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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

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Commencements du règne de Louis XVI.—Difficultés de la situation.—Espérances du public.—Popularité des nouveaux souverains.—Maurepas appelé au ministère.—Chute des anciens ministres.—Retour de Choiseul.—Attitude politique de la Reine.—Sa répugnance pour les affaires.—Marie-Thérèse, Mercy et Vermond l'engagent à s'en occuper.—Marie-Antoinette résiste à ces conseils.—Soupers de la Cour.—L'étiquette.—La Reine s'en affranchit.—Inconvénients qui résultent de cet abandon.—Inoculation du Roi.

On raconte qu'au moment où la comtesse de Noailles, pénétrant la première dans l'appartement du Dauphin et de la Dauphine, les salua Roi et Reine de France, Louis XVI et Marie-Antoinette tombèrent à genoux en versant des larmes et en s'écriant: «Mon Dieu, gardez-nous! protégez-nous! Nous régnons trop jeunes [516]

C'était le cri du cœur et le cri de la raison.

La situation en effet était critique. Un roi de vingt ans, qui avait toujours été systématiquement éloigné des affaires [517]; une reine de dix-neuf, qui n'en avait pas le goût; une Cour divisée; des finances ruinées [518]; à l'extérieur, nul prestige; à l'intérieur, des difficultés inextricables, aggravées chaque jour par l'insouciance de Louis XV, et, avec cela, une opinion publique d'autant plus exigeante que les réformes étaient plus nécessaires et les espérances plus impatientes; ah! Marie-Thérèse n'avait que trop raison de dire: «Je suis en peine et vraiment en peine... le fardeau est grand [519]

Dans le public, on était tout à la joie et à l'épanouissement. On attendait beaucoup de ce jeune prince qu'on savait sérieux, appliqué, bienfaisant, sous son enveloppe timide; on attendait plus encore de cette jeune princesse, qu'on avait vue si belle et si bonne. Les premiers actes des nouveaux souverains ne faisaient qu'accroître cette confiance et exalter cet enthousiasme. Le Roi faisait remise de son droit de joyeux avènement; la Reine renonçait à son droit de ceinture, et elle accompagnait cette renonciation d'un mot charmant: «On ne porte plus de ceinture,» disait-elle [520]. On traçait sur la statue de Henri IV: Resurrexit. A toutes les vitrines, on plaçait le portrait du jeune monarque entre ceux de Henri IV et de Louis XII, avec ces mots: XII et IV font XVI. Voltaire écrivait à Frédéric II: «Nous avons un jeune Roi qui, à la vérité, ne fait pas de vers, mais qui fait d'excellente prose [521].» Et Gresset, complimentant la Reine, au nom de l'Académie, célébrait «les enchantements universels, les acclamations attendrissantes, qui précédaient, accompagnaient et suivaient tous ses pas [522]

Avec cette exquise délicatesse de cœur, qui était un de ses charmes, une des premières visites de Marie-Antoinette avait été pour Mme Louise, si cruellement frappée par la mort de son père et la maladie de ses sœurs [523]. «La Reine, en embrassant la carmélite, raconte un témoin oculaire, la tint longtemps dans ses bras, sans pouvoir lui parler autrement que par ses larmes. Elles étaient si abondantes qu'elles firent couler les nôtres et celles de tous ceux qui en furent les témoins; notre auguste Mère [524], dont le cœur était navré, ne pouvait qu'à peine prononcer quelques mots entrecoupés. Sa nièce s'en aperçut et fit pour ainsi dire tous les frais de l'entretien. Elle sut avec adresse lui parler des sentiments de tendresse que son neveu avait pour elle, sans jamais lui donner le titre de Roi, attention que notre auguste Mère remarqua avec consolation. «Ma tante, lui dit Marie-Antoinette, dans tout ce que vous demandez, adressez-vous à moi. Je le lui dirai, je le prierai, je l'engagerai; je le connais, il vous aime et fera tout pour vous plaire. Quand vous aurez assez de courage pour le recevoir, mandez-le-moi; je vous l'amènerai [525]

Ce qu'elle était pour sa tante, elle l'était pour tous. «Les revenants de Choisy disent merveille du Roi et de la Reine,» écrivait un chroniqueur [526]. A la Muette, où la Cour se transportait après un premier séjour à Choisy, la Reine accueillait tout le monde avec sa bonne grâce accoutumée: bien des gens, qui avaient à se reprocher des torts vis-à-vis d'elle, sous le règne précédent, ne l'abordaient qu'avec crainte; elle ne leur manifestait ni humeur ni ressentiment: la Reine ne vengeait pas les injures de la Dauphine [527]. De la Muette, elle allait souvent se promener au bois de Boulogne. Un jour, apercevant un vieillard qui travaillait, elle s'approcha de lui et l'interrogea avec bonté. Mme de Noailles ayant voulu lui faire quelques observations sur les inconvénients d'une pareille familiarité, la Reine lui tourna brusquement le dos, et le Roi, auquel la dame d'honneur, disait-on, avait porté plainte, se contenta de répondre sèchement: «Qu'on laisse la Reine faire ce qu'il lui plaît, et qu'elle parle à qui elle veut [528].» Lui-même avait voulu qu'on ouvrît les portes du bois de Boulogne, habituellement fermées, et il s'y promenait à pied comme sa femme, au milieu d'un concours immense de peuple, qui ne se lassait pas de voir et de bénir celui qu'on nommait Louis le Désiré [529]. On racontait qu'il observait en tout la plus stricte économie, qu'il allait réformer le département des Menus plaisirs, et, ce qui devait coûter davantage à ses goûts, deux équipages de chasse: ceux de daim et de sanglier; qu'il avait donné au lieutenant de police, Sartines, l'ordre de payer les mois de nourrice en retard [530]; qu'il ne souhaitait qu'une chose: être informé du mal qu'on disait de lui pour s'en corriger [531]; enfin qu'il avait fait dresser la liste des plus honnêtes gens de son royaume et qu'il l'avait toujours sous les yeux pour les choix qu'il avait à faire. «Il se barricade d'honnêtes gens,» écrivait énergiquement l'ambassadeur de Suède [532]. Et le prince lui-même disait au duc de Noailles, qui voulait se retirer, alléguant son âge: «Ne me quittez pas; j'ai besoin d'être entouré d'honnêtes gens, qui m'avertissent de mon devoir [533]

De premières et importantes satisfactions étaient données à la conscience publique. Dès le lendemain de la mort de Louis XV, la favorite avait été exilée au couvent des Bernardines de Pont-aux-Dames, près de Mâcon. Son beau-frère, le comte Jean du Barry, le principal auteur de toutes les intrigues, avait été décrété de prise de corps et n'avait évité Vincennes qu'en se réfugiant précipitamment en Angleterre [534]. La froideur marquée publiquement par la Reine au duc d'Aiguillon faisait présager sa chute prochaine [535], et l'on répétait avec joie un mot attribué à la jeune souveraine. Quelqu'un ayant dit devant elle: «Voici l'heure où le Roi doit entrer au Conseil avec ses ministres.»—«Avec ceux du feu Roi,» avait-elle repris vivement [536].

«Tout est en extase, tout est fou de vous autres, écrivait l'Impératrice à Marie-Antoinette; on se promet le plus grand bonheur. Vous faites revivre une nation qui était aux abois et que son affection pour ses princes soutenait seule [537]

Mais avec son fidèle ambassadeur elle était moins confiante: son coup d'œil politique ne lui permettait pas de s'illusionner sur les périls du moment: «La situation du Roi, des ministres et de l'État même n'a rien qui me calme, disait-elle; et, avec ce pressentiment mystérieux qui parfois illumine un cœur de mère, elle ajoutait sur l'avenir de sa fille cette phrase caractéristique que les événements ne devaient que trop justifier: «Je compte ses beaux jours finis [538]

Les intrigues et les manœuvres, en effet, qui avaient entouré jusqu'à la dernière heure la couche funèbre de Louis XV, se retrouvaient non moins ardentes et non moins opiniâtres, au pied du jeune trône de Louis XVI. Tandis que le cadavre gangrené du vieux Roi était porté, la nuit, sans pompe et sans suite à Saint-Denys, au milieu des malédictions et des insultes de la foule [539], à Versailles on se disputait le pouvoir et les places avec acharnement. «Les brigues sont abominables à cette nouvelle Cour, écrivait l'abbé Baudeau, et il faudrait être pis qu'un archange pour s'en démêler [540]

Qui allait prendre l'influence? Qui serait premier ministre? Tel était le terrain sur lequel s'engageait la lutte des partis. Mesdames qui, malgré les règles de la prudence, avaient suivi la famille royale à Choisy, Mesdames, dont Mercy redoutait l'ascendant sur leur faible neveu, venaient, il est vrai, d'être séparées de la Cour par la petite vérole qu'elles avaient gagnée au chevet de leur père; mais, avant d'être atteinte par la maladie, Mme Adélaïde avait eu le temps de lancer un dernier trait qui devait frapper le règne entier d'une blessure mortelle: à Choiseul, que désirait la Reine, à Machault, auquel on avait songé d'abord [541], à Sartines, que le Roi avait mandé dès la première heure [542], elle avait fait préférer un oncle du duc d'Aiguillon, le comte de Maurepas. Et, par une habileté fatale, usant des restes d'une influence qui allait disparaître, mais à laquelle son dévouement pendant la maladie de Louis XV avait donné comme un suprême regain, c'est par Marie-Antoinette, ignorante et trop confiante, qu'elle avait fait proposer ce choix à Louis XVI [543]. Appelé dans le cabinet du jeune monarque comme simple conseiller, Maurepas en sortit premier ministre, sinon en titre, du moins en fait.

Né en 1701, secrétaire d'État à 24 ans, puis disgracié en 1749 pour avoir offensé Mme de Pompadour, Maurepas avait, depuis cette époque, vécu loin du gouvernement. Il en reprenait la suite au bout de vingt-cinq ans, sans se douter beaucoup ou sans s'inquiéter des difficultés qui s'étaient amassées depuis sa chute. Spirituel et perspicace, mais insouciant et frivole, plus habitué aux chansons qu'aux choses sérieuses, si peu sérieux lui-même qu'il fallait, pour réussir avec lui en affaires, prendre «un ton de gaîté [544]», homme d'expédients plutôt qu'homme de principes, moins habile à résoudre les difficultés qu'à les esquiver, il n'avait qu'un souci: assurer son repos et celui du Roi, en évitant tout ce qui aurait pu effaroucher la bonne volonté timide du jeune prince. On assure que Louis XVI l'avait appelé simplement pour le consulter; sa naïve confiance fut surprise par la rouerie du vieux courtisan, qui s'insinua d'abord et ne tarda pas à s'imposer. «Votre Majesté me fait donc premier ministre?» avait dit Maurepas.—«Non, avait répliqué le Roi, ce n'est pas du tout mon intention.»—«J'entends, avait repris le vieillard, Votre Majesté veut que je lui apprenne à s'en passer [545].» Et il était entré au Conseil.

L'opinion était impatiente; avec l'ardeur trop souvent irréfléchie qui caractérise notre nation, il lui eût fallu, dans les vingt-quatre heures, le renvoi des puissants de la veille, le rappel des exilés, l'accomplissement des reformes. «Je suis inquiète de cet enthousiasme français, écrivait avec un grand sens Marie-Antoinette à sa mère... Il sera impossible de contenter tout le monde dans un pays où la vivacité voudrait que tout fût fait en un moment [546].» Si les gens sages et politiques pensaient qu'il était bon de conserver encore quelque temps les ministres du feu Roi pour terminer les affaires commencées, et de bien réfléchir avant d'opérer les changements nécessaires [547], le public, surexcité par les pamphlets et les chansons, ne voulait rien entendre à ces délais et à ces ménagements. Il ne parlait que de pendre le contrôleur général, et le refrain populaire envoyait le chancelier Maupeou

Sur la roue
Sur la roue
Sur la route de Chatou [548].

Quinze jours seulement après l'avènement de Louis XVI, un chroniqueur, traduisant ces impatiences fébriles de la capitale, écrivait que «les grandes espérances commençaient à se refroidir singulièrement [549]». Le 2 juin, cependant, le duc d'Aiguillon donnait sa démission de secrétaire d'État aux affaires étrangères [550]; mais, grâce à son oncle Maurepas, il trouvait moyen de se faire allouer une gratification de cinq cent mille francs qui excitait de graves murmures. Par un acte de clémence qui était une dérogation aux traditions ministérielles, d'Aiguillon, disgracié, n'était point exilé; il restait à la Cour, et, tournant contre les souverains l'indulgence dont il avait été l'objet, devenait l'un des ennemis les plus acharnés, l'un des calomniateurs les plus habiles de Marie-Antoinette [551].

C'était la Reine qui, malgré Mercy [552], avait voulu le renvoi du duc d'Aiguillon; mais là s'était borné son crédit: elle n'avait pu le faire remplacer par Choiseul. Tout au plus avait-elle obtenu la fin de l'exil de l'ancien adversaire de Mme du Barry. Encore avait-elle dû user de tous ses moyens pour y arriver. Le Roi ne paraissait pas beaucoup plus disposé à rappeler Choiseul à la Cour qu'à le rappeler au ministère. Sans croire aux bruits absurdes d'empoisonnement qu'on avait fait jadis courir, il ne pouvait pardonner à l'ancien ministre les longs et violents démêlés qu'il avait eus avec le Dauphin, son père. Peut-être aussi, comme on l'a justement remarqué, le jeune prince timide, croyant et chaste, avait-il de l'éloignement pour l'esprit brillant, mais prompt et aventureux, et pour les mœurs légères de l'expulseur des Jésuites [553]. Mais la Reine insista, exigea même, alléguant qu'il était humiliant pour elle de ne pouvoir obtenir la grâce de l'homme qui avait négocié son mariage [554]. «Si vous invoquez une telle raison, répondit Louis XVI, je n'ai rien à vous refuser.» Choiseul reçut la permission de quitter la Touraine et de revenir à Paris.

Il y arriva le 12 juin, au soir, et, dès le 13, se rendit à la Muette, où se trouvait la famille royale. Mais si l'ancien ministre se flattait de reprendre le pouvoir, sa déception fut prompte. Le Roi parut embarrassé de le revoir. «Vous avez bien engraissé, Monsieur de Choiseul, lui dit-il; vous perdez vos cheveux...; vous devenez chauve.» La Reine eut beau multiplier les sourires et les paroles aimables pour effacer l'impression produite par un pareil accueil [555]. Malgré sa bienveillance, malgré l'empressement des princes du sang et des ambassadeurs, malgré les acclamations du peuple, le coup était porté: le mardi 14, à 8 heures du matin, Choiseul retournait à Chanteloup..., pour faire ses foins [556].

Au surplus ce rappel avait été pour Marie-Antoinette une question de sentiment, ce n'était point une question politique. Elle voulait Choiseul ministre par reconnaissance, malgré sa mère qui ne se souciait pas de voir un homme aussi actif et aussi vigilant à la tête des affaires étrangères [557]. Choiseul écarté, elle s'inquiétait peu quel serait le successeur du duc d'Aiguillon [558]. Elle éprouvait toujours une extrême répugnance à se mêler d'affaires. «Elle en est, disait quelqu'un qui la connaissait bien, éloignée par principe et par goût [559].» Était-ce chez elle paresse d'esprit, vivacité de caractère, antipathie pour les choses sérieuses? Avait-elle comme un instinct secret du danger qu'il y a toujours pour une femme, jeune encore, étrangère d'origine et mal préparée par son éducation à une pareille mission, dans une Cour divisée comme celle de Versailles, chez un peuple frondeur et ombrageux comme le peuple français, à se mêler de politique? Se disait-elle qu'à moins de circonstances exceptionnelles ou d'un de ces rares génies comme l'avait sa mère, mais comme il n'en est donné qu'à bien peu de personnes, le rôle d'une Reine consiste plutôt à tenir la Cour qu'à diriger les affaires et qu'après tout ce rôle est encore assez beau et assez délicat?

Mais les circonstances n'étaient-elles pas exceptionnelles? Une abstention absolue serait-elle possible? Était-elle désirable? Parmi les conseillers de la Reine, les avis étaient partagés.

Si Joseph II, dont le jugement était souvent très sûr dans les affaires des autres, écrivait non sans inquiétude à Léopold: «Je souhaite que tout tourne à bien et que surtout notre sœur ne se mêle pas des intrigues de Cour. Je lui ai écrit en conséquence. [560]» il ajoutait aussitôt: «Dieu veuille que cela serve et fructifie! Mais vous observez très bien que de tenir fermement le propos de ne se mêler de rien ne sera pas facile et exigera une constance et une exactitude dans toutes ses démarches, dont une jeune personne comme elle n'est presque pas susceptible. Je lui en ai bien prêché la nécessité, et peut-être que je suis seul à le lui dire. Je ne garantis pas que des personnes, que nous respectons, dans leurs lettres écrivent de même [561]

Joseph II ne se trompait pas: Marie-Thérèse, qui avait eu d'abord le sentiment des dangers qui entouraient la jeune Reine et qui avait écrit à Mercy: «Je n'écris à ma fille qu'en général, en lui conseillant toujours de vous écouter, de suivre vos conseils et de se garder à se mêler des affaires; qu'elle soit la confidente et amie du Roi, mais ne paraisse point vouloir gouverner avec lui; qu'elle évite qu'à force d'applaudissements on n'excite l'envie et la jalousie contre elle. Sa situation est bien délicate, et à dix-neuf ans! Mon espoir n'est qu'en vous [562]»; Marie-Thérèse, le jour même où elle adressait à l'ambassadeur ces réflexions si sages, parlait à sa fille d'un tout autre ton: elle lui traçait un plan de conduite politique, y joignant les plus vives instances sur la nécessité de resserrer l'alliance austro-française, et cela dans les termes les plus propres à émouvoir le cœur et à saisir l'imagination de la jeune souveraine.

«Nos intérêts, non seulement de cœur, mais de nos États, sont liés si intimement que, pour les bien faire, il faut les faire avec une intimité comme feu le Roi a bien voulu y mettre la première base et la continuer, nonobstant les divers changements arrivés, toujours de même.»

«De mes chers enfants, j'attends bien autant; une diminution me donnerait la mort. Il ne faut à nos deux monarchies que du repos pour ranger nos affaires. Si nous agissons bien étroitement liés ensemble, personne ne troublera nos travaux et l'Europe jouira du bonheur de la tranquillité. Non seulement nos peuples seront heureux, mais même tous les autres qui ne cherchent qu'à troubler par leurs intérêts particuliers. Les premiers vingt ans de mon règne en font preuve et depuis notre heureuse alliance, qui est cimentée par tant de liens les plus tendres, ce repos commence à s'établir, qui est à souhaiter pour de longues années. Mercy pourra vous informer de tout ce qui peut avoir connexion aux affaires générales; je ne lui laisserai rien ignorer [563]

N'était-ce pas avouer clairement que de Vienne on comptait indiquer la direction sur tous les points importants, et que l'Impératrice se proposait de faire de sa fille son premier agent à Versailles? Qui en eût douté, lorsque, deux jours après, Marie-Thérèse faisait remettre à Marie-Antoinette un mémoire du prince de Kaunitz, qui devait lui servir de guide pour inspirer son mari dans les diverses questions politiques du jour [564]? L'Impératrice ignorait-elle donc quelles préventions soulevait encore en France l'alliance contractée par Choiseul, et ne se souvenait-elle déjà plus qu'après la mort de Louis XV son fidèle ambassadeur avait dû s'abstenir quelque temps de paraître à la Cour, par crainte «des propos très déplacés et encore plus dangereux sur les vues du cabinet de Vienne de vouloir gouverner celui de Versailles [565]»?

Quant à Mercy, sans se dissimuler les écueils qu'allait rencontrer son auguste pupille, sans se placer peut-être, comme Marie-Thérèse, sur le terrain un peu exclusif de la politique autrichienne, il avait toujours pensé que la Reine devait avoir l'œil ouvert sur les affaires de France [566]. Plus il observait le caractère faible, timide, hésitant, du Dauphin devenu Roi, plus il demeurait convaincu que ce caractère avait besoin d'être dirigé, qu'il n'avait point assez d'initiative pour se décider seul et qu'il subirait nécessairement une influence; à tout prendre, et s'il en devait être ainsi, mieux valait que cette influence fût celle de sa femme que celle de ses tantes ou de tout autre. «Si, dans ce premier temps, le Roi se laisse gouverner, écrivait l'ambassadeur dès le 17 mai, et que le public s'aperçoive que Mesdames jouissent de cet avantage, le crédit de la Reine en recevrait un choc mortel. Je l'ai suppliée d'être très circonspecte à se mêler d'affaires, mais il ne faut pas qu'elle souffre que personne de sa famille s'ingère en pareille matière.»

«Le Roi, auquel je suppose réellement des qualités solides, n'en a que bien peu d'aimables. Son extérieur est rude; les affaires pourraient même lui donner des moments d'humeur. Il faut que la Reine apprenne à les supporter; son bonheur en dépend. Elle est aimée par son époux; avec de la modération, de la complaisance et des caresses, elle acquerra un pouvoir absolu sur le Roi; mais il faut qu'elle le gouverne sans paraître vouloir le gouverner [567]

Un mois après il écrivait encore:

«Tout dépend que cette princesse,—la Reine,—veuille bien surmonter un peu sa répugnance pour tout objet sérieux; qu'elle daigne écouter avec attention et méditer un peu sur ce qu'on lui expose en ce genre. Son esprit et son discernement naturel la feront toujours agir avec justesse, soit relativement aux choses ou aux circonstances.»

«Mais il faut qu'elle s'occupe de cette grande vérité: 1o que le Roi est d'un caractère un peu faible; 2o que par conséquent quelqu'un s'emparera de lui; 3o que, dans tous les cas, il faut que la Reine ne perde jamais un instant de vue tous les moyens quelconques qui lui assureront un ascendant entier et exclusif sur l'esprit de son époux [568]

Le second conseiller intime de Marie-Antoinette, Vermond, ne pensait pas, sur ce point délicat, autrement que Mercy:

«Je désire, plus que je n'espère, que la Reine entende et s'occupe assez d'affaires pour entretenir et augmenter la confiance de son auguste époux. Depuis qu'il est monté sur le trône, il s'en occupe réellement beaucoup; il est impossible qu'il ait grande confiance dans la Reine sans lui en parler, et il ne continuera pas, à moins qu'elle s'accoutume à les comprendre et à en raisonner. La Reine me faisait elle-même une observation précieuse; elle sent qu'elle serait malheureuse, si jamais il arrivait brouillerie entre les deux Cours. «Comment l'empêcherais-je, me disait-elle, si je ne dois jamais me mêler d'affaires?»

«Je sais bien qu'elle ne doit jamais entrer dans les intrigues des particuliers; mais je crois qu'il est bon qu'elle en connaisse les principaux ressorts. Je sais encore qu'il serait fort dangereux pour elle de vouloir influer journellement sur le détail; mais pour l'amener à ce point, il faudrait la changer des pieds à la tête, et qui en viendrait à bout [569]

Ainsi tout poussait Marie-Antoinette, malgré son instinctive répulsion, à s'occuper d'affaires; tout, depuis le caractère de son mari, qui demandait à être gouverné, jusqu'à sa mère, qui l'insinuait, en ayant l'air de prêcher le contraire, jusqu'à ses conseillers de chaque jour, Mercy et Vermond, qui, eux du moins, le disaient franchement. Malgré cet avis et ces instances, malgré même le mot qu'elle avait dit à Vermond, la répugnance était la plus forte. Elle redoutait les embarras qui pouvaient «résulter des circonstances présentes et à venir [570]», et, pour les éviter, elle était résolue, au début du moins, à se tenir à l'écart. Son mari, qui subissait sans le vouloir, sans s'en apercevoir peut-être, l'ascendant de cette nature charmante, de ce caractère plus ferme que le sien, lui parlait volontiers d'affaires, la consultait même; elle l'entendait avec complaisance et avec attention [571]; mais c'était tout. Lorsque Maupeou et Terray tombèrent sous le coup de l'animadversion publique, le Roi ne voulut rien décider sur le choix de leurs successeurs, sans avoir prévenu sa femme. Il vint la trouver dans son cabinet et lui confia toutes les raisons qui existaient pour et contre le chancelier et le contrôleur général. La Reine écouta tout, mais ne se permit aucune remarque. Elle eût pu faire des ministres, comme sa mère le souhaitait [572]; elle ne le voulut pas [573].

Un objet, qui n'était pas moins important pour elle et qui rentrait mieux dans son rôle, appelait à ce moment son attention.

L'étiquette de la Cour ne permettait pas à la Reine et aux princesses du sang de manger avec des hommes. Lorsque le couple royal dînait en public, il était servi par des femmes [574]. De même, lorsque le Roi allait à la chasse, il y avait, au retour, des soupers de chasseurs, dont la Reine était exclue. Des réunions de ce genre n'avaient pas peu contribué, disait-on, à plonger et à retenir Louis XV dans les désordres de ses dernières années. Seraient-elles sans inconvénient pour un prince, vertueux assurément, mais jeune et faible, et la pureté de ses mœurs résisterait-elle à la liberté de langage et d'action que semblaient autoriser ces assemblées nocturnes? Il y avait là un danger, et Marie-Antoinette résolut d'y parer en réalisant un projet qu'elle caressait depuis plus d'un an [575], en substituant aux soupers de chasseurs des soupers de société, qu'elle présiderait elle-même et auxquels elle inviterait la famille royale et les principaux personnages de la Cour. Mercy l'y encourageait [576], et toutes les personnes raisonnables voyaient là le moyen le plus sûr d'éloigner le Roi des mauvaises compagnies [577]. Mais il fallait prévoir les objections. Mesdames, attachées, par esprit de routine et de jalousie, aux vieilles traditions, et très puissantes encore sur l'esprit de leur neveu, ne traverseraient-elles point un projet qui serait, à leurs yeux, un grave manquement à l'étiquette et une preuve nouvelle du crédit de leur nièce? Aux premières ouvertures que lui fit sa femme, le Roi ne répondit que par des paroles vagues, alléguant la nécessité de consulter Mme Victoire, pour ne pas dire Mme Adélaïde. Surprise et mécontente de ces faux-fuyants, Marie-Antoinette insista, eut avec son mari une explication fort vive et finalement y mit une telle énergie et une telle force de raisonnement qu'elle l'emporta. Séance tenante, le premier souper fut fixé au samedi suivant, 22 octobre. Mesdames étaient absentes; lorsqu'elles revinrent, l'institution était établie, et les vieilles princesses n'eurent d'autre ressource que de demander à assister à ces réunions, qu'elles avaient d'abord blâmées [578].

L'innovation fut favorablement accueillie: le public applaudit; il comprit, comme le dit un chroniqueur, que «ce n'était point pour le plaisir de souper en grande compagnie», mais «par une prudence politique bien entendue [579]» que la Reine l'avait provoquée. A la Cour, le succès ne fut pas moins grand. On fut bientôt obligé, au lieu d'un souper par semaine, d'en avoir deux: le mardi et le jeudi. Le Roi nommait les hommes, la Reine les femmes invitées. Chacun briguait l'honneur d'y être admis et en sortait ravi. La Reine traitait tous les convives avec son affabilité ordinaire, et chaque jour les conversations de Paris relevaient d'elle quelque trait de bonté ou de bonne grâce. Le Roi lui-même prenait plaisir à ces réunions, et sa brusque nature y devenait plus aimable. Attentif sans galanterie avec les femmes, bienveillant sans familiarité avec les hommes, il étonnait la Cour par sa tournure sociable et polie, par son aisance inaccoutumée. Et, comme toujours, c'était à la Reine qu'on attribuait cet heureux développement des qualités de son mari [580].

La jeune princesse jouissait de ce triomphe, et qui sait si elle ne vit pas, dans le succès de cette première innovation, un encouragement à en poursuivre d'autres et à s'affranchir des exigences odieuses de l'étiquette? L'étiquette, c'était son ennemie intime: elle la rencontrait partout devant elle, à chaque heure du jour, gênant sa marche, comprimant son essor, entravant ses plaisirs, s'imposant à ses amitiés. Un tableau rapide de la journée de Marie-Antoinette à cette époque montrera bien quels étaient les ennuis insupportables de cette réglementation à outrance, qui ne laissait la liberté à aucun mouvement.

La Reine se réveillait habituellement vers huit heures. Une femme de garde-robe entrait alors, apportant une corbeille qui contenait deux ou trois chemises, des mouchoirs, des frottoirs: c'est ce qu'on nommait le prêt du matin. La première femme de chambre présentait un livre sur lequel étaient attachés des échantillons de robes, grand habit, robe déshabillée, etc.; il y avait ordinairement, pour chaque saison, douze grands habits, douze petites robes de fantaisie, douze robes riches sur paniers. La Reine marquait avec une épingle les vêtements qu'elle choisissait pour la journée: un grand habit, une robe déshabillée pour l'après-midi, une robe parée pour le jeu et le souper. On emportait aussitôt le livre d'échantillons et l'on rapportait dans de grands taffetas les vêtements choisis.

La Reine se baignait presque tous les jours; on roulait un sabot dans sa chambre, et les baigneuses étaient introduites avec tous les accessoires du bain. La Reine s'enveloppait d'une longue chemise de flanelle anglaise, boutonnée jusqu'au bas, et lorsqu'elle sortait du bain, on tenait un drap très élevé devant elle pour la soustraire entièrement à la vue de ses femmes. Puis elle se remettait au lit, vêtue d'un manteau de taffetas blanc et prenait un livre ou un ouvrage de tapisserie. A neuf heures, elle déjeunait: les jours de bain, dans son bain même, sur un plateau posé sur le couvercle de la baignoire; les autres jours, dans son lit, ou quelquefois debout, sur une petite table, placée en face de son canapé. On admettait alors les petites entrées. Le déjeuner était très simple, un peu de café ou de chocolat.

A midi, avait lieu la toilette de représentation. C'était l'heure des grandes entrées. Des pliants étaient avancés en cercle pour la surintendante, les dames d'honneur et d'atours, la gouvernante des Enfants de France; les princes du sang, les capitaines des gardes, toutes les grandes charges ayant les entrées venaient faire leur cour; les dames du palais ne venaient qu'après la toilette. La Reine saluait de la tête ou en s'inclinant légèrement, si c'était un prince du sang; elle s'appuyait sur la toilette pour indiquer le mouvement de se lever. Les frères du Roi venaient ordinairement pendant qu'on la coiffait.

La toilette, habituellement très ornée et très riche, était tirée au milieu de la chambre. C'est là que se faisait la toilette de corps. La dame d'honneur passait la chemise et versait l'eau pour le lavement des mains; la dame d'atours passait le jupon de la robe ou du grand habit, posait le fichu et nouait le collier. C'est à ce moment que, le premier de chaque mois, M. Randon de la Tour remettait à la Reine, dans une bourse de peau blanche, doublée de taffetas et brodée d'argent, les fonds destinés à ses aumônes et à son jeu [581]. Plus tard, Marie-Antoinette abolit ce cérémonial; lorsque la coiffure était terminée, elle saluait les dames qui étaient dans sa chambre, et, suivie de ses seules femmes, rentrait pour s'habiller dans son cabinet, où elle trouvait sa marchande de modes, Mlle Bertin, l'arbitre suprême de la parure et du goût à cette époque [582].

La toilette achevée, la Reine, accompagnée de la surintendante, des dames d'honneur et d'atours, des dames du palais, du chevalier d'honneur, du premier écuyer, de son clergé, des princesses de la famille royale, sortait par le salon de la Paix [583] et traversait la galerie pour se rendre à la messe. Elle l'entendait avec le Roi, dans la tribune en face du maître-autel, sauf les jours de grande chapelle, où elle y assistait en bas, sur des tapis de velours frangés d'or.

Après la messe venait le dîner. Le maître d'hôtel entrait dans la chambre de la Reine, lui annonçait qu'elle était servie, et lui remettait le menu.

Tous les dimanches, le dîner se faisait en public dans le cabinet des Nobles. Les dames titrées, ayant les honneurs, s'asseyaient sur des pliants, aux deux côtés de la table; les dames non titrées, restaient debout. La Reine dînait seule avec le Roi; derrière le fauteuil du Roi étaient le capitaine des gardes et le premier gentilhomme de la Chambre; derrière le fauteuil de la Reine se tenaient son chevalier d'honneur, son premier écuyer, son maître d'hôtel, qui, sans quitter sa place, surveillait le service. Le prince le plus près de la couronne présentait à laver les mains au Roi, au moment où il allait se mettre à table; une princesse rendait les mêmes devoirs à la Reine.

Marie-Antoinette mangeait fort peu, de la viande blanche seulement, et ne buvait jamais de vin. Au souper, elle se contentait d'un peu de bouillon, d'une aile de volaille et d'un verre d'eau, dans lequel elle trempait de petits biscuits. A la sortie du dîner, elle rentrait seule dans ses appartements avec ses femmes, ôtait son panier et son bas de robe et se préparait aux représentations du soir.

Chaque détail de la vie, même le plus intime, chaque détail de la toilette, même la forme d'un nœud de rubans, était ainsi réglé: chaque serviteur avait sa place marquée, son office désigné à l'avance. Si la Reine, par exemple, demandait un verre d'eau, le garçon de la chambre présentait à la première femme une soucoupe de vermeil, sur laquelle étaient posés un gobelet couvert et une petite carafe, mais la dame d'honneur survenant, c'était elle qui devait prendre la soucoupe, et si Madame ou la comtesse d'Artois entrait à ce moment, la soucoupe passait encore des mains de la dame d'honneur dans celles de la princesse avant d'arriver à la Reine. Rien n'était remis directement à la souveraine: son mouchoir, ses gants étaient placés sur un long plateau d'or ou de vermeil appelé gantière. C'était la première femme qui présentait ainsi à la Reine tout ce dont elle avait besoin, à moins que ce ne fût la dame d'atours, la dame d'honneur, ou une princesse, et toujours en suivant la gradation observée pour le verre d'eau.

Une anecdote, racontée par Mme Campan, donnera, mieux que tous les détails, une idée de cette insupportable tyrannie de l'étiquette:

«Un jour d'hiver, il arriva que la Reine, déjà toute déshabillée, était au moment de passer sa chemise; je la tenais toute dépliée; la dame d'honneur entre, se hâte d'ôter ses gants et prend la chemise. On gratte à la porte; on ouvre, c'est Mme la duchesse d'Orléans; ses gants sont ôtés; elle s'avance pour prendre la chemise; mais la dame d'honneur ne doit pas la lui présenter; elle me la rend; je la donne à la princesse. On gratte de nouveau, c'est Madame, comtesse de Provence; la duchesse d'Orléans lui présente la chemise. La Reine tenait ses bras croisés sur sa poitrine et paraissait avoir froid. Madame voit son attitude pénible, se contente de jeter son mouchoir, garde ses gants et, en passant la chemise, décoiffe la Reine, qui se met à rire pour déguiser son impatience, mais après avoir dit plusieurs fois entre ses dents: «C'est odieux, quelle importunité! [584]»

C'est là un exemple entre mille; mais il n'y avait pas un acte de la vie des princes qui ne fût soumis à cette règle inflexible. Elle les poursuivait jusque dans leur intérieur le plus secret, jusque dans leurs plaisirs, jusque dans leurs souffrances, jusque dans leurs infirmités [585]. La vanité et l'intérêt humain, qui trouvent leur compte partout, s'accommodaient de ces usages qui transformaient en honorables et souvent fructueuses prérogatives les fonctions domestiques, même les moins relevées, et les plus grands seigneurs savaient faire servir à leur fortune le droit reconnu «de donner un verre d'eau, de passer une chemise, de retirer un bassin [586]».—«Je n'en finirais pas, dit le comte d'Hésecques, si je rapportais toutes les petites choses qu'il fallait savoir, non pour être un courtisan parfait, mais pour ne pas faire de gaucheries [587].» La dame d'honneur de la Reine, la comtesse de Noailles, élevée dans le respect et la science de l'étiquette, en exagérait encore les minuties. Pour elle, un sourire, en dehors de la règle, était un crime; une barbe de bonnet, mal placée, la faisait presque tomber en syncope. Il semblait qu'elle fût comme la personnification de l'étiquette, et dans un jour de bonne, ou peut-être de mauvaise humeur, sa royale maîtresse lui en avait donné le nom à la grande joie de la jeune Cour et du public, au grand scandale de quelques vénérables douairières, intraitables sur les antiques traditions.

Mais comment la Reine, avec sa nature vive et indépendante, se fût-elle soumise à ces entraves perpétuelles, dont elle n'avait pas connu les ennuis dans son enfance? Sa mère ne l'avait-elle pas plus d'une fois engagée à s'en affranchir? Et son mari n'encourageait-il pas une simplicité de manières vers laquelle lui-même était entraîné par ses goûts? Tout la poussait donc à secouer le joug de l'étiquette; elle le fit, et peut-être le fit-elle trop. Débarrassée de certaines puérilités qui n'en étaient que l'exagération ridicule, avec un peuple indiscret et frondeur comme le peuple français, l'étiquette avait sa raison d'être; l'espèce de mystère dont elle entourait les souverains semblait les grandir et leur conservait un prestige nécessaire, plus nécessaire encore, a remarqué un contemporain, à l'époque même où l'on y renonça [588]. L'infortuné Louis XVI l'a reconnu plus tard, à une heure douloureusement solennelle, quelques jours avant de monter à l'échafaud, dans un de ces entretiens avec ses défenseurs, où il aimait à faire un retour vers un passé plus heureux.

«Vivre dans la société de la favorite, a-t-il dit, était indigne de la Dauphine. Forcée d'embrasser une sorte de retraite, elle adopta un genre de vie exempt d'étiquette et de contrainte: elle en porta l'habitude sur le trône. Ces manières, nouvelles à la Cour, se rapprochaient trop de mon goût naturel pour que je voulusse les contrarier. J'ignorais alors de quel danger il est pour les souverains de se laisser voir de trop près. La familiarité éloigne le respect, dont il est nécessaire que ceux qui gouvernent soient environnés. D'abord, le public applaudissait à l'abandon des anciens usages; ensuite il en a fait un crime [589]

Déjà, quelques premiers murmures, précurseurs de tant d'autres, s'étaient fait entendre, quand le Roi et ses frères avaient été inoculés. C'était le prince lui-même qui l'avait voulu [590], mais c'était une innovation: le public en attribuait la pensée à la Reine et lui en savait mauvais gré [591]. L'inoculation, répandue déjà dans les pays du Nord, mais peu connue alors en France, n'inspirait pas confiance: on trouvait la famille royale bien imprudente de se prêter tout entière à une expérience dont le temps n'avait point encore consacré sans conteste l'efficacité. On remarquait que la saison chaude n'était guère favorable; on rappelait que la petite vérole avait toujours été funeste aux Bourbons.

Marie-Thérèse elle-même se faisait près de sa fille l'écho de ces plaintes et de ces appréhensions [592]. Heureusement rien ne vint justifier l'inquiétude populaire. Inoculé le samedi 18 juin, le Roi ne changea rien à son genre de vie: l'éruption se fit dans les meilleures conditions [593]; au bout de deux jours, la fièvre passait et, dès le 1er juillet, Louis XVI pouvait écrire gaiement à sa belle-mère:

«Je vous assure aussi avec ma femme, ma chère maman, que je suis très bien rétabli de mon inoculation et que j'ai très peu souffert. Je vous demanderais la permission de vous embrasser, si mon visage était plus propre [594]».


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