes religieux qui mirent pendant quelque temps un frein à l'ardeur de ses sens. Malheureusement, les tentations furent plus opiniâtres que sa constance, et, le premier pas une fois fait dans la voie des plaisirs coupables, malgré quelques velléités de retour, Louis XV ne s'arrêta plus. De Mme de Mailly il passa à Mme de Vintimille, de Mme de Vintimille à la duchesse de Châteauroux, de la duchesse de Châteauroux à Mme de Pompadour et aux fugitives beautés du Parc-aux-Cerfs. Après la mort du Dauphin et de la Dauphine, frappé par ce double coup du ciel, il avait voulu rentrer en lui-même et rompre les chaînes honteuses qui le retenaient. Plus tard même il songea, un instant, à se remarier avec la princesse de Lamballe, dit-on, puis avec une des filles de Marie-Thérèse, l'Archiduchesse Élisabeth [153]. Une odieuse intrigue de Cour fit évanouir ces bonnes intentions et jeta le vieux Roi, à demi repentant, dans les bras d'une courtisane de bas étage, «vils restes de la licence publique,» osait dire l'abbé de Beauvais en pleine chaire de Versailles. Dans ce commerce honteux, tout ce qui restait de virilité au faible monarque avait disparu. Le brillant vainqueur de Fontenay n'était plus que l'humble esclave de la du Barry, subissant sans murmurer ses plaisanteries grossières et ses sobriquets grotesques, se prêtant à ses plus ridicules caprices et trop heureux de satisfaire à ses plus luxueuses fantaisies. Le prince chez qui d'Argenson avait salué de véritables aptitudes au gouvernement: l'humanité, la justice, le bon sens, le souci des affaires, le goût de l'économie [154], s'était transformé en un vieillard blasé, nonchalant, ennemi de tout travail et de toute contrainte, roi fainéant dans toute la force du terme; traînant sa vie entre la chasse, les petits soupers et les petites maisons, n'ayant de goût que pour les petits cancans de la Cour, les anecdotes graveleuses et les conversations grivoises; prodiguant follement l'argent à sa maîtresse; ne s'inquiétant plus ni de l'avenir de son royaume, ni des plaintes de ses sujets; assez perspicace pour voir les abus, trop insouciant pour chercher à y porter remède et disant cyniquement à un de ses courtisans: «Les choses, comme elles sont, dureront autant que moi [155].»
Et comme par un juste retour des choses, à mesure que le Roi s'éloignait davantage de ses sujets, le peuple s'éloignait davantage de lui, les acclamations qui avaient salué sa jeunesse s'étaient promptement changées en murmures et en «fanatiques mécontentements [156]». La France qui, dit Michelet, avait eu pour l'enfant «tous les amours, mère, amante et nourrice [157]», n'avait plus pour lui que de la colère et de la désaffection, colère et désaffection d'autant plus vives que les espérances avaient été plus grandes et la tendresse plus obstinée. Louis XV le Bien Aimé était devenu Louis XV le Bien haï [158].
Près du Roi, vivaient ses filles: Mme Adélaïde; Mme Victoire, Mme Sophie, princesses sincèrement pieuses, mais d'une dévotion un peu mesquine et qui ne savait pas se rendre aimable. Leur extérieur était sans grâce. Walpole, qui les vit lors de sa présentation à la Cour de France, les montre «dodues et massives», gauches dans leur maintien, gênées dans leur démarche, ne sachant que dire et que faire [159]. Se tenant strictement à l'écart, embarrassées quand il fallait paraître en public, timides même avec leur père, qui cependant les voyait familièrement, délaissant la Cour et délaissées par elle, elles n'avaient jamais su acquérir une influence que leur naissance semblait devoir leur assurer, et que Louis XV, à leur retour de Fontevrault, où s'était faite leur éducation, d'ailleurs assez négligée, avait un instant paru disposé à leur laisser prendre. Depuis l'avènement de la du Barry, elles vivaient plus retirées que jamais, s'occupant de musique et d'horlogerie, résolûment hostiles à la favorite, qu'elles méprisaient profondément et à juste titre, mêlées secrètement à de sourdes intrigues, et d'autant plus jalouses des apparences de crédit qu'elles en avaient moins la réalité.
Ce n'étaient point encore de vieilles femmes,—l'aînée n'avait que trente-huit ans;—c'étaient déjà de vieilles filles, et elles en avaient les susceptibilités ombrageuses, les étroitesses d'esprit, les instincts dominateurs, les timidités effarouchées, la marche oblique, les petites roueries, les jalousies et les médisances.
Mme Adélaïde, la plus âgée des trois sœurs et aussi la plus capable, avait des manières brusques, une voix dure, une prononciation brève, quelque chose de masculin répandu dans toute sa personne et qui n'attirait pas. Très infatuée des prérogatives de son rang, elle souffrait extrêmement de la nullité où elle se trouvait réduite. Son esprit actif, absolu et hautain, eût volontiers aspiré à un rôle prédominant; mais le talent n'ayant pu soutenir ces hautes prétentions, elle se vengeait d'un effacement qui l'humiliait par de petites manœuvres et de petites méchancetés. Hostile à toute alliance avec les Habsbourg, elle ne pardonnait pas à sa nouvelle nièce le sang qui coulait dans ses veines. M. Campan, au moment de partir avec la Maison de la Dauphine pour aller la recevoir à la frontière, s'étant présenté chez la vieille princesse pour prendre ses ordres: «Si j'avais des ordres à donner, répondit-elle sèchement, ce ne serait pas pour envoyer chercher une Autrichienne [160].»
Plus douce que sa sœur, Mme Victoire était aussi plus sympathique: sa Maison l'adorait. Tous ceux qui l'approchaient étaient séduits par une bonté habituelle, plus instinctive peut-être que raisonnée, mais profonde: elle aimait à faire plaisir. Son embonpoint précoce lui avait valu, de la part du Roi qui, à force de vivre avec des gens de basse condition, avait fini par en prendre quelquefois le langage, un surnom grotesque [161]; et les méchantes langues prétendaient que cet embonpoint de la princesse pourrait bien être dû aux plats succulents que lui servait son maître d'hôtel. Elle-même d'ailleurs n'en faisait pas mystère: elle avouait, avec une aimable simplicité, son goût pour la bonne chère et pour les aises de la vie. «Voilà un fauteuil qui me perdra,» disait-elle un jour à Mme Campan. Nature un peu apathique, elle subissait l'ascendant de sa sœur aînée et se laissait entraîner par elle dans de mesquines rancunes, que souvent son cœur désavouait, mais contre lesquelles sa bonté trop faible ne savait pas se prémunir [162].
Entre les deux sœurs, sans esprit comme sans grâce, toujours craintive, toujours ahurie, silencieuse et farouche, n'ouvrant la bouche que les jours d'orage, n'ouvrant les yeux que pour regarder de côté, comme les lièvres [163], Mme Sophie ne comptait point à la Cour: elle n'était qu'un satellite sans importance, gravitant docilement et aveuglément dans l'orbite de Mme Adélaïde.
Enfin, Madame Louise, Madame dernière, comme l'avait appelée Louis XV à sa naissance, Madame Louise, après avoir pendant vingt ans partagé la vie de ses sœurs, avait depuis un mois renoncé subitement à toutes les pompes de la Cour et à toutes les délicatesses de l'existence, auxquelles pourtant elle n'était nullement insensible [164]. Un jour, le 11 avril 1770, à sept heures du matin, sans avoir prévenu personne que son père, mais mettant à exécution, par une détermination soudaine, des aspirations de dix-huit ans, elle était partie de Versailles et s'était rendue, seule avec une dame et un écuyer, au couvent des Carmélites de Saint-Denys, le plus pauvre de l'ordre. La grille s'était refermée sur elle: la fille de France était devenue la mère Thérèse de Saint-Augustin. La Cour avait été stupéfaite, Mesdames consternées. Le Roi, chez qui l'héroïque et inattendue résolution de Madame Louise avait réveillé, trop peu de temps, hélas! la foi de son enfance, et qui lui avait écrit des lettres où il s'était montré père affectueux et chrétien convaincu, le Roi, un moment dérangé dans ses habitudes en ne trouvant plus Madame dernière avec ses sœurs, à l'heure où il descendait faire son café chez elles, n'avait pas tardé à reprendre une vie que sa fille expiait dans les austérités du cloître. Décidée à pousser son sacrifice jusqu'au bout, la princesse n'admettait aucun tempérament avec la règle, acceptant les mortifications les plus dures et les travaux les plus humiliants, comme la dernière des novices. Malheureusement, les bruits du monde n'expirèrent pas toujours à la porte du monastère de Saint-Denys. La mère Thérèse de Saint-Augustin se souvint plus d'une fois qu'elle était fille et tante de roi et prêta l'autorité de sa parole respectée et de sa vie sainte aux passions politiques de ses sœurs et à leurs récriminations contre la jeune nièce, des mains de laquelle pourtant elle avait reçu l'habit.
Quant aux frères et aux sœurs du Dauphin: le comte de Provence, esprit fin et cultivé, mais caractère douteux; le comte d'Artois, brillant étourdi, qui ne songeait qu'au plaisir; Mesdames Clotilde et Elisabeth, encore entre les mains de leur gouvernante, la comtesse de Marsan, tous trop jeunes pour avoir un passé, presque incertains s'ils auraient un avenir, ils ne comptaient guère à la Cour, et nous ne les retrouverons que plus tard.
Mais ce Dauphin lui-même, dont Marie-Antoinette devait partager à tout jamais la destinée, qui était-il? Quel était son caractère? Qu'en avait fait l'éducation? Qu'en fallait-il augurer, à cette heure solennelle où, du premier contact de deux cœurs qui se rapprochent et s'unissent par le plus indissoluble des liens, peut dépendre l'avenir de toute une vie?
Louis-Auguste, duc de Berry, troisième fils du Dauphin, fils de Louis XV et de Marie-Josèphe de Saxe, était né le 23 août 1754. Sa naissance, arrivée subitement à Versailles, tandis que la Cour était à Choisy, n'avait pas été entourée de l'appareil solennel ordinaire aux Enfants de France, et le courrier chargé d'aller en porter la nouvelle au Roi était tombé de cheval et s'était tué. Les «imaginations ombrageuses» avaient été frappées de cette triste coïncidence, et le bruit s'était répandu dans le peuple que «le nouveau prince ne naissait pas pour le bonheur [165]».
La santé du duc de Berry était délicate. Sa gouvernante, la comtesse de Marsan, née Rohan-Soubise, le conduisit à la campagne, à Bellevue. Là, le grand air, l'exercice, des soins intelligents ne tardèrent pas à triompher de cette faiblesse native. Sous leur fortifiante influence, le tempérament du jeune prince acquit une vigueur qui ne devait plus se démentir, et lorsque, au mois de septembre 1760, il fut remis entre les mains des hommes, la Dauphine pouvait célébrer sa bonne mine, dans la même lettre où, hélas! elle était réduite à constater le dépérissement croissant de son fils aîné, le duc de Bourgogne [166]. Six mois après, en effet, le 22 mars 1761, le duc de Bourgogne mourait, et le duc de Berry devenait l'héritier présomptif du trône.
Le gouverneur des Enfants de France était le duc de la Vauguyon, vaillant soldat, mais esprit vaniteux et étroit [167], qui, n'ayant pas su comprendre que le Dauphin une fois marié était hors de page, voulut imposer sa surveillance à l'intimité des jeunes époux et qui, déjoué dans ses calculs par la fermeté de Marie-Antoinette, chercha méchamment à désunir ceux qu'il n'avait pu dominer. Le sous-gouverneur était le marquis de Sinéty; le précepteur, Mgr de Coétlosquet, évêque de Limoges; le sous-précepteur, celui dont la mission peut-être était la plus importante, puisqu'il était en contact journalier avec l'élève, celui dont l'influence fut la plus durable, puisque, plus de vingt ans après, Necker l'accusait de gouverner la France [168], était l'abbé de Radonvilliers, «esprit fin et délié,» disait de lui le chargé d'affaires de Prusse [169]. Mais le Dauphin et la Dauphine s'étaient réservé la haute main sur l'éducation de leurs enfants. Malheureusement, cette direction éclairée ne subsista pas longtemps. Le Dauphin fut emporté le 20 décembre 1765; la Dauphine le suivit dans la tombe le 13 mars 1767. Le duc de la Vauguyon resta seul chargé d'élever l'héritier de la Couronne.
L'instruction du jeune prince fut sérieuse et solide: son père avait tenu à ce qu'il n'apprît pas en se jouant, comme le recommandaient alors certains philosophes, mais par un travail opiniâtre et soutenu. Même après la mort du Dauphin, ces principes sévères furent observés. Grâce à eux, la mémoire du duc de Berry se meubla promptement de connaissances utiles et variées. Il possédait à fond la littérature latine, au point de pouvoir discuter, dans une heure tristement solennelle, sur le mérite respectif de Tite-Live et de Tacite [170], savait l'italien, parlait l'allemand suffisamment, l'anglais avec assez de perfection pour en traduire divers ouvrages. Par une singulière préférence, où l'on pourrait voir comme un pressentiment, sa première traduction fut celle de l'Histoire de Charles Ier, par Hume.
Là aussi se révélait ce goût de l'histoire, qui fut une des préférences de son esprit et qui n'eut d'égal que son goût pour la géographie. En cette dernière science il était maître. Dessiner des cartes, tracer une mappemonde, construire une sphère terrestre était pour lui un plaisir, et l'on sait que plus tard ce fut lui qui rédigea de sa main les instructions destinées à l'illustre et malheureux La Pérouse, quand il partit pour ce grand voyage autour du monde, dont il ne devait pas revenir.
Les soins de l'éducation marchaient de pair avec ceux de l'étude. Mais là, la direction n'était plus aussi heureuse, ni les résultats aussi satisfaisants. Si les précepteurs du jeune prince lui avaient inspiré une piété vraie et profonde, un attachement inébranlable à la religion catholique, une pureté de mœurs qui résista aux séductions d'une Cour corrompue, ils n'avaient pas su joindre à ces vertus, qui conviennent à tous, les vertus plus spécialement propres à un souverain: ils ne lui avaient pas appris qu'un monarque ne doit pas seulement tenir la main de justice, qu'il doit porter aussi le bâton de commandement, et au besoin savoir tirer l'épée; ils en avaient fait un saint, ils n'en avaient point fait un roi.
Nature vigoureuse, mais un peu molle et engourdie, caractère irrésolu, concentré en lui-même, le duc de Berry avait beaucoup de qualités sérieuses, mais malheureusement peu de qualités aimables ou fortes. Son honnêteté naturelle, son admirable droiture, son goût réfléchi pour la justice, son amour ardent du peuple manquaient de la fermeté qui impose, du charme extérieur et de l'esprit d'à-propos qui attirent. Quoiqu'il eût dans toute sa personne cet air de dignité que n'abdiquent jamais les Bourbons et que révèlent ses portraits, quoique dans les circonstances solennelles et aux jours de représentation on fût frappé de la majesté de son regard [171], néanmoins, dans l'habitude de la vie, sa démarche était lourde, sa taille épaisse, sa parole rude. Sa bonté dégénérait trop souvent en faiblesse; sa franchise, en brusquerie; ses railleries, en «coups de boutoir». Il aurait eu besoin du contact du monde pour donner au fond solide qu'il tenait de Dieu, la forme qui lui manquait, ce vernis de bonne grâce et d'affabilité si nécessaire à un prince destiné à vivre au milieu de la société la plus brillante et sur le plus beau trône du monde, pour acquérir en même temps cette connaissance des hommes et des choses, sans laquelle un roi ne peut conduire ni lui-même, ni son royaume.
Au lieu de cela, on l'enferma dans l'isolement le plus absolu. Son père et sa mère, légitimement froissés des scandales de la Cour, s'étaient fait comme une loi de vivre à part et d'y élever leurs enfants. Après leur mort, cette tradition fut trop religieusement respectée. Elle développa chez le jeune prince une disposition excellente, quand elle est contenue dans certaines limites, mais qui, poussée à l'excès, devint un défaut. Elle le rendit timide, embarrassé, défiant de lui-même, «sauvage,» comme disait Louis XV [172]. «Son caractère, a dit un historien, contracta insensiblement l'habitude de cette modestie exagérée qui lui fit tant de fois sacrifier ses propres lumières aux avis les plus médiocres [173].» Entouré de frères dont les qualités, moins réelles peut-être, étaient plus brillantes, le duc de Berry, devenu Dauphin, voyait les courtisans s'éloigner de lui et les hommages s'adresser au comte de Provence et au comte d'Artois. Il en concevait un trouble qui le rendait plus irrésolu encore. Son cœur, meurtri de ces marques de dédain, ou tout au moins d'indifférence, ne pouvait se défendre en secret d'une certaine amertume, et un jour qu'un harangueur de province le complimentait sur ses qualités précoces: «Vous vous trompez, Monsieur, répondit-il, ce n'est pas moi qui ai de l'esprit, c'est mon frère de Provence [174].»
Délaissé par les courtisans, négligé par le Roi, le Dauphin se concentrait dans des études solitaires et des travaux manuels. Son robuste tempérament avait besoin d'exercices physiques: il fit monter un tour et organiser des ateliers de menuiserie et de serrurerie. C'est à des occupations de ce genre qu'il consacrait les heures que n'absorbaient point les lectures et la chasse. La chasse et la forge, c'étaient pour lui deux passe-temps favoris, on pourrait presque dire deux passions. Il en avait une troisième qui dépassait tout: la passion de faire le bien; par malheur, il n'en avait pas la science. Sa vie, isolée et réfléchie, avait bien pu lui faire prendre en horreur les abus qu'il apercevait dans le gouvernement et lui inspirer l'ardent désir de les corriger [175]; elle n'avait pu lui donner ni cette expérience du monde, sans laquelle on marche à l'aventure, ni cette énergie de décision, sans laquelle on va aux abîmes.
Avec ces habitudes de retraite, cette nature froide et repliée sur elle-même, cette réserve peu expansive, le Dauphin ne pouvait être pour la jeune femme qui lui était confiée ni un directeur bien éclairé ni un époux bien empressé: «Ce n'est pas un homme comme un autre,» disait de lui son grand-père [176]. Quelques jours seulement après son mariage, le 23 mai, entrant le matin dans la chambre de la Dauphine: «Avez-vous bien dormi?» lui disait-il.—«Oui,» répondait Marie-Antoinette [177]. Et c'est à ce court échange de brèves paroles que se bornait, en pleine lune de miel, l'entretien des deux époux.
La pauvre Dauphine, dont le cœur tendre et ardent ne demandait qu'à être payé de retour, était toute chagrinée de cette froideur qu'elle ne s'expliquait pas. Son mari avait bien déclaré à ses tantes qu'il la trouvait très aimable et qu'il en était bien content [178]; elle eût voulu qu'il renfermât moins cette satisfaction en lui-même; elle se sentait triste et dépaysée à cette Cour, où elle ne rencontrait ni affection expansive comme la sienne, ni appui pour ses premiers pas. Elle s'efforçait vainement de secouer cette mélancolie qui envahissait tout son être; son esprit, un moment distrait, ne tardait pas à retourner à ses affligeantes pensées et à retomber dans ses rêveries: «J'en ai le cœur navré,» écrivait Vermond [179].